Religion

La religion de Proudhon


Cet article a été rédigé au moment où Jacques Muglioni travaillait aux morceaux choisis de Proudhon,
Justice et liberté, publiés en 1962 aux PUF, dans la collection Les Grands textes.


Texte publié dans La Revue Socialiste, n°132, avril 1960, pages 398-404. 


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Proudhon a tout lu tout seul. Il n’a pas été formé par l’école à l’admiration et à la rigueur. De ce lecteur sans maître qui croit pouvoir tout corriger et qui se donne des peines infinies pour retrouver des idées depuis longtemps formées, l’œuvre sort à peine de la poussière qui recouvre tant d’auteurs de son époque, alchimistes du socialisme et rêveurs incontinents. Son influence sur quelques syndicalistes, il la doit surtout à sa personnalité de militant et à quelques formules mal comprises. Il faut être tombé par hasard sur une page admirable pour soupçonner qu’un génie se cache dans ces volumes inutiles. Alors on prend courage, on cherche ce qu’il veut dire par cette « justice » qui revient presque à chaque page comme un cri dont l’écho ne finit pas. On devine à la source de cette cosmogonie verbale un sentiment plus fort que les mots et qui s’annonce comme une prédication. Cette pensée sans système fait songer à Nietzsche par le goût du scandale et de la contradiction, mais plus encore à Rabelais par la passion inséparable de la pensée, par la violence, le caprice et l’effusion du cœur. Ennemi juré de Dieu et du pouvoir, Proudhon veut d’abord sauver l’esprit du respect. Et s’il a assez d’orgueil pour se croire, il n’est pas assez crédule pour disposer du genre humain. Cet orgueil même explique à la fois qu’il oppose aux plus grands maîtres son opinion dérisoire et qu’il ne renonce jamais à sa révolte première. « Je n’adore rien, pas même ce que je crois ». Il se veut conscience inaliénable, et s’il n’a que trop tendance à dire son mot, c’est qu’il met la liberté du jugement au-dessus de tout système. Il y a du Montaigne, malgré tout, dans ce mauvais lecteur. Se prêter aux autres, mais ne se donner qu’à soi-même, c’est pour lui aussi la règle de vie. Au moins sait-il se reprendre, et, quand le pouvoir un moment l’a séduit, il a la force de dire non. Proudhon est un esprit libre.

Retenons ici cette idée de lui que la religion n’est pas faite pour s’épanouir mais pour mourir, que son dépérissement se confond avec le progrès de l’humanité. Ajoutons aussitôt : la mort purifie pour accomplir, car, dit Proudhon, la révélation de Dieu n’est pas au commencement mais à la fin. Dieu dépouillé des mythes, sans statue et sans inquisition, est une idée vraie conquise par la réflexion séculaire sur le rêve. Mais la religion est de sa propre nature immobile ; cette pensée première de l’homme craint le doute qui déplace le regard et détourne d’adorer. Le mouvement de la pensée n’est donc pas le fait de la religion elle-même ; il s’exerce contre elle, substitue à sa prière la révolte. Penser la religion, c’est donc tout à la fois l’abolir et la sauver — non pas la sauver comme on l’aime d’abord, mais l’abolir comme elle se donne d’abord. Voilà en quel sens Dieu s’en va, en quel autre sens Dieu vient. Mais ce qui reste de la religion première au cœur de l’homme et dans les institutions tend à s’opposer toujours à l’intelligence. Ce qu’en langage politique on appelle réaction n’est autre chose que le vieil homme qui ne veut pas mourir et prend des précautions contre le péril de penser.

Le principe d’autorité, chez les anciens, s’exerçait au nom du destin ; dans le christianisme il s’exerce au nom du salut. Mais c’est toujours la raison d’État qui règle l’emploi du pouvoir. Puisque la justice n’est pas de ce monde, la politique reste l’art de maintenir les privilèges et de s’arranger de l’ordre existant. Elle est faite d’habileté, de violences, d’expédients. Le bon plaisir, imité de la Providence, remplace l’antique nécessité. Il aggrave le mal politique, corollaire de l’aliénation religieuse. On voit donc pourquoi la critique du pouvoir suppose la critique préalable de la religion. Il faut que l’homme reprenne l’initiative, retrouve en soi la source de toute providence et fonde sur sa liberté l’organisation sociale. Le crime de la religion, c’est de consacrer l’inhumain et de justifier l’injustifiable au nom d’une providence étrangère. Si le sens des choses est transcendant, la politique ne peut que se résigner à l’arbitraire et à l’oppression. Toute dictature est, d’une certaine manière, théocratique.

