Discours

La vraie question est-elle : comment enseigner ou qu'est-ce qu'apprendre ?

Discours prononcé lors du Colloque national des professeurs de philosophie dans les écoles normales, à l’École normale d'Auteuil, 20-22 mai 1981. 

Texte publié dans : 

-Colloque national des professeurs de philosophie dans les écoles normales, Paris, CNDP, 1982

-Revue Humanisme, 2020/3, n°328 et 2020/4 n° 329

Texte adopté : les actes du colloque

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Au seuil de nos travaux je n’exprime qu’un vœu. Alors que tant d’énergies, dans nos sociétés si peu clairvoyantes, s’abandonnent au vertige de l’organisation, de la complication, ce qui a pour effet de réduire l’éducation à une sorte de système dont le fonctionnement tend à devenir de plus en plus étranger à sa fin, puissions-nous, au contraire, être attentifs à l’enseignement lui-même et à la classe où le maître a la charge d’instruire ses élèves selon le vrai pour qu’ils soient en mesure d’exercer leur liberté d’homme !

C’est pour tenter d’illustrer ce vœu que, sans préjuger de vos recherches et de vos débats, je me risque à vous proposer, le plus brièvement que je pourrai, trois ou quatre remarques très générales sur l’objet et la raison de notre rencontre, je veux dire l’essence éminemment philosophique de tout enseignement.

La première de ces remarques est que nul terme n’est de nos jours plus suspect que celui d’éducation. Ce titre, on le sait, sert parfois à couvrir des entreprises qui n’ont pas pour fin de faire des hommes libres. Si éduquer, en effet, c’est seulement conformer, moins à un modèle, il est vrai, qu’à une situation — ce que sous-entend l’injonction souvent faite à l’école de s’adapter au monde comme il va —, alors l’éducation ne consiste qu’en procédures d’imprégnation et elle vise à communiquer un ensemble de gestes, à monter des habitudes, à produire les comportements pouvant le mieux contribuer à la conservation d’un état de choses. Bref, sans l’instruction, l’éducation n’est rien d’autre que dressage ; elle désigne une technique de la servitude et non pas l’école de la liberté.

L’instruction seule est la garantie de l’éducation vraie. Loin de prétendre commander directement les volontés et d’inspirer irrésistiblement les actions, l’instruction se propose seulement, mais essentiellement, de permettre à l’élève de se munir de capacités liées à la faculté de comprendre, et dont il fera ensuite à ses propres fins un libre usage. Pour mieux la déconsidérer, on s’applique à la confondre avec une accumulation passive d’informations. Et c’est bien le sens dérisoire que retiennent des expressions telles que « la transmission » ou « le contrôle des connaissances », où s’efface le vrai sens d’instruire qui veut dire bâtir, assembler, ranger, mettre en ordre. Avec ce mot, on peut dire en latin : dresser des tables (instruere mensas), monter sa maison (instruere domum), ranger l’armée en ordre de bataille (instruere exercitum). En terme de droit, instruire c’est mettre une cause en état d’être jugée. L’instruction primaire a toujours en principe pour objet de mettre l’enfant en état de lire, d’écrire, de compter, pour que, par ces capacités mêmes, il soit en mesure de conduire sa vie d’homme et de remplir ses devoirs, comme d’exercer ses droits, de citoyen. L’instruction est toute l’assise de l’éducation républicaine. Si donc cette idée était périmée, ce ne serait pas seulement une conception de l’enseignement qui aurait vécu.

Mais il faut aussi dire résolument que le projet d’instruire serait dénué de sens s’il ne supposait la juste appréciation d’un savoir édifié à hauteur d’homme et accessible à tout homme acceptant de suivre une méthode avec un peu d’attention. Car s’il n’était pas possible de commencer par des connaissances élémentaires, parfaites dans leur ordre et pouvant servir à en acquérir d’autres, le savoir échapperait au jugement, ne disposerait plus de règle sûre, se déroberait enfin à l’enseignement. Descartes note qu’« un enfant instruit en l’arithmétique, ayant fait une addition suivant ses règles, se peut assurer d’avoir trouvé, touchant la somme qu’il examinait, tout ce que l’esprit humain saurait trouver ». Ce qui invite à écarter le préjugé sinon nouveau, du moins aujourd’hui singulièrement tenace, selon lequel le dernier cri de la science jette le discrédit sur toute la science enseignée et, en conséquence, doit entraîner le bouleversement des études. Une instruction publique n’est possible que s’il existe un savoir élémentaire et incontestable sur lequel un esprit simplement attentif peut faire fond.

À cet égard il peut être utile de comparer la méthode du savoir en général et l’écriture alphabétique qui rend possible en peu de temps un bon apprentissage de la lecture et de l’écriture. En effet, comme on sait lire et écrire sans avoir tout lu, on peut s’approprier dans divers domaines quelques connaissances parfaites, sans qu’il soit nécessaire de tout connaître. L’écriture alphabétique est elle-même une méthode universelle de lecture aisément transmissible et dont l’emploi n’a pas de limite, si bien que qui sait lire et écrire non seulement est déjà instruit, mais encore dispose de ce fait de quoi s’instruire. S’il faut, au contraire, déchiffrer un signe différent pour chaque chose ou pour chaque idée, l’apprentissage est pratiquement infini ; non seulement peu d’hommes parviennent à savoir lire, mais chacun d’eux sait plus ou moins lire, et surtout la lecture ne relève pas d’un apprentissage consistant à s’incorporer des règles, mais elle est plutôt comparable à une initiation toujours inachevée et faite de révélations successives. Au contraire, grâce à l’alphabet, l’écriture devient chose profane et virtuellement démocratique. Il est donc essentiel que l’apprentissage de la lecture suive la méthode d’une écriture qui répond de sa seule nature au projet d’instruire.

Or ce qui s’est passé pour l’apprentissage de la lecture offre déjà l’exemple de l’impatience pédagogique qui porte à délaisser l’idée d’instruction. Tout enseignement inclinant à commencer par des données globales et complexes revient à prétendre qu’on peut apprendre à lire sans apprendre les lettres et les règles de formation des mots. Et certes il peut sembler qu’on y parvienne d’une certaine manière, mais ce genre de réussite est sans remède. Car cette pédagogie hiéroglyphique ou idéographique, pour éviter les mots de la mode, qui tend à prévaloir sous le signe magique de l’ouverture au monde, favorise de redoutables habiletés et de petits talents, mais laisse sans secours le plus grand nombre des esprits qui ont besoin de comprendre et de suivre une règle pour aller plus loin. Au lieu de constituer une ouverture, cette pédagogie enferme l’élève dans le cercle sans fin des situations, des informations et des images. Le faux concret de l’imagerie et de la rumeur environnante est le plus sûr obstacle au savoir, parce qu’il incite à mépriser l’élémentaire et le simple, à se détourner de ce qui instruit vraiment et qui demande toujours un peu d’attention. On ne peut guère attendre de qui, même parmi les plus habiles, n’a pas commencé par le commencement.

S’instruire, c’est d’abord ne rien recevoir et ne rien faire qui ne dérive d’une règle par laquelle l’esprit ait fait sa tâche proprement sienne. C’est construire partiellement, avec toute la lenteur qui convient même aux plus habiles, la mémoire de la raison. C’est se munir intérieurement des règles permettant de retrouver soi-même les premières connaissances et, de là, d’en acquérir d’autres, même parmi les plus difficiles, tant que l’attention ne se lasse pas. Car l’attention est requise, non seulement pour retenir la règle et pour l’appliquer, mais plus encore pour penser, en tel ou tel cas, à l’appliquer. C’est ainsi que les exercices, comme leur répétition variée et appropriée, qui constituent l’un des principaux ressorts de l’enseignement, sont avant tout des exercices du jugement.

