nation

L'armée et la Nation

Article du Populaire de Saône-et-Loire n°5.

Texte publié dans Le populaire de Saône-et-Loire, Organe hebdomadaire de la Fédération Socialiste S. F. I. O. de S-et-L du Samedi 16 février 1946.

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La lutte menée par André Philip pour réduire les crédits militaires est souvent fort mal interprétée. Certes, l’opinion s’intéresse particulièrement à ce point du programme gouvernemental. On s’indigne d’apprendre que le budget de la guerre dépasse 200 milliards quand il avait été officiellement évalué à 125, la différence ayant été dissimulée ici et là par les hauts fonctionnaires de l’armée. On est stupéfait de découvrir que les effectifs réels dépassaient le 10 Janvier un million d’hommes (dont 58.000 officiers et 146.000 sous-officiers) alors que le 4 décembre le gouvernement avait décidé de les limiter à 700.000 hommes. Si l’on ajoute tout le personnel auxiliaire, cela fait en tout 2000.000 de rationnaires !

L’opinion est surprise aussi d’apprendre les difficultés que rencontre André Philip. Si l’on en croit la plupart de nos concitoyens, un ministre est un personnage tout puissant qui N’A QU’À concevoir et signer un décret pour qu’il soit immédiatement exécuté. Un de nos confrères appelle cela l’épidémie des « N’A QU’À »... Bien entendu ce sont les privilégiés qui crient le plus fort. Les affameurs ou leurs clients s’insurgent contre l’incurie du ministre du Ravitaillement, et comme aux beaux jours de février 1934, ce sont les voleurs qui crient « au voleur ! »

Il est inutile de rappeler la politique de l’État Major sous la IIIe République. Il en est aujourd’hui à sa phase « résistante ».

D’ailleurs il est secondé par de bons Français qui dénoncent l’antimilitarisme impénitent des Socialistes. Nous n’avons nullement besoin de nous justifier. C’est à la guerre qu’on reconnaît les guerriers.

Mais nous n’hésitons pas à le dire. Comme l’anticléricalisme, l’antimilitarisme fut dans le passé la réponse immédiate du peuple à une menace. Comme le clergé, l’armée ne doit pas être un État dans l’État. Or, l’armée de métier, la prépondérance du pouvoir militaire sur le pouvoir civil seraient une menace grave pour la nation. Si vous ne voulez pas d’antimilitarisme, ne faites pas du militarisme.

Et puis, il ne s’agit pas seulement de retrouver l’équilibre budgétaire. Si par impossible, le budget parvenait à s’équilibrer normalement, il faudrait maintenir LA RÉDUCTION de TOUTES les DÉPENSES IMPRODUCTIVES. 

Produire d’abord, pour se nourrir, pour se vêtir, pour se loger – pour exporter enfin, parce qu’un pays, grand ou petit, ne peut vivre qu’en participant aux échanges internationaux.

À quoi servirait une armée que la nation, en temps de guerre, ne pourrait ni armer ni nourrir ?

De plus, si l’armée est une caste, elle n’a pas l’affection du peuple. Si elle est une charge pour la nation, elle est l’objet de rancune et de révolte.

Nous devons passer résolument d’une économie de guerre ruineuse pour le pays à L’ÉCONOMIE DE PAIX. Les bouches crient qu’elles ont faim. La nation veut vivre, et vivre, c’est construire, non pour détruire ensuite, mais pour établir progressivement une société juste et fraternelle.

A-t-on peur de la guerre ? Contre qui ? Avec quoi ?

Contre la routine, l’égoïsme, l’ignorance et la misère ? 

Alors oui, nous en sommes !


La paix

Article du Populaire de Saône-et-Loire n°1.

Texte publié dans Le populaire de Saône-&-Loire, Hebdomadaire de la Fédération Socialiste (S. F. I. O.) de Saône-et-Loire du samedi 12 mai 1945.

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Nous aurons donc un armistice de printemps sous un ciel encore mouillé des larmes du monde, mais presque pur du noir nuage qui l’avait assombri, et c’est peut-être une promesse que recèle l’univers au seuil d’une nouvelle paix.

Un philosophe grec aimait à concevoir le monde ravagé tantôt par la discorde quand le dieu l’abandonnait à son propre mouvement, et tantôt, lorsque le dieu reprenait le gouvernail, conquis aux forces apaisantes de l’amour. Le dieu est alors le pasteur des hommes ; il leur partage également les biens multipliés d’une terre féconde et les enveloppe d’une tendresse charmante sous l’éclatante justice du soleil. Nous savons que depuis les Grecs, les dieux fatigués ont abandonné l’univers aux mortels ; livrée à son expérience et à ses instincts, l’humanité fut impuissante à se partager les richesses du monde, et si parfois une légère accalmie parvenait à concilier les forces antagonistes, c’était pour retomber fatalement dans la discorde et la guerre. Nous avons vu, cette fois, la barbarie la plus primitive utiliser les effets formidables de la science moderne ; nous avons vu des nations fanatisées et hurlantes se jeter sur le monde hébété. Nous avons vu vingt peuples opprimés, deux continents asservis, cent grandes villes détruites, des régions entières dévastées, des milliers d’hommes torturés dans leur chair et dans leur âme, des milliers de femmes en pleurs devant l’absurdité de la mort, et des enfants sans recours foudroyés au berceau. La civilisation a failli mourir, et avec elle se jouait notre destin. Le monde a connu les limites du désordre : il appartient aujourd’hui aux hommes de redresser le gouvernail et de remplir la grande promesse de la paix.

Le socialisme n’est pas autre chose que cette haute espérance, fondée sur l’expérience des siècles et orientée dans le sens de l’histoire. Il apporte lui aussi un message. Il veut que décidément les valeurs idéales l’emportent sur les réalités contraires ou incomplètes du vieux monde. Et pourtant, il ne cesse pas d’être réaliste, même quand il atteint les sommets, parce qu’il sait découvrir dans l’évolution naturelle de la société la direction idéale qui lui est déjà imprimée. Certes, toutes les fois qu’une grande chose va s’accomplir dans le monde, les hommes n’ont pas la prudence ou le courage de préserver la pureté de leur dessein, et les mêmes mots d’ordre qu’ils proclamèrent à l’aube d’une révolution, des ambitieux s’en emparent pour voiler d’un semblant d’idéal les plus injustes privilèges ou les crimes les plus odieux. Ce qui fut vrai du christianisme l’est déjà du socialisme. 

Si la démocratie sociale et si la paix égale des nations sont promises au terme d’une évolution invincible, les derniers sursauts de la bourgeoisie et la folie de quelques hommes sont parvenus à troubler momentanément la marche en avant. Nous savons que le progrès de la justice n’est pas continu et que dans la confusion de l’histoire il y a des périodes de réaction et de régression ; mais le socialisme n’offre pas seulement une certitude pour l’avenir, il dicte aussi une volonté pour le présent.

Il n’y aura pas de véritable paix tant qu’on n’aura pas instauré toute la justice. D’abord à l’intérieur des nations où la démocratie est la condition du progrès. Mais la justice nouvelle doit se défaire d’une impartialité trop abstraite ; elle ne doit plus s’appliquer seulement à des citoyens égaux en droit, inégaux en fait ; elle