politique

L'école et le politique

Ce texte – signé « Jacques Muglioni, ancien doyen de l’Inspection générale de philosophie » – a été publié en pages 8 et 9 d’une publication que nous n’avons pas retrouvée. Il semble issu d’une manifestation « Pour l’école. Rassemblement pour la défense de l’enseignement. Lettre ouverte au Président de la République » s’étant probablement déroulée à Lyon en avril 1992.

Avec le texte intitulé Les Pédagogues du ressentiment, il porte sur le rapport de l'école et de la société moderne. On pourrait les mettre sous le titre commun : la modernité contre l'école.


L’école, je veux dire à la fois le mot, l’institution, semble avoir un parfum d’archaïsme. C’est comme un souvenir perdu dans un présent obsédé par d’autres soucis. Céderions-nous à la nostalgie ? Serions-nous incapables d’accepter le cours inévitable des choses, de nous y adapter ? On sait que l’adaptation est le mot de passe de la modernité.

On ne peut avoir un langage commun avec des hommes hantés par ce qu’ils tiennent pour les changements irréversibles du présent. Voilà pourquoi, même au plus haut lieu, notre message ne passe pas. Demander que les enfants apprennent à lire à l’école primaire, que l’école jusqu’à l’université ne soit pas incitée, voire contrainte par un flot de réformes et d’indignes directives, à sombrer dans la paresse, l’agitation ou l’insignifiance, c’est parler dans le désert. Aucune volonté politique – je le répète, au plus haut lieu – ne fait écho. Sommes-nous encore en république ?

Les fanatiques de l’adaptation à tout prix invoquent le réalisme. Or notre temps a amplement montré que les politiques les plus conquérantes, les plus militantes, les plus triomphantes, pouvaient reposer sur une complète illusion. Faut-il attendre, ici encore, que l’événement mette sous les yeux les ruines du système, les lambeaux dérisoires d’un monde auquel on nous exhortait à nous adapter, pour qu’enfin une prise de conscience conduise à la remise en question des principes ?

L’école n’est pas seulement, peut-être même pas essentiellement, la victime des progrès techniques et des mutations économiques. Le plus grave de beaucoup, c’est que trop souvent l’institution ne se respecte plus elle-même, qu’elle se dégrade de l’intérieur sous la pression trop facilement acceptée de doctrines pédagogiques d’origine ancienne, mais aujourd’hui dominantes. Elle a surtout perdu l’appui de l’État qui, de peur d’être pris de vitesse par le changement, l’a peu à peu privée de moyens, plus encore de l’autorité requise par sa fonction. C’est si vrai qu’il est plus facile d’évoquer la noblesse de l’école avec des industriels ou des banquiers, qui ne sont pas tous incultes, qu’avec les apparatchiks de la rue de Grenelle.

Que peut-il advenir d’une société sans cesse conviée à consommer au-delà de tous les besoins réels et de toute mesure, cette course effrénée étant présentée par les tout-puissants gestionnaires comme signe de santé ? Car le paradoxe, c’est que l’on consomme pour produire et non pas l’inverse. Le vécu, c’est la consommation (on croit travailler pour s’acheter une voiture) ; l’objectif réel, c’est la production (on s’achète une voiture pour se rendre au travail, pour avoir encore à produire). Tel est le cercle vicieux invisible aux tenants de l’adaptation et cachée au plus grand nombre qui est traité comme simple moyen.

Ainsi l’école se voit-elle assigner les objectifs d’une société qui ne cherche pas à savoir où elle va. Ce n’est absolument pas le désir d’instruire et d’éclairer qui inspire les réformes en cours. Mais un pouvoir politique inféodé à l’économie, à l’argent, renonce à avoir une volonté propre. Il se prive ainsi de toute compétence en matière d’enseignement. École et République demeurent solidaires dans l’adversité, comme elles avaient pu l’être au temps plus heureux, malgré la condition prolétarienne alors si pesante, qui voyait l’avènement de l’instruction publique.

L’enseignement aurait-il encore un sens dans une société productiviste et marchande sans autre dimension, sans autre ambition ? On a sans doute besoin d’agents de gestion et de chefs d’entreprise, mais faut-il leur livrer la cité ? Appétits et profits peuvent-ils être les censeurs de l’école ? Qu’est-ce que cette guerre sainte menée contre l’instruction publique ? Une société repliée sur elle-même et n’ayant d’autre objectif que son expansion matérielle est incapable d’assurer le bien commun. Le technicien n’est pas un maître ; il n’a pas qualité pour décider du vrai et du faux. Le négociant n’est pas davantage l’arbitre du juste et de l’injuste, du bien et du mal. S’instruire, ce n’est ni consommer ni produire ; ce n’est pas s’apprêter à servir, mais bien plutôt se libérer et s’élever. Mais dans le langage servile des pédagogues au pouvoir le beau mot d’élève est proscrit, comme celui de maître ; car, depuis qu’on ne sait plus de latin, on confond dominus et magister, d’une part celui qui domine, d’autre part le maître d’école, celui qui éclaire ! Nous demandons précisément que soit reconnue la dignité des maîtres.