C’est dire que l’enfant doit apprendre très tôt, et sur les choses les plus simples, qu’il est personnellement responsable de la vérité et qu’il existe un ordre de vérité où nul ne peut lui en conter. En serions-nous donc venus au point où les jeux d’ombre que Platon situait dans une obscure caverne pourraient bien faire croire que, selon une fiction célèbre, d’inlassables chercheurs, de préférence américains, ont fini par découvrir dans les recoins du monde un nombre entier compris entre onze et douze ? Très croyable nouvelle, en effet, car dans l’ordre des choses ainsi révélées (information ici, c’est révélation) rien n’est impossible ni absurde. L’autonomie de l’élève, ce n’est donc pas la possibilité qui lui serait offerte de se procurer en abondance des documents et des images ; c’est plutôt de s’exercer dans la pratique d’une méthode qui lui donne le pouvoir de mettre à l’épreuve ses propres pensées et de ne pas croire n’importe quoi.

Il faut déjà être très instruit, en effet, pour choisir et interpréter des documents, trier des informations, remonter à leur source, déterminer leur valeur. Le bon usage des documents n’est pas l’origine du savoir, il en est le résultat. Bien plus, le savoir n’est pas une somme d’informations, un capital de données recueillies au hasard des rencontres ou dues à la générosité dispensatrice de ceux qui savent. Une information ne contribue à la connaissance que pour un esprit capable de mettre en œuvre la méthode permettant de l’établir et de la comprendre. Car apprendre quelque chose à quelqu’un est une formule qui ne met pas en jeu le sens vrai du verbe apprendre, signifiant seulement ici informer, renseigner, apporter une nouvelle. Pour que la nouvelle soit comprise, encore faut-il que celui qui l’apprend se réfère à ce qu’il sait déjà et peut trouver en lui-même, comme les notions de temps (s’il s’agit d’une date, par exemple), ou d’espace, ou de cause, etc. L’information par elle-même n’instruit pas, mais elle peut être utile à celui qui, par ailleurs, est déjà instruit. Apprendre quelque chose à quelqu’un ne constitue pas, mais suppose un apprendre fondamental qui fait toute la différence entre la machine informatique et l’esprit humain.

Enfin tenir une chose de la parole d’autrui ou d’une image tout faite, c’est la savoir sans l’avoir apprise ; et quand il s’agit de la connaissance rationnelle, qui suppose toujours le labeur de la pensée, ce genre de savoir corrompt, comme fait par exemple le faux savoir de l’enfant ou de l’adulte persuadé que la terre tourne autour du soleil, sans avoir jamais regardé le ciel qui pendant tant de siècles avait paru dire aux plus grands esprits tout le contraire. Le faux savoir venu du dehors affaiblit l’esprit plus que ne le fait l’ignorance même. Le monde autour, dont on fait si grand cas de nos jours, est la source permanente des préjugés, tel le racisme qui est appris, porté par l’air du temps. Or l’école c’est d’abord le refus de la rumeur et du spectacle qui, loin d’être des ouvertures, sont pour l’esprit des bornes. C’est pourquoi Descartes nous avertit qu’il vaut mieux ne jamais chercher la vérité sur aucune chose plutôt que de le faire sans méthode et met tant de soin à distinguer ce que chacun peut comprendre par sa seule raison, par la lumière naturelle, de ce que, au contraire, nous devons au hasard des choses ou au témoignage d’autrui.

Mais — c’est ma seconde remarque — l’idée de l’homme qui lui commande de s’instruire et, autant qu’il peut, d’instruire ses semblables, n’a aucune chance d’être seulement entrevue tant qu’on persiste à prendre l’activité technique pour le modèle unique de l’homme seulement défini comme producteur, utilisateur d’outil, outil d’outil. Aristote nous enseigne que la vie est action, non pas production, car celle-ci n’a pas sa fin en elle-même, mais hors d’elle-même. On ne tisse pas pour tisser, mais pour pouvoir couper des vêtements, et l’on ne fabrique pas des vêtements pour le plaisir, mais pour se vêtir. De plus, l’activité fabricatrice, esclave de la nécessité, n’incline pas naturellement à se penser elle-même. Car pour comprendre, il faut suspendre l’effort, mettre en doute, ne pas se contenter de réussir. Même rapportée aux tâches vitales, l’instruction suppose le désir de comprendre et l’exigence spéculative à laquelle se reconnaît l’homme libre. L’école n’existe que par une telle exigence et pour un tel désir. C’est une idée de Descartes que la connaissance de la géométrie permettrait aux artisans de s’instruire sur leurs métiers, comme la pratique des métiers pourrait donner à la géométrie l’occasion de servir à quelque chose.

Ici paraît, au sujet des rapports de l’instruction et du travail, la difficulté majeure que Simone Weil a tenté d’élucider, à savoir que l’enchaînement des mouvements et des travaux réels n’étant pas le même que l’enchaînement des pensées, ils sont souvent l’un sans l’autre ; d’où l’on voit que le travail le plus méthodique peut s’accomplir absolument sans pensée. Il y a de la méthode dans les opérations de production, mais, par un paradoxe qui menace la condition même du travail, plus ces opérations procèdent d’une méthode et moins il est nécessaire, ou même possible, d’appliquer la pensée à l’exécution. À la limite se tient la machine, mieux la machine automatique qui n’est rien d’autre qu’une méthode parfaite sans pensée aucune. Il importe de distinguer l’invention de la machine, sa conception, sa fabrication, son fonctionnement et aussi son emploi. Rarement le même homme conçoit et exécute ; et, même dans ce cas, il fait l’un et l’autre à des moments différents. Cette condition du travail pour la plupart, dans son rapport avec le savoir détenu par quelques-uns, est incomparablement plus importante que le seul statut juridique de la propriété, car elle détermine encore plus sûrement que celui-ci la détention effective des moyens de production. Il suffit, pour s’en convaincre, de songer au sort de ces ignorants spécialisés qui, pour survivre au progrès des techniques, sont condamnés, comme de simples produits, au recyclage, c’est-à-dire à un dressage périodique. Un spécialiste c’est, à la lettre, quelqu’un qui ne sait rien. Si donc la science venait à se confondre avec un savoir ésotérique et source réelle du pouvoir, elle finirait par établir une implacable tyrannie. À moins que, grâce à l’école, la science ne soit autre chose, en premier lieu le droit et le pouvoir conférés à tout homme de juger depuis son propre poste. Cette vigilance seule donne la force de ne pas se laisser intimider ou éblouir par un appareil technique dont les performances tendent, comme c’est aujourd’hui le cas de l’informatique, à détourner d’une réflexion sur les principes les plus simples. Il est donc essentiel de distinguer entre, d’un côté, la pensée qui demande seulement un certain exercice de l’attention et, de l’autre, l’habileté dans l’emploi des mécanismes, c’est-à-dire surtout des codes mis en œuvre, qui relève d’un dressage plus ou moins long, au terme duquel la pensée n’est pas plus prête à surgir qu’après le fonctionnement prolongé d’une machine. L’école seule peut donc sauver la science et la rendre à son idée première. Elle seule a le loisir de nous apprendre que l’ordre vrai est celui des pensées et qu’il est sot de consacrer son ignorance par l’admiration des effets.