Mais Proudhon ne conçoit pas un humanisme qui justifierait à son tour la terreur politique ni une liberté qui pèserait sur l’homme comme une condamnation. Car le christianisme a bien fait de rabaisser l’orgueil humain. Il ne reste donc plus, maintenant, qu’à relever l’homme de sa chute. La justice est aussi compromise si l’individu n’est rien que s’il est tout, et l’humilité n’est pas plus une vertu que l’orgueil. Ce mouvement pascalien qui rabaisse l’humanité, puis l’élève, conduit à rechercher la formule d’équilibre, la mesure vraie de l’homme. Conservant donc de la religion ce qui mérite de l’être et du gouvernement ce qu’il faut pour permettre le jeu des libertés, la société nouvelle sera préservée des deux vices contraires de toute politique, la démesure et la résignation.

Mais la grande affaire est de reprendre aux mythes l’être aliéné de l’homme. « Dieu en religion, écrit Proudhon, l’État en politique, la Propriété en économie, telle est la triple forme sous laquelle l’humanité, devenue étrangère à elle-même, n’a cessé de se déchirer de ses propres mains ». D’où ces formules de révolte : « Dieu, c’est le mal », « la propriété, c’est le vol »… Mais l’humanité doit retrouver dans le mythe sa propre substance et, s’élevant ainsi à la conscience d’elle-même, préférer l’affirmation à la négation. Athéisme, anarchisme et communisme sont trois négations de l’homme que Proudhon ne manque jamais de dénoncer. Pascal disait de l’athéisme qu’il était la « marque d’une certaine force d’esprit, mais jusqu’à un certain degré seulement ». Sans citer cette pensée, il arrive plus d’une fois à Proudhon de la commenter et, en quelque sorte, de la faire sienne. Bien plus, il note que la société actuelle, vivant d’expédients sur des traditions mortes, échangeant sa liberté contre un destin absurde, est profondément athée. Bref, la révolte ne nie pas les valeurs mais les sauve. Passion du cœur qui s’indigne de les voir méconnues ou opprimées, la révolte vaut mieux que la révolution. Car elle ne détruit rien, elle ne promet rien, elle ne trompe personne. La révolte est la conscience même.

Dans ces conditions on s’étonnera moins de cette continuelle volte-face qui est toute la méthode de Proudhon. La religion désespère l’homme, mais ce que l’homme cherche en elle et qu’il appelle Dieu, c’est lui-même. Il convient donc à la fois de la combattre et de la réaliser. De même tout pouvoir opprime le citoyen ; mais ce que le citoyen cherche dans le prince, c’est encore lui-même, c’est-à- dire la liberté. « Le problème, dit Proudhon, n’est pas de savoir comment nous serons le mieux gouvernés, mais comment nous serons le plus libres ». Enfin la propriété est l’exploitation de l’homme par l’homme, mais ce que le travailleur cherche dans la propriété, c’est l’identité du travail et du capital et sa propre reconnaissance. Ainsi se découvre dans la fiction de Dieu la profondeur humaine du sentiment religieux, dans la fiction du gouvernement l’image renversée de la liberté politique, dans la fiction de la propriété le sens de la liberté personnelle et du travail.

Comme Lucrèce. Proudhon ne tarit pas sur les crimes de la religion. Il les juge, il les dénonce à la manière d’une âme qui a cessé d’être sous le charme. Comme Marx, il ne sépare pas la religion de la société et il rend celle-là solidaire des crimes de celle-ci. Mais comme Comte il retient ce qu’elle a de positif. En définitive rien n’est perdu et Proudhon se sent le cœur de célébrer la religion à sa dernière heure. Berceau des sociétés, c’est en elle que se sont noués les liens humains. Elle fit l’unité des peuples en leur inspirant les mêmes prières et en les conviant aux mêmes fêtes. Elle découvrit aux hommes le génie des arts, la noblesse du travail, le sens de la souffrance et de l’amour, la chasteté qui arrache la femme à l’état de nature, c’est-à-dire à la prostitution. La religion a créé des types humains qui ne passeront pas. Non seulement la science n’y ajoutera rien, mais peut-on être assuré qu’elle entretienne une foi à laquelle il restait encore à produire ses œuvres ?

Proudhon n’est pas voltairien. S’interrogeant sur un fait religieux, par exemple le dogme du péché originel, il inaugure, comme Comte, la méthode qui sera celle d’Alain dans Les Dieux. Moins attentif à ce qui contredit le fait qu’à ce qui lui donne un sens, il ne se contente pas de condamner les superstitions et la vanité des rites, mais par une analyse positive il cherche « le surnaturalisme dans la nature, le ciel dans la société, Dieu dans l’homme ». Prendre au sérieux tous les signes que fait l’homme, telle est la seule règle pour une philosophie de la religion.

