Aristote

Esclave et citoyen

Billet n°13 – 15 juin 1959. Version pdf.

Aristote ne justifie honteusement l’esclavage que pour ceux qui ne l’ont point lu. Il dit seulement que si l’esclavage est fondé, il doit l’être sur la nature. Car aucune convention ne saurait autoriser des hommes libres à asservir leurs semblables. Mais dans la nature, certaines choses servent de moyens, comme, par exemple, dans le corps humain les os et les muscles qui n’ont ni conscience ni volonté, mais obéissent aux décisions de l’esprit. Un organe, c’est-à-dire un instrument, ne peut rien vouloir par lui-même, il est fait pour exécuter la tâche qu’on lui commande. Seulement, pour agir sur nos muscles, nous n’avons qu’à vouloir, point n’est besoin de prononcer un ordre, le corps obéit comme s’il ne faisait qu’un avec l’âme. Laissons là ce mystère.

Or l’esclave n’est pas seulement un muscle sans être pourtant un esprit. Il n’est pas inerte comme l’outil car il vit et se meut de lui-même, mais il ne peut inventer ni concevoir, car il n’a pas de pensée propre. Qu’est-il donc ? Ni une chose, ni un animal, ni un homme. Il n’est pas une chose car il agit sur les objets et manie des outils ; il est plus qu’un animal, car il commande aux bœufs et aux chevaux ; il n’est pas tout à fait un homme puisqu’il n’a d’autre volonté que celle de son maître. Qui ne voit là l’image de la société travailleuse ? Pour construire un pont, il faut le concevoir d’abord et le vouloir, puis l’exécuter selon le plan. Or ceux qui pensent et ordonnent, d’une part, et ceux qui exécutent, d’autre part, forment deux classes d’hommes séparées par la nature même des travaux. Car tous ne peuvent être polytechniciens. La vraie différence avec les Anciens, c’est que le polytechnicien travaille aussi. Il reste qu’un esclave est un être qui comprend les ordres parce qu’il a l’usage de la parole, mais qu’il ne peut pas les inventer. D’autres pensent pour lui et se servent de lui comme d’un instrument animé. Comme l’esclave pansait les chevaux, l’ouvrier surveille la machine. Mais je ne vois pas ce qui est changé au fond, sinon que l’industrie scientifique veut plus sûrement que les anciens travaux des exécutants qui ne pensent pas.

Ce qui m’inquiète, c’est moins la servitude du travail, qui tient à sa nature profonde, que l’asservissement du travailleur dans son loisir même. Et pourtant la condition du prolétaire est belle et pure, si l’on veut bien suivre une idée de Comte. Car il ne doit pas penser à économiser ou à investir : il n’a ni l’ambition des capitaines d’industrie ni le souci quotidien des marchands. Son travail n’a pas de lendemain. Cette « sage imprévoyance » est le vrai loisir et la liberté. Or celle-ci lui est encore ravie. Elle est pervertie par les plaisirs mécaniques que verse à profusion l’industrie moderne. Voilà la pire servitude, car elle se fait aimer. Voilà la pire injustice, car ceux-là même qui la subissent ne connaîtront plus la révolte. Il n’y a pire asservissement que celui de l’esprit.

Certes nous avons découvert depuis les Anciens que l’esclave aussi était un homme. Le serf, quoique attaché à la glèbe, était déjà, selon le droit, plus qu’une chose. De nos jours, le travailleur a tous les droits du citoyen, c’est-à-dire qu’il lui appartient de décider ce qui est le meilleur pour la cité. Nous savons aussi que ces droits sont souvent illusoires. Mais au moins la destinée politique des peuples diffère-t-elle des travaux industriels en ce qu’elle n’exige pas la compétence technique et la division du travail. Selon un vieux mythe, les dieux ont donné à tous également le sens de la pudeur et de la justice. Encore faut-il que les hommes puissent demeurer dignes de ce don et se vouloir libres. Demain, la paix. Pour quels hommes ? C’est aussi la question.