Il nous est aisé d’imaginer une organisation de la production assez perfectionnée pour réduire à peu de chose le travail humain. Mais il y a loin du loisir de l’homme libre selon les Grecs, tourné vers l’action et la spéculation, à l’oisiveté résultant simplement de l’absence d’occupation. C’est pourquoi, quel que soit l’avenir de l’industrie et du système économique, il faut instruire le travail par respect pour le travailleur, et instruire plus librement encore le futur travailleur par respect pour le citoyen et pour l’homme. Ce projet d’instruction publique suppose que la liberté vraie soit rigoureusement distinguée de la puissance et qu’elle se définisse, non pas comme l’alliance de la puissance et du désir, mais comme l’accord de la pensée et de l’action. Cette vue qui n’est pas neuve annonce peut-être la seule révolution qui soit véritable. Mais elle ne paraît qu’à deux conditions. La première est de cesser d’entourer la science de mystère — disons même la plus haute science — et de la présenter comme inaccessible, comme la propriété intransmissible des seuls spécialistes. La croyance non critique en la complexité croissante et la technicité quasi initiatique du savoir encourage une vulgarisation dérisoire, conduit à confondre science et puissance, détourne finalement d’instruire. La seconde condition est de s’arracher à la fascination de l’économie et du productivisme pour former une autre idée de l’homme. Il faut réapprendre ce qu’Aristote savait déjà : fabriquer, échanger, s’enrichir relèvent de techniques qui ne définissent ni le citoyen ni l’homme au sens plein. Concluons que le divorce est absolu entre une politique qui se fait la servante de l’économie et un projet d’instruction publique ayant pour fin la liberté des hommes.

Ma troisième remarque est suscitée par la constatation suivante : l’invasion de la pédagogie par les modèles technologiques ou économiques conduit à attribuer les difficultés de l’enseignement aux seules procédures de transmission, comme s’il n’était qu’un fait de communication et d’échange. Mais si l’enseignement était tel, comment pourrait-il arriver que celui qui est censé partager ou donner devienne plus riche qu’auparavant ? C’est sans doute que dans l’ordre de la pensée il n’y a ni partage ni transport. On ne peut, en effet, s’approprier les pensées comme des choses ; les pensées sont toujours nos pensées et, avant d’être nôtres, elles n’étaient aucunement des pensées pour nous. Il est ainsi tout à fait vain de se demander comment, selon l’expression familière, faire passer ce qu’on sait, car d’un esprit à l’autre, en toute rigueur, rien ne peut passer. Faire provision de connaissances emmagasinées en nous comme des choses étrangères, ce n’est pas apprendre. Du moins un tel apprentissage n’intéresse-t-il qu’une mémoire sans âme, qu’on appelle encore mémoire, sans doute par dérision, comme celle d’un ordinateur. L’essentiel est de tenir ferme l’idée qu’il n’existe pas de connaissance constituée pouvant se conserver comme physiquement et par inertie hors d’un esprit, et que celui-ci n’aurait plus qu’à recevoir. Laissant à la rhétorique la part qui certes lui revient, concluons que le difficile est moins d’enseigner que d’apprendre soi-même. On montre qu’on est incompétent en matière d’enseignement quand on fait dépendre son succès de techniques ayant pour objet d’accroître l’efficacité de la communication. De telles techniques, en effet, ne concernent en aucune façon l’acte même d’apprendre.

Apprendre, dans le sens vrai, c’est apprendre soi-même et apprendre de soi, ce qui n’est rien d’autre que penser. Apprendre à penser à autrui dénote alors une intention illusoire ; c’est du moins une formule trompeuse. Car peut-on seulement apprendre à penser soi-même ? Non certes si l’on veut dire qu’on peut passer, par un acte de production, d’un moment où l’on ne pense pas encore à un moment où l’on pense enfin. Et en effet la pensée ne peut prendre appui que sur elle-même, ce qui veut dire qu’en un sens elle ne commence jamais. S’adresser à autrui, en particulier à un élève, c’est supposer qu’il pense déjà. S’interroger soi-même, c’est solliciter de soi des ressources qu’on ne doute pas de posséder. Et si la question vient d’autrui, elle ne rencontre d’écho que si, à mon tour, je me pose effectivement la question pour la faire mienne. C’est pourquoi le seul art pédagogique, et ce n’est pas rien, est de savoir donner l’exemple d’une pensée en acte qui s’interroge, afin que l’élève se sente incité à s’interroger à son tour. La pensée n’a qu’à paraître pour faire aussitôt penser. Mais y a-t-il en toute rigueur, pour la pensée, un art de paraître pouvant s’ajouter à son être pour la rendre sensible à qui d’abord ne pense pas ? Non, car la pensée ne parle qu’à la pensée. Si donc, en vérité, il est peu concevable d’apprendre à penser, comme on apprend quelque chose qu’on ne sait pas faire, du moins peut-on apprendre à reconnaître en soi-même, sans production aucune, le moment vrai de la pensée, ce qui n’est possible que si, en un sens on pense déjà.

Faut-il donc nier que l’art d’enseigner s’ajoute à la faculté d’apprendre ? Du moins enseigner est-il facile dés qu’on sait vraiment apprendre et qu’on a résolu la difficulté, la seule véritable, qui est d’apprendre soi-même. La faute originelle en pédagogie est de croire que l’échec d’un enseignement est seulement celui de la communication, comme si le maître qui sait ne savait pas comment s’y prendre pour exprimer et communiquer ce qu’il sait. Il est, en effet, étrange de constater qu’en général on se plaint d’un maléfice qui empêcherait l’auditoire d’apprendre à son tour ce qu’on ne doute pas soi-même de savoir et de savoir bien. Ce qui nous paraît disqualifier l’inquiétude pédagogique, c’est qu’elle ne porte jamais sur la qualité et la ferme présence du savoir chez le maître. Répétons-le : il est moins difficile d’enseigner que d’apprendre et, pour commencer, de le vouloir. Aussi ne peut-il guère arriver qu’on enseigne mal, mais plutôt que pour soi-même on apprenne mal, car c’est en tant qu’il apprend, en tant qu’élève, que le maître devient ce qu’il est. Voilà pourquoi l’on a pu dire que, dans l’enseignement, c’est celui qui enseigne qui apprend le plus. C’est ce que précisément l’on oublie quand on tient l’art d’enseigner pour une capacité à part, relevant d’un don ou d’une acquisition entièrement distincte. Ce pouvoir n’est rien d’autre que la capacité d’apprendre, c’est-à-dire, comme Platon nous l’a enseigné sans aucune faute, de découvrir en soi-même, non sans de laborieuses recherches, ce que d’une certaine façon on sait déjà et que tout homme peut savoir.