Or le péché originel n’est rien que la « fausse conscience », accompagnée de remords, l’aliénation du cœur, l’antagonisme en l’homme. La jouissance n’est pas l’amour ni la propriété possession vraie. La peine n’est pas plus le travail que l’ivresse n’est la joie. Le mal est un état de séparation, d’hostilité, d’isolement dans l’homme et dans la société. Mais, comme le mal n’est pas plus transitoire qu’il n’est absolu, la conciliation sera l’œuvre toujours reprise de la philosophie et de la révolution. Car ni l’individualisme, fait primordial de la nature, ni l’association, son terme complémentaire, n’est en soi un bien. Et, à la différence de Hegel, Proudhon ne prétend pas résoudre les contradictions. Plus près d’Héraclite, ou, si l’on veut, plus soucieux de la mesure, il conserve au devenir la tension et la vie. Il n’y a pas de dépassement, de sorte que la dissidence et l’harmonie ne sont pas deux périodes distinctes de l’histoire, mais « deux faces de notre nature, toujours adverses, toujours en œuvre de réconciliation, mais jamais entièrement réconciliées ».

Or si la justice est une force en nous, on ne saurait voir dans l’inclination au mal, pourtant réelle, un défi radical. En fait Proudhon accorde trop à la société pour pouvoir condamner la nature, de même qu’il est trop attaché aux institutions de la justice pour croire assez à la loi d’amour. Il semble qu’il n’ait pas le sens du péché et qu’il se donne parfois du christianisme une image un peu simpliste, comme lorsqu’il ne voit dans la prédication de Jésus qu’un appel a la conscience. D’autre part il ne peut se défendre tout à fait contre l’optimisme de son temps, qui croyait renouveler à sa manière le messianisme et voyait dans la solution des contradictions historiques l’assurance d’une parfaite rédemption. Cependant Proudhon ne met pas, comme fait Comte, dans un état définitif du savoir le terme de tout progrès humain, et il ne prétend pas, comme Hegel, que l’histoire effacera ses cicatrices dans un total accomplissement. II a suffisamment d’inconséquence, c’est-à-dire de liberté, pour échapper aux systèmes et pour ne pas croire qu’il y ait une fin de toutes les pensées. Il ignore surtout cette frénésie du dépassement et cette bonne conscience chirurgicale qui autorisent tant de philosophes et de politiques, en notre temps, à mutiler l’homme. Car si le mal n’a pas de solution définitive, le penseur doit garder au cœur assez d’indignation pour recommencer sans cesse sa méditation du monde.

Cette réflexion sur le mal, Proudhon devait l’achever par une analyse de la grâce. Il est trop vrai que l’homme ne peut rien sans quelque secours. Que pourrions-nous sans l’expérience, l’industrie, la science et l’art ? Que ferait l’intelligence sans le langage, la volonté sans les institutions qui la soutiennent et lui donnent ses règles ? La liberté ne périt donc pas d’être secourue, mais il lui faut s’exercer d’abord. C’est par l’exercice du corps et de l’esprit que se montre la « grâce actuelle » qui favorise les passions d’ordre, la « grâce efficace » par laquelle la volonté se porte avec allégresse et amour au bien, grâce essentiellement « prémouvante », car sans elle l’homme n’est capable d’aucun bien. Laissons dire ici Proudhon : « Ainsi que le tyran dépeint par Platon, qui fut, lui aussi, un docteur de la grâce, l’homme porte en son sein mille monstres, que le culte de la justice et de la science, la musique et la gymnastique, toutes les grâces d’occasion et d’état, doivent lui faire vaincre ». Telle est donc l’éducation, cette grâce qui élève l’homme, le conduit et le rend libre.

Il est assez clair que Proudhon n’a pas voulu détruire la religion ni même cherché à lui faire sa part. Sa pensée est, dans sa totalité, une réflexion sur la religion. Obsédé par elle, il mêle dans la même page les cris de guerre et les accents de reconnaissance. Mais, au-delà d’une rhétorique un peu facile, se dessinent deux mouvements distincts. D’abord le progrès de la pensée rend caduques les croyances de la tradition. Incompatible avec la science, l’imagerie religieuse est incapable désormais de soutenir la foi des hommes. Mais, comme l’avait vu Comte, son sens demeure, purifié. Par exemple, l’image de la vierge-mère garde une valeur exemplaire dans une société dont le désordre économique et mental entraîne la dissolution des mœurs. Cette parenté entre la méditation de Proudhon et celle de Comte sur la femme et le mariage atteste leur dette commune envers le christianisme.