Qui peut nier l’importance de l’économie, la nécessité de gagner sa vie, d’avoir une profession ? Sur un sujet si brûlant il y a certes lieu d’être vigilant, d’inventer, surtout de faire preuve de volonté politique. Mais, parodiant la célèbre formule de Rabaud Saint-Etienne, un historien contemporain écrit avec bonheur : « notre économie n’est pas notre code ». Et encore : « La république enseigne ou n’est pas ». L’école accueille les futurs citoyens pour faire d’eux d’abord des hommes libres. Elle n’est absolument pas un service, comme on l’a proclamé étourdiment, ce service fût-il public, comme les postes ou les chemins de fer. Elle n’a ni clients, ni partenaires, ni usagers. Sa fin propre est d’instruire et d’abord de l’élémentaire qui seul propose une connaissance libératrice. Elle se donne ainsi pour tâche de révéler à la pensée sa puissance, de l’élever au vrai, de l’instruire du droit. Sa fin est donc tout le contraire de l’adaptation. On ne va pas à l’école pour y retrouver l’environnement, pour chérir cet enfermement, mais bien plutôt pour en sortir, pour prendre ses distances, pour devenir capable de juger. Confiner l’école dans le commentaire répétitif et insipide du vécu, voire la reproduction rituelle du « culturel », c’est en faire un lieu de dressage et d’asservissement, un cachot dans une prison. Mieux vaut encore l’école buissonnière que le scoutisme pédagogique ! L’école, lieu de l’égalité, n’est pas non plus vouée à l’égalitarisme : de chacun selon ses capacités, à chacun selon son travail et son talent. Ce n’est pas à l’école d’être démocratique, c’est à la démocratie d’être scolaire.

D’un mot, l’école, c’est les lumières. Et qu’est-ce que les lumières ? Reprenons les mots même de Kant : c’est sortir de sa minorité, penser par soi-même ; c’est avoir le courage de se servir de son propre entendement. Voilà ce qui est compromis par tous les projets de réforme en cours. On veut une société dont l’esprit ne puisse plus s’évader. D’où cette guerre acharnée contre l’école. Or ce n’est pas à l’école de s’ouvrir : elle est l’ouverture ! Il n’y a plus de république là où les intérêts et les improvisations arbitraires disposent de l’État. Nous attendons qu’enfin une volonté proprement politique ose élever la voix.


Intelligence et politique

Billet n°2 – 28 mars 1958. Version pdf.

La politique ne vaut pas une heure de peine : c’est l’opinion, je veux dire le pressentiment, de la plupart. Et il est vrai que la politique n’est pas un spectacle qui réjouit, quand on le contemple du dehors. Lorsqu’on a soi-même été mêlé à la vie des partis à l’heure des grandes espérances, on découvre que des anciens compagnons les médiocres seuls ou presque sont restés dans l’arène. Les autres avaient un métier ou une vie privée qu’ils ont préféré dès qu’ils ont dû choisir. Les réunions ou les assemblées offrent un dernier refuge à celui qui ne peut pas supporter la discipline du travail ou qui a échoué dans ses entreprises personnelles. Une psychanalyse de l’homme politique montrerait que l’ambition ou plutôt l’arrivisme est la recherche d’une compensation aux échecs de la vie, et je crois volontiers qu’il y a du malheur dans beaucoup d’âmes militantes.

On comprendrait par là la solitude des assemblées et des bureaux qui ne veulent rien devoir à ceux qui sont restés au travail et à l’étude. D’où vient que la haine de l’intelligence qui caractérisait naguère les partis de droite s’est étendue jusqu’à la gauche. Et l’incroyable sottise de notre politique n’a pas d’autre cause. L’intelligence découragée déserte la tribune, le journal, le syndicat, le parti ; elle abandonne la chose publique aux moins doués, à ceux qui comptent sur la lassitude des citoyens pour s’approprier la république. Car ils n’ont d’autre espérance qu’une place encore chaude dans l’écurie de César.

D’autres époques furent mieux secourues que la nôtre, où il n’était pas nécessaire de choisir entre la politique et l’intelligence. Cette alternative dramatique promet des lendemains obscurs si les citoyens se laissent émouvoir longtemps encore par les jeux du cirque. Platon annonce le passage de la démocratie déréglée, gouvernement des médiocres, à la tyrannie, régime de terreur. Car pour gouverner les sots, il ne faut pas moins que la peur et le crime. Nous ne sommes pas loin du compte si l’intelligence tarde encore à remplir son devoir politique qui est de réapprendre aux hommes le goût de la vérité et le sens de l’indignation.