C’est donc dans la nature et la qualité de la relation qu’il entretient d’abord avec lui-même que se joue l’audience du maître dans sa classe. Nul ne l’ignore, même pas celui qui, fuyant l’épreuve de vérité, multiplie les diversions. Quand, dans la pratique quotidienne, un maître croit faire dépendre son audience de la disposition des tables, des techniques de groupe, ou quand il gémit sur la misère des temps, il est à craindre que ce dont il est en principe le gardien, mathématiques, histoire, philosophie, ne compte plus guère pour lui. Mais si, avant ou après la classe, il s’interroge sur ce qu’il comprend d’un texte ou d’un problème jusqu’à solliciter, s’il le faut, l’aide d’autrui, alors il est certain que les élèves s’instruisent et connaissent, comme le maître, le bonheur d’apprendre. Mais ce n’est pas une inquiétude pédagogique, c’est une inquiétude intellectuelle qui permet au maître de s’apercevoir qu’il n’interprète pas bien un texte ou qu’il construit de travers une démonstration. Et cette inquiétude, loin de lui inspirer une tristesse impuissante, lui donne la force de reprendre l’initiative et de valoir mieux demain. On n’est plus capable d’enseigner quand on n’est plus capable d’apprendre. C’est vrai de l’instituteur qui apprend à compter aux enfants. S’il se contente de répéter, le travail de la pensée sur elle-même ne se fait plus ; et l’auditoire qui voit loin, si jeune soit-il, songe à autre chose. Le secret d’enseigner, c’est de savoir, de vouloir, d’aimer apprendre même ce qu’on sait.

Il peut être utile de remarquer pour finir que l’acte d’apprendre considéré en lui-même rend seul son intérêt à la relation du maître et de l’élève. Par exemple, si l’on suit une récente indication de M. Dumont, on découvre que la relation entre l’enseignant et l’enseigné, que la mode obscurcit par l’effacement des substantifs et la réduction de l’enseignement aux techniques de communication, prend de façon inattendue son sens philosophique dans la Physique d’Aristote. Car dans ce cas particulier du mouvement, qui est tout l’objet de cette physique, la relation grammaticale entre l’actif et le passif exprime une relation réelle entre l’agent et le patient au cours de la transmission d’une forme. L’analyse aristotélicienne occupe peu d’espace, quelques lignes seulement dans le livre III de la Physique, mais l’exemple de l’enseignement est si constamment présent dans l’ensemble de cette œuvre, ainsi que dans la Métaphysique, sans parler de la Politique, qu’il est manifestement un sujet que l’auteur a beaucoup médité. Essayons donc d’entrevoir comment, sur l’enseignement, la lecture d’Aristote peut nous instruire.

En premier lieu, et ce n’est pas peu si l’on veut placer l’enseignement à la hauteur qui convient, l’enseignement donné et l’enseignement reçu sont un seul et même savoir. Autrement dit, le savoir ne change ni de nature ni de valeur en entrant à l’école et, dans la compréhension du problème le plus simple, c’est la vérité mathématique tout entière qui éclaire l’esprit de l’élève. Mais l’identité ne porte que sur le savoir qui se transmet et participe ainsi au mouvement d’enseigner et d’apprendre. Quant au fait même d’enseigner et au fait de recevoir l’enseignement, ils sont aussi différents que la route de Thèbes à Athènes, qui certes demeure égale à elle-même, mais diffère du tout au tout selon qu’on la prend dans un sens ou dans l’autre. Aller d’ici là-bas n’est pas la même chose que revenir ici de là-bas. Comprenons que l’élève et le maître ne peuvent pas être intervertis et que celui-ci ne peut pas se mettre à l’école de celui-là, comme on le répète si souvent de nos jours. Car l’acte de ceci dans cela, c’est-à-dire enseigner, diffère de l’acte de ceci sous l’action de cela, c’est-à-dire apprendre. L’enseignement suppose donc l’existence d’un savoir et de quelqu’un qui sait, son savoir en puissance pouvant être actualisé, notamment par l’acte d’enseigner. Il y a toujours un premier moteur et ce moteur existe en acte : c’est ainsi que l’homme est actualisé par l’homme et le musicien par le musicien. Bref l’enseignement suppose des maîtres et c’est par eux qu’il faut commencer si l’on veut comprendre et fonder l’école.

Mais le difficile est, une fois de plus, de comprendre comment celui qui ne sait pas peut apprendre, quelle que soit l’excellence du maître. Car, répétons-le, le vrai n’est pas une chose qu’on transporte et qu’on peut verser ; le vrai, dit Aristote, c’est saisir et énoncer ce qu’on saisit. L’essentiel est de se convaincre qu’ignorance n’est pas cécité, car si l’élève était un réceptacle inerte, l’enseignement ne pourrait pas commencer. Enseigner ne consiste donc pas à imposer du dehors une forme à une matière, comme font l’architecte ou le sculpteur ; cet acte doit se concevoir, non pas sur le modèle de la fabrication, mais plutôt sur celui de la génération. Il ne s’agit ni de fabriquer ni de façonner, mais d’instruire ; or ce n’est possible que si l’élève est capable d’apprendre comme le grain peut germer sous l’action du soleil. Et l’on n’apprend pas d’autrui, mais par autrui, c’est-à-dire, d’une certaine façon, de soi ; sinon comment Aristote pourrait-il insister sur le fait qu’on apprend à jouer de la cithare en jouant de la cithare, sans se laisser émouvoir par l’argument sophistique selon lequel celui qui ne possède pas la science ferait quand même ce qui est l’objet de la science. Et en effet, toute génération supposant que quelque chose est déjà engendré, tout mouvement en général supposant que quelque chose déjà se meut, il faut bien que celui qui étudie possède déjà quelque élément de la science. Autrement dit, ajouté simplement à l’ignorance, le savoir ne pourrait que s’annuler ; il se dissiperait dans un abîme sans fond. Or nous savons très bien que l’enseignement peut faire fond sur l’élève et que c’est toute sa justification. Le savoir ne s’ajoute jamais. Et dans l’acte d’apprendre — car apprendre est aussi un acte et, comme tel, antérieur à la puissance — celui qui apprend change tout entier et son être est tout entier en mouvement. Enfin le mouvement vers le savoir, qui est le mouvement propre de l’homme, ne prouve qu’il est parvenu à sa fin (c’est, si l’on veut, la théorie aristotélicienne de l’évaluation) que par l’exercice ; sinon l’on se demanderait, comme pour l’Hermès du peintre Pauson, si la science est assimilée ou purement extérieure. « L’œuvre est la fin, et l’acte, c’est l’œuvre ». L’enseignement est ainsi l’art de conduire le mouvement d’apprendre vers sa fin.

Cette brève lecture d’Aristote, dont nous ne faisons presque que reproduire des fragments, nous montre un chemin pour une réflexion philosophique sur l’enseignement et sur l’école. Ce sont les questions sur lesquelles la philosophie manque le moins de ressources. Elle nous instruit sur la fin de l’éducation, sur le sens et le fondement des divers enseignements, mais aussi sur l’enfance. Platon, par exemple, nous rappelle que « de tous les animaux c’est l’enfant qui est le plus difficile à manier », que « par l’excellence même de cette source de raison qui est en lui, non encore disciplinée, c’est une bête rusée, astucieuse, la plus insolente de toutes ». Nous comprenons que la vérité de l’enfant n’est pas ce qu’il est, objet incertain d’une science incertaine, mais ce qu’il est capable de devenir, et que c’est la volonté d’enseigner qui détermine exactement ce que nous avons besoin de savoir à son sujet pour l’instruire, car l’enfant à connaître n’existe pas ailleurs qu’à l’école dont il tient son être, sa dignité et son espérance d’écolier.