Mais s’il est vrai que le progrès conserve ainsi le meilleur, si l’unique et perpétuelle révolution de l’histoire consiste moins dans une mutation que dans une libération, la vérité doit être cherchée non plus à la fin, mais au commencement. On comprend là cette passion qui porte Proudhon à scruter sans cesse les origines du christianisme. Son zèle indiscret, et peut-être son goût de l’hérésie, va jusqu’à ajouter à la légende lorsque, par exemple, il imagine Jésus survivant au supplice et guidant les premiers pas d’une église clandestine. C’est qu’il veut retrouver la source pure des souillures de l’histoire, c’est-à-dire l’émotion religieuse dépouillée des systèmes, des ornements et des sophismes. Il voit à l’origine du messianisme l’idée révolutionnaire. Que la terre promise soit dans le cœur de l’homme, c’est ce qu’a oublié plus d’une fois une humanité rendue étrangère à elle-même. L’histoire n’est donc qu’un détour. Et, quand, invectivant l’« Église adultère », Proudhon remonte aux origines du christianisme comme pour retrouver une source abandonnée, on songe à Rousseau allant quérir son modèle politique dans les sociétés pures et statiques, antérieures au progrès, c’est-à-dire à l’histoire. Ils cherchent l’un et l’autre un principe de communion. Bien plus, l’anticléricalisme de Proudhon tend non pas à détruire, mais à purifier l’idée d’église. Que l’homme cesse d’être l’image renversée et affaiblie de Dieu, son double étranger, son aliénation, que la religion devienne la substance du peuple, alors le socialisme peut réaliser l’antique message, réconcilier l’humanité avec elle-même et la rendre à l’innocence.

Ce qui sauve cet optimisme si éloigné de ce que nous pouvons penser aujourd’hui, c’est le sentiment, souvent exprimé par Proudhon et plus ferme que tous ses discours, d’appartenir au monde et à son temps. S’il veut refaire la religion et la société, c’est par la pensée d’abord, pour se rendre intelligible et pour aimer le monde présent. Il ne songe nullement à une dialectique de la puissance, car « il n’est puissance qui ne puisse être vaincue par une autre ». Cette mécanique élémentaire contient toute la sagesse ; elle reconnaît l’esprit non dans les triomphes de l’histoire, mais sur le visage de Jésus mourant. Proudhon n’est donc pas de ceux qui disent : je ne suis pas de ce temps ni de ce pays, et qui ne peuvent penser à la justice, qu’en méprisant les hommes vivants. Marx veut changer le monde et sa postérité historique verra dans la terreur la condition d’un monde à naître. La pensée révolutionnaire est d’abord dévastatrice ; elle construit ensuite sur le désert une cité dont on ignore d’avance si elle aura un visage. Proudhon au contraire est fidèle à la terre et aux signes présents de l’homme. Il cherche le sens du monde comme une patrie perdue, mais qui se laisse deviner dans le désordre et même des institutions et des êtres. Au fond de sa révolte, il y a un consentement secret qui le préserve de haïr et qui le persuade que l’humanité sera sauvée non pas du dehors, mais du dedans. Bref, deux défauts disqualifient Proudhon comme révolutionnaire : la tendresse humaine et l’ironie. Sachant que la réforme des structures sociales ne dispense pas de la moralité individuelle, il ne spécule pas sur l’avenir. Il ne renonce pas au secours fabuleux de l’immortalité pour justifier ensuite le présent vécu par le futur. L’homme vraiment libre « se place volontairement dans le crépuscule in tenebris et in umbra mortis ». Il sait qu’il n’y a pas de lendemain. « Que je meure pour l’éternité, mais que du moins je sois homme, pendant une révolution de soleil ».


Religion

Billet n°14 – 15 août 1959. Version pdf

S’entêter contre la religion n'est pas souvent la marque d'une grande force d'esprit. Je ne parle même pas de ceux qui opposent la coutume à la coutume et qui se vantent de banqueter le Vendredi Saint. Car cette mauvaise humeur ne convainc personne. Il est certes plus audacieux d'opposer en toutes choses la raison aux croyances comme fait ce mathématicien qui veut partout enseigner le mouvement réglé des astres pour prouver qu'il n'y a pas de dieux dans le ciel. Et sans doute suit-il innocemment le grand chemin ouvert par Comte. Mais Comte ne voulait pas supprimer la religion, il projetait de la changer et de la rendre seulement compatible avec l'esprit positif. Or la science forme surtout l'esprit appliqué aux choses extérieures. Elle l'éclaire sans le nourrir. Le grand désert des sciences, comme on l'a dit si bien, laisse l'homme sans ressources quand il en vient à songer à soi. Si donc la science nous défend un peu contre les superstitions, elle ne vaut rien contre la religion véritable.