Ainsi l’art d’enseigner s’enracine dans une conviction réfléchie qui porte d’une part sur la valeur du savoir, d’autre part sur le mouvement naturel de l’homme vers la vérité. La tâche d’apprendre soi-même et d’aider ses semblables à s’instruire est donc l’une des plus hautes. Elle doit être estimée au-delà de tout prix. L’école ne peut pas être comparée avec les autres exigences du monde et de la vie, car ce n’est pas hors de l’école, mais dans l’école, que, par-delà toutes les modes, se tiennent dès l’origine et le monde et la vie selon l’ordre du vrai. Une école qui aurait à s’ouvrir ne serait pas encore l’école ; ce qui veut dire qu’elle est par définition l’ouverture. Il n’y a qu’une seule façon de sortir du limité et du fini, c’est de se tourner vers l’universel, qui est précisément l’objet de l’instruction et de l’éducation véritable. C’est pourquoi la société doit être invitée à se référer à l’école, et non pas, comme on ne cesse de le prétendre, l’école à la société. Quel autre sens donner de cette ferme injonction que Platon lance peu avant d’évoquer l’âge difficile de l’enfance : « Dès que revient la lumière du jour, il faut que les enfants prennent le chemin de l’école ».



Libérer l'école


D’après le tapuscrit de Jacques Muglioni, ce texte a été prononcé le 24 mai 1991 à la Sorbonne. Il a également fait l’objet d’une communication le 11 avril 1992 au colloque de Lyon-Villeurbanne organisé par le Grand Orient de France, intitulé :
La République. Idéal et réalités. Cette présentation a été suivie d’une discussion dont nous ne transcrivons que les parties dans lesquelles Jacques Muglioni est intervenu.

Texte publié dans : 

  • La revue Humanisme, n°205-206, septembre 1992, L'heure républicaine, Livre blanc

  • Une publication inconnue qui fait suivre le texte de Jacques Muglioni d’une discussion, paginée 41 à 54.

Texte adopté : La revue Humanisme. Nous avons toutefois choisi de conserver l’organisation des paragraphes du tapuscrit, celui-ci semblant plus précis que les publications.


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Tout tient en deux mots : on prétend libérer l’école, tandis qu’on la réduit en servitude. L’école se disait libératrice : les progrès de l’instruction publique devaient permettre de changer la société. Maintenant c’est la société telle qu’elle est qui veut changer l’école, en faire l’un de ses rouages, la mettre à son service exclusif. Pédagogues et sociologues au pouvoir accomplissent cette besogne de nivellement. L’école n’est plus le lieu où l’on peut s’instruire, s’élever à la culture, apprendre à penser par soi-même, à distance du présent. Elle n’est plus, au moins dans l’intention des politiques, que la servante de l’économie, l’antichambre du travail salarié ou des affaires. Platon disait, je crois, que pour former un esclave il faut peu de temps. Pas besoin d’école : un stage suffit. Pour faire des hommes libres, c’est autre chose !

L’école est au banc des accusés. On lui reproche d’être un camp retranché, un univers carcéral ; en marge de toute réalité, elle ne prépare pas à la vie. Au lieu de s’enfermer dans une orgueilleuse indépendance, elle doit s’ouvrir, se mouler sur l’environnement, se tenir à la disposition des intérêts particuliers, régionaux, locaux. L’échec d’un nombre croissant d’élèves maintenus de force et contre leur intérêt dans la voie des études classiques est présenté comme l’échec de l’école elle-même. On en conclut que le changement quantitatif doit entraîner un changement qualitatif. Ce que tout le monde ne peut pas faire, qu’il soit interdit à quiconque de le faire ! Car nul n’est respectable s’il n’est déclaré bachelier : tel est l’axiome de ce qu’on appelle effrontément l’école démocratique. Ce discours de mépris passera, comme tant d’autres. Peut-être même, selon de récents échos, est-il sur le point de passer...

Mais en attendant quel sort est-il réservé aux maîtres, instituteurs, professeurs, auxquels naguère encore une relation essentielle au savoir et à la culture assurait l’indépendance, l’autorité, par suite la considération à la fois du pouvoir temporel et du public ?

Il faut poser la question en ces termes si l’on veut comprendre quelque chose à ce qui nous arrive. Il est certes indispensable de dénoncer la surcharge des effectifs, le délabrement des locaux, le désordre des établissements, l’insuffisance des traitements, la crise dramatique du recrutement et choses semblables. Mais cette dénonciation répétée risque de rester vaine si l’on ne remonte pas jusqu’à une cause générale. Car une telle abondance d’effets déplorables ne peut pas résulter de hasards malheureux, de simples maladresses politiques.

Osons le dire : l’école, telle que la plupart d’entre nous la concevaient et, pour cette raison même, avaient choisi de la servir, n’intéresse plus la société dans l’ensemble du monde occidental. L’économie de marché, la trilogie production – échange – consommation, déjà tant vantée par les économistes libéraux du XVIIIe siècle, tend à investir la société dans toute son étendue pour ne laisser place à aucune autre institution vraiment indépendante. Dans l’euphorie de la consommation devenue mesure de toute vie, le public n’a plus d’exigence proprement politique. Ainsi s’installe une sorte de totalitarisme économique, doux en apparence, bariolé, mais en réalité exclusif, intolérant à tout ce qui ne lui est pas entièrement dévoué. L’école où l’on s’instruit par méthode et démonstration, où on lit pour le plaisir les plus beaux poèmes, est désormais de trop. On n’a pas d’argent à dépenser pour des choses aussi futiles, pour tout dire aussi peu rentables !

Quand nous déplorons l’effet destructeur des réformes, il nous faut savoir que le mal vient de loin. Pardonnez-moi d’évoquer plus particulièrement la philosophie, mais toutes les grandes disciplines sont logées à la même enseigne. Simone Weil écrivait déjà en 1942 peu avant sa mort : « La mode aujourd’hui est de progresser, d’évoluer. C’est même quelque chose de plus contraignant qu’une mode. Si le grand public savait que la philosophie n’est pas susceptible de progrès, il souffrirait mal sans doute qu’elle ait part aux dépenses publiques. Il n’est pas dans l’esprit de notre époque d’inscrire au budget ce qui est éternel » .

Pour sauver l’école, il faudrait qu’il existât une instance assez indépendante du monde des affaires, une autorité qui ne serait pas seulement préoccupée de faire marcher la boutique, en un mot une volonté proprement politique, comme il a pu en exister parfois dans un passé qui s’éloigne. Car nous en savons quelque chose : il est moins possible que jamais de faire passer en haut lieu le message le plus simple.

Le supermarché mondial, c’est grisant. Tenir tête aux Japonais, c’est sublime. Mais pourquoi le marché devrait-il absorber toute institution, ne comporter aucune marge de liberté vraie ?

Il fut un temps où le monde des affaires tolérait la libre spéculation dans le meilleur sens du mot. Dans une lettre adressée d’Amsterdam, Descartes écrit : « ...en cette grande ville où je suis, n’y ayant personne, excepté moi, qui n’exerce la marchandise, chacun y est tellement attentif à son profit que j’y pourrais demeurer toute ma vie sans être jamais vu de personne... Le bruit même de leurs tracas n’interrompt pas plus mes rêveries, que ferait celui de quelque ruisseau » . 

Mais nous ne demandons pas autre chose !

Il est vrai que Descartes n’avait pas besoin, comme il dit si bien, de faire un métier de la science pour le soulagement de sa fortune. Mais enfin notre opulente modernité ne peut-elle donc tolérer un espace de liberté où il soit possible d’offrir instruction et culture sans l’obsession de la rentabilité ? Coûte-t-il vraiment trop cher de consacrer quelques heures à lire en classe Rimbaud ou Ronsard, de continuer à enseigner la démonstration ? Est-ce vraiment perdre son temps ? Car le temps, entendons le nombre d’heures de cours, c’est de l’argent ! Il est assurément plus économique d’appliquer sans réfléchir des formules toutes faites.

Mais surtout l’univers de l’information audio-visuelle permanente est allergique à l’école. Dès qu’on croit savoir, on ne veut pas apprendre. Ce qui n’est plus tolérable, c’est de commencer par le commencement, de mettre en plein jour l’élémentaire, de procéder par ordre, de justifier ce qu’on avance. Le bain médiatique fait paraître archaïque le moindre effort intellectuel. L’école n’est pas seulement déconsidérée ; elle n’est pas seulement en chute libre à la bourse des valeurs ; il existe jusque dans les milieux dirigeants une véritable haine de l’école pouvant seule expliquer l’acharnement avec lequel est mise en cause l’indépendance traditionnelle du corps enseignant.

On a entendu dire un jour au cabinet d’un ministre, rue de Grenelle, qu’un professeur qui consacre une heure de recherche dans une bibliothèque vole cette heure à ses élèves. Il n’est plus question de flâner dans une librairie, de continuer de s’instruire, de se cultiver dans la discipline qu’on enseigne.

Qu’on me pardonne cette redite : si le négociant, celui qui selon le latin n’a pas loisir, pose la question de la fable : « que faisiez-vous au temps chaud ? » Il est impossible de lui répondre « je chantais »  ; notre société affairiste tolère très bien le bruit, mais elle n’aime pas la musique !

Et puis le loisir au sens grec, Σχολή / scholè, d’où vient le mot école, n’est pas compatible par les grilles de gestion. On voudrait nous faire croire que, par son mode même de fonctionnement, notre société tend peu à peu à exclure de l’école tout ce qui se rapporte à la formation de l’esprit, à la culture désintéressée.

Entendons-nous bien : ce discours n’est pas celui des industriels qui, quant à eux, préfèrent en général des hommes instruits et cultivés. Il est le fait des sociologues et pédagogues conseillers du Prince.

Le savoir et la culture continueront certes de se transmettre au petit nombre par les voies confidentielles et familiales dont peuvent toujours bénéficier les privilégiés. C’est une forme de privatisation qui, n’ayant rien de spectaculaire, risque, au moins dans un premier temps, de ne pas susciter de contestation sérieuse. Faut-il alors nous en tenir à nos chères études en attendant que prennent fin les nuisances du discours pédagogique et que d’elle-même l’école renaisse de ses cendres ? Ou bien conduire en même temps avec vigilance la réflexion qui, dés aujourd’hui, peut nous conforter dans sa défense ?


Discussion

Bernard Frangin

Monsieur MUGLIONI nous a parlé du beau mot d’élève. Je voulais lui demander s’il n’y a pas eu aussi naguère un beau mot qui était le mot de maître d’école, parce que les maîtres d’écoles étaient les grands dévoués de la République ; ceux qui chaque matin faisaient inscrire au tableau noir une devise civique qui était digérée pendant toute la journée. Je crois que c’est les maîtres d’école qui ont fait, pendant très longtemps, des petits Français de bons citoyens.

Jacques Muglioni

Depuis qu’on ne fait plus de latin, on commet des contresens, et pendant toute la période des années 60, on a cru que « maître » traduisait le latin « dominus », c’est-à-dire celui qui domine. On avait complètement oublié le terme de « magister ». Il n’y a aucun rapport entre le maître d’école et le maître d’un chantier ou de maison. Ce contresens prouve l’illettrisme contemporain.

[…]

Public

Dans son livre sur la République, Platon explique comment les lois de la République permettent à des tyrans de prendre tranquillement le pouvoir. Pensez-vous que cela pourrait se reproduire aujourd’hui, en Europe, et si le risque existe, que peut-on faire pour l’écarter ?

Jacques Muglioni

Sans être un spécialiste de Platon, on est obligé de revenir à la distinction des mots « démocratie » et « république ».

Dans le grand dialogue que nous appelons La République, Platon donne au mot « démocratie » un sens que généralement aujourd’hui nous refusons.

La démocratie, il ne la définit pas comme nous définissons la République, mais comme le pouvoir du dèmos, c’est-à-dire du peuple, mais du peuple considéré comme foule. C’est très clair en particulier dans l’Apologie de Socrate. Socrate raconte qu’on a voulu un jour le mobiliser pour participer à la mise en place d’un procès, le procès des amiraux qui, après la bataille des Arginuses, n’avaient pas relevé les morts à cause de la tempête. Certains voulaient un procès collectif. Et Socrate s’y est opposé parce que selon les lois du temps de

Périclès, les procès collectifs étaient exclus, c’est-à-dire que Socrate se référait à la Loi. Il n’y a pas de République sans Loi. La dictature du dèmos, du peuple, ce n’est pas la République. À la limite de la signification du mot « démocratique », on pourrait dire que le lynchage est un phénomène parfaitement démocratique puisque tout le monde est d’accord.

Il est évident que pour nous le mot « démocratie » a un autre sens. Alors nous sommes pris dans une difficulté qui est évidemment en partie de l’ordre du langage ; par exemple chez un auteur comme Montesquieu, République et démocratie ne s’opposent plus. Mais ce n’est pas toujours le cas, quand par exemple, il y a la dictature de ce qu’on appelait le peuple, le dèmos, la foule, et par là-même la dictature des orateurs. Si c’est la foule qui a le pouvoir, alors ce sont les individus qui sont capables de capter l’attention et l’intérêt de la foule qui sont au pouvoir. Et d’orateur en orateur, on va jusqu’à celui qui attirera sur lui l’admiration et l’adhésion, c’est-à-dire le tyran. Voilà pourquoi Platon peut dire que la pente naturelle de la démocratie conduit à la tyrannie : c’est par l’intermédiaire du règne des orateurs.

[…]

Public

 […] Lorsqu’on a le pouvoir, on va s’attacher à mettre des coussins, des relais, des régulateurs, jusqu’à ce que ces régulateurs entre le citoyen et le pouvoir deviennent davantage des coussins que des échos. 

Ce grand régulateur, c’est l’administration de ce que vous appelez la République. Il y a actuellement énormément de problèmes à traiter entre cette administration du pouvoir et le citoyen au service duquel elle prétend être. D’ailleurs aucun citoyen aujourd’hui ne vous dira qu’il sent l’administration à son service. Il y a là un indicateur très formel du risque de voir glisser la République dans un pouvoir qui n’est même pas celui que l’homme politique met en place pour soi-disant administrer le collectif. Qu’en pensez-vous ?

Jacques Muglioni

Je pense que ce n’est pas une question, mais vous avez en même temps que posé la question, fourni une réponse. J’ai retenu surtout l’idée que le pouvoir dans un pays qui se dit à la fois républicain et démocratique, est un pouvoir tout-à-fait enfermé sur lui-même et inaccessible. On croit qu’on a affaire à des personnalités qui ont été régulièrement élues, et qui par suite, représentent le peuple. En fait, quand on s’approche des diverses instances, on s’aperçoit que les ministres, etc., sont « entourés ». Ils sont complètement coupés du monde extérieur, de l’opinion et même si toutes les formes de la courtoisie sont respectées, ils sont radicalement inaccessibles. Voilà pourquoi le message ne passe pas, et il ne passe pas parce que les hautes personnalités politiques sont comme prévenues ou placées dans l’impossibilité d’entendre, par un entourage. Voilà, d’où parfois, certaines déceptions parfois très amères.