Pour détruire la religion, il faudrait vaincre tous les dieux sans exception, car l'honneur, la patrie, la société sont encore des dieux. Et les dieux qui habitent la Terre sont les plus injustes et les plus ennemis de l'homme. Or la vérité du christianisme est précisément de nier tous les dieux, César ou Mammon, et de leur refuser un culte. L'argent n'est pas Dieu, aucun pouvoir n'est Dieu, rien ni personne n'est Dieu, si ce n'est l'esprit qui tout à la fois est dans l'homme et bien au-dessus de l'homme.

C'est pour avoir méconnu cette vérité que des chrétiens de confession se sont vu justement accusés d'injustice. Et, en effet, dès que la religion se met au service de l'argent ou du pouvoir, elle fait de l'un ou de l'autre le dieu auquel il faut sacrifier toute pensée. Il est clair qu'en ce sens le cléricalisme est une passion païenne, car il asservit la foi aux intérêts temporels et fait croire qu'il y a des puissances sacrées. Quand la religion cherche un appui dans l'État, quand elle prétend prendre part à la compétition politique, quand elle cherche à s'approprier des biens matériels, elle ne doit plus s'étonner d'être traitée aussi comme une puissance qu'il convient donc de craindre et de combattre.

Ecole et religion

Billet n°16 – 1er janvier 1960. Version pdf.

Les pharisiens veulent leur part du tribut payé à César.

Il faut à tout prix qu’ils sauvent leur école privée, car ils n’ont jamais cru au seul pouvoir de la foi. Le maître catholique qui enseigne à l’école de tous et l’enfant catholique qui fréquente l’école de tous sont également suspects à leurs yeux. Comment ne pas trembler pour un sentiment religieux privé de ses tuteurs et de ses censeurs ? Ce sont là des prêtres qui désespèrent de la foi, fils de ceux qui à Jésus réclamaient des miracles pour croire et qui, faute de preuve, se sont détournés de lui, l’abandonnant aux bourreaux. Cette religion n’est qu’une politique puisqu’elle veut exercer sur les hommes un pouvoir temporel. Et le cléricalisme est précisément cette confusion du spirituel et du temporel. Il ne mérite donc qu’un sort politique, c’est-à-dire sans pitié et sans respect.

Mais le christianisme ne tient pas dans ces âmes petites et tordues, comme les appelle Platon. Il est sur les vitraux des cathédrales, ineffaçable. Cet art est universel vraiment et non point par faux titre. Il annonce à tous des temps nouveaux et invite tous les hommes à se connaître semblables. Ni famille ni caste ni Église ne peuvent ici les séparer.

Or cette reconnaissance, c’est l’école des enfants et des hommes. L’école – lieu de loisir, comme dit si bien le mot, abri des jeux nobles et de la seule vraie liberté – accueille tout ce qui est beau et juste, le recueille et le sépare de ce qui ne mérite point d’être, pour en charger les âmes exigeantes. Quoi de plus émouvant que cette égalité devant le vrai, ces regards neufs devant le poème inébranlable ? Tenons cette idée encore : enseigner, c’est délivrer l’esprit et le rendre à ce qui lui ressemble, à sa patrie qui est toute justice et toute vérité ; ce n’est pas consacrer une confession ni une frontière, ni inculquer des croyances qui divisent les hommes. Qu’est-ce qu’une école qui n’est pas universelle et qui n’éveille pas en tous la même foi ?

Auguste Comte, un philosophe pour notre temps

Le temps présent rend son actualité à une œuvre qu’on s’était cru dispensé de lire ; elle conjugue pourtant en tous ses moments la réflexion philosophique, c’est-à-dire l’esprit d’ensemble, et l’immense histoire dont tous les développements nous représentent l’indivisible humanité.

Il y a un siècle et demi, c’est déjà notre temps qui est décrit jusque dans les excès dont nous sommes les témoins complices quand ce n’est pas les acteurs.

Comment sortir de la grande crise historique qui s’éternise sous nos yeux sans que dans le monde présent on puisse discerner chez les meilleurs esprits quelque résolution de penser l’avenir de façon positive ?