Public

Ma question s’adresse à Monsieur Muglioni et a trait au rôle de l’école dans la République. On reproche souvent à l’école de s’ouvrir à la vie. La généralisation de cette tendance est peut-être à regretter. Mais ne peut-on pas penser aussi qu’ouvrir l’école à la vie soit la seule façon, face à un public scolaire difficile et nombreux pour certaines catégories d’établissements, n’est-ce pas la seule façon de le préparer à devenir citoyen de la République ? Ouvrir l’école à la vie, n’est-ce pas la seule façon de recréer un tissu social, qui fait cruellement défaut à ce public scolaire ?

Jacques Muglioni

Ce serait tout à reprendre, n’est-ce pas ! D’abord, parce qu’ouvrir l’école à la vie, c’est contraire à la laïcité. L’école n’est républicaine que si elle est un lieu retiré, c’est-à-dire un lieu où l’on est libre. Dans la famille, dans la profession, dans la rue, l’homme n’est pas libre.

J’ai été invité l’an dernier à parler un mercredi matin à des lycéens de classe terminale d’un lycée de la banlieue parisienne. Ils étaient une centaine, et je leur ai dit : « entre les quatre murs de cette salle, vous êtres libres ». C’est quand vous sortirez, que vous mettrez les écouteurs sur les oreilles, que vous suivrez les opinions, que vous verrez la télévision, que vous subirez les influences, c’est là que vous ne serez pas libres. On est libre dans l’école, dans la classe, avec ses murs nus ; on n’est pas libre ailleurs. Alors, l’ouverture à la vie, c’est évidemment l’annonce de la servitude.

Qu’est-ce que c’est la vie ? C’est la vie avec ses préjugés, avec ses mœurs changeantes ; la vie c’est ce qu’il y a de plus contingent et de plus incertain. Or, l’enfant doit entrer à l’école pour y acquérir des certitudes profondes et personnelles, qui soient de l’ordre du savoir et de la raison. Voilà pourquoi il faut un recueillement, une séparation, une distance. Dans le monde contemporain, l’école devrait être l’oasis de liberté, où l’on peut véritablement apprendre à penser par soi même.

Voilà pourquoi je crois que toute la rhétorique de l’ouverture à la vie et de l’adaptation vise à la destruction sans pitié de l’école Républicaine.


La société et ses exigences actuelles prennent l'école d'assaut


Ce court texte a été publié dans
Informations ouvrières n°1454, semaine du 31 janvier au 7 février 1990 dans une page consacré au « meeting pour la défense de la laïcité du 25 janvier », sous-titré « Le renouveau de l’école républicaine est à l’ordre du jour ». Cette page, après une courte introduction (auteur inconnu), présente des extraits des interventions des différents orateurs.

Nous présentons ci-dessous l’introduction et l’extrait de l’intervention de Jacques Muglioni.


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Faisant suite aux attaques répétées contre la laïcité de ces derniers mois, des centaines de militants, de démocrates, d’enseignants, des personnalités, telles que Catherine Kintzler, professeur, auteur notamment de « Condorcet, l’instruction publique et la naissance du citoyen », D. Salamand, professeur, J. Muglioni, inspecteur général honoraire de l’instruction publique, Alexandre Hébert, syndicaliste, président de la Fédération des cercles de défense laïque, Gérard Plantiveau, professeur à Nantes, ont lancé un appel commun dans lequel ils réaffirment : « Sous le terme rituel "d’encyclopédisme" qu’il est bon de fustiger, sous le mot magique "d’allégement des programmes", c’est tout simplement le savoir qui est visé. Alléger les enseignements qui ne répondent pas aux besoins directs de l’économie, rendre facultatifs ceux qui coûtent trop cher, c’est non seulement s’en prendre à des pans entiers de la culture, mais aussi demander à l’école de devenir un instrument d’asservissement et d’adaptation sociale. »

Au moment même où le meeting se tenait sur la base de cet appel, le journal Le Monde faisait savoir la mise en place d’une commission nationale de refonte des programmes dans laquelle participeraient en tant que tels des entrepreneurs et des personnalités extérieures.

Voilà le véritable enjeu de la question laïque, voilà le véritable enjeu de l’œuvre de destruction de l’instruction publique poursuivie depuis vingt ans contre l’école publique.


Intervention de Jacques Muglioni

Au siècle dernier s’opposent deux conceptions de l’école. La première lui assigne pour fin d’entretenir les sentiments favorables à la conservation de l’ordre existant, des intérêts, des privilèges, des inégalités. La seconde veut que, par les lumières, on se tourne résolument vers le progrès. Se combattent ainsi d’un côté les tenants de l’éducation religieuse, morale, sociale, inquiète de gouverner les âmes, et, de l’autre, les militants de l’instruction qui, s’adressant à l’intelligence, visent à libérer les jugements. Telle est l’essence première d’un titre aujourd’hui usurpé : l’École libératrice.

Tant qu’elle se veut fondatrice, gardienne de l’école, la République voit en elle l’institution du souverain, le lieu inviolable et sacré où s’instruisent les citoyens, le foyer qui éclaire les esprits pour les rendre libres. Objet d’une volonté politique pure, l’école reste indépendante de la société civile, c’est-à-dire de l’argent, des intérêts, des préférences, des croyances. Tel est alors dans toute son étendue le principe de laïcité. L’école n’est pas l’ouverture au sens de la mode, mais la séparation. Préserver ainsi l’indépendance de l’école, c’est préparer l’avenir et le préserver. Il est entendu que l’on sortira de l’école instruit et assez fort pour affronter un autre monde qui n’est pas toujours conforme à la raison. L’école se propose ainsi le contraire de l’adaptation, elle veut être le lieu où l’on apprend à être lucide et libre par rapport à la société, à ses préjugés, à ses injustices, le lieu d’où l’on peut s’exercer librement à la juger pour la changer quand il le faut.

Et maintenant ? Et bien maintenant, l’idée républicaine est complètement renversée. La société, telle qu’elle est, prend d’assaut l’école, lui impose ses intérêts, ses passions, ses modes. La spontanéité, l’humeur arbitraire déconsidèrent le travail studieux, la tyrannie du groupe ridiculise la rigueur et l’indépendance personnelle, la modernité saisonnière supplante le savoir et la beauté consacrée par le temps. L’école n’est plus faite pour placer la société à distance d’elle-même, c’est la société qui la façonne à son image pour écarter ainsi tout risque de contestation. Vous le savez, ce renversement altère jusqu’au contenu des enseignements (...).

Sociologues et pédagogues s’attachent à détruire dans l’école ce qui contredit leurs théories. On affaiblit l’école pour donner raison à la société. Et puis, sous prétexte de réduire les inégalités d’origine sociale, on refuse de reconnaître la réussite du travail personnel et du talent. Les premiers de la classe actuellement au pouvoir ne veulent plus que désormais il y ait des premiers dans la classe. Comme cela, ils resteront les derniers premiers (...).


Discours de clôture du colloque "Jean Cavaillès, philosophe, résistant"

Ce texte a été prononcé par Jacques Muglioni en clôture du Colloque « Jean Cavaillès, philosophe, résistant » qui s’est déroulé en septembre 1984 à Amiens. Les actes de ce colloque ont été publiés en septembre 1985 par le Centre Régional de Documentation Pédagogique d’Amiens.

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Je vous remercie d’avoir pris part à ce colloque, singulièrement ceux d'entre vous qui, à des titres différents, ont contribué à rendre aujourd'hui présentes, de Jean Cavaillès, la pensée et la vie. 

Des communications savantes, d'ardents témoignages, nous ont invités à nous instruire et à méditer. Je salue avec déférence les personnalités présentes : Madame Ferrières et les camarades de combat de Jean Cavaillès, les professeurs éminents qui ont bien voulu s'associer à cet hommage. 

Nous exprimons enfin notre gratitude aux organisateurs très vigilants auxquels nous devons l'initiative de cette journée, sa préparation, la mise au point de l'exposition, sans oublier M. le Directeur de cet établissement et l'académie d'Amiens.

Nous sommes ici réunis parce qu’il y a quarante-huit ans Jean Cavaillès fut nommé professeur au lycée d'Amiens. C'était l'époque où un jeune professeur de philosophie sortant de l'École normale supérieure, où il avait été agrégé-répétiteur, ne trouvait pas humiliant d'expliquer Le Cid dans une classe de troisième. Une nomination administrative est souvent reçue comme une sentence d'exil. Mais, quelles que fussent alors l'originalité de ses travaux et l'impatience de sa vocation, Cavaillès n'était pas de ceux qui s'imaginent que l’esprit souffle seulement sur des lieux privilégiés. Là où le sort le place il lui appartient de reconnaître et ses tâches et ses biens. On sait que, tout compte fait, ses élèves et la cathédrale ont assez justifié à ses yeux deux années passées à Amiens.

Pour l’homme dont nous célébrons la mémoire, lucidité et résolution étaient une même vertu. C'est, en effet, le courage de l'esprit, âme de tout courage vrai, qui délivre de l'irrésolution ou de la fausse prudence conseillant toujours d'attendre les lendemains, voire les surlendemains pour mieux savoir à quoi s'en tenir sur les forces en jeu, les fins poursuivies, les complicités volontaires ou non. Pour juger et prendre position, nul besoin d'un délai dont on feint d'escompter des documents décisifs, des preuves, des révélations, pour découvrir à la fin, par le spectacle aveuglant du pire, que la cause qu'on avait embrassée, ou seulement tolérée par faiblesse, n'était pas la bonne. Quelles qu'en soient les formes historiques, violentes ou discrètes, scandaleuses ou dérisoires, le souci d’adaptation, qui sous l'occupation s’appelait collaboration, est le mal qui guette à tout moment la conscience politique. Il est une façon de se croire raisonnable qui écarte comme folie toute idée de résistance. 

On a dit qu'il y a de nos jours peu d'hommes à se tenir seuls dans une opinion que la foule abandonne. Au vrai sens, on ne combat donc pas pour être libre, mais parce qu'on l'est déjà. Cette liberté toutefois n'est pas celle, illusoire, qui pourrait aussi bien porter à faire le contraire de ce qu'on fait, ou même à ne rien faire ; elle est la conscience d'une nécessité à laquelle la volonté, identique à l'entendement, cherche à s'égaler. On ne sert pas une grande cause comme on choisit un parti, parce qu'en réalité on ne choisit pas. Cavaillès, nous le savons, voulait se regarder lui-même comme exécutant.

L'exigence intellectuelle de rigueur n'a pas de domaine de prédilection. Et ce n'est certainement pas en mathématiques, où l'on en trouve pourtant le modèle, que cette vertu est le plus difficile à pratiquer, mais plutôt dans le désordre apparent du monde, quand il y a quelque mérite à garder les yeux ouverts. Parmi les philosophes de l’entre-deux-guerres, il y en eut certes quelques-uns qui n'ont pas succombé à l’adoration du fait ni changé leurs pensées d'après l'événement pour mieux pousser à la roue. C'est le cas de Léon Brunschvicg qui écrivait en 1937 : « Le monde aurait été sauvé plus d'une fois si la qualité des âmes pouvait dispenser de la qualité des idées ». Et précisait : « Il est sans doute à regretter, il n'est assurément pas à méconnaître, que la première vertu soit d'ordre strictement intellectuel, qu'elle consiste à surmonter l'orgueil dogmatique d’où procèdent les privilèges imaginaires d'une personne ou d'un peuple, d'un culte ou d'une génération ». Les étudiants de philosophie, ceux du moins qui à l'époque entendaient l'avertissement, savaient bien que, si l'on peut certes concevoir la fin de la philosophie, c'est comme fin non pas spéculative mais historique, lorsque disparaît d'un monde voué au délire idéologique et à l'irrationnel l'idée même d'une pensée libre.

Cavaillès, pour sa part, ne s’est pas contenté de préserver sa liberté intellectuelle, comme si l'histoire était toujours celle des autres et le seul monde existant celui de ses chères études. Devant ses camarades détenus comme lui par le régime de Vichy, il évoquait Descartes traversant l'Elbe et ajoutait : « Il faut toujours savoir tirer l'épée ». Mais qu'il ait retrouvé en spinoziste l‘unité substantielle de la pensée et de l'action, c'est l'aventure singulière dont tout ce qu'on peut comprendre a été une fois dit et écrit.

La cause qu'il défendait aurait perdu pour Cavaillès toute signification s'il s'était agi de préserver un particularisme, de perpétuer un passé historique plus ou moins imaginaire, et de contribuer ainsi au morcellement du monde. Quarante ans après la chute du nazisme, la haine de l'universel et de la raison se retrouve dans les anti-philosophies qui subordonnent l'humanité aux catégories de la différence et de la division. Un spinoziste ne se bat pas pour des frontières, pour revendiquer ce qui le sépare du tout, – fausse affirmation, négatrice de l'universel dont l'avenir pourtant, dans les périodes les plus sombres de l'histoire, dépend de la force individuelle de quelques-uns. Encore faut-il préciser que, dans l'adversité absolue, celui qui relève ainsi le défi et se mesure avec la mort sait ne pouvoir compter ni sur la compréhension des journalistes, ni sur la mauvaise conscience des gouvernements, comme tant d'autres le peuvent en des temps moins héroïques. L'héroïsme, comme la philosophie, ne tolère pas les imitations.

On n'épouse pas l'événement : on lui donne une suite ou on le combat. Mais on se trompe souvent sur l'événement. Pour nous aujourd'hui, l'événement, ce ne fut pas seulement l'occupation allemande, massive et, en apparence alors, durable, mais aussi, dans la nuit de l'histoire, le combat solitaire de Cavaillès. Il appartient aux vivants de décider sans attendre ce qui, pour les générations suivantes, sera l'événement réel. On regrettera donc qu'une certaine façon d'écrire l'histoire laisse souvent enfouie l'histoire effectivement vécue et réellement faite. On peut, en effet, avoir traversé, même obscurément, plus d’un demi-siècle de tumultes, sans retrouver trace, du moins dans les récits ou commentaires offerts à la jeunesse, de ce qu'on a pu savoir, de ce qu'on a pu prévoir, de ce qu'on a pu vouloir. L’histoire n’est une école de lucidité qu'à la condition de ne pas cacher qu'il y eut des moments décisifs où l'on pouvait vraiment savoir ce qui était arrivé, ce qui allait arriver et, par conséquent, ce qu'il fallait faire. Il n'y a d’aveuglement que par rapport à quelque vigilance. C'est seulement si l'un et l'autre sont également consignés et exposés que l'histoire est digne d'un enseignement et peut servir à quelque chose.


Jacques Muglioni

lundi 17 septembre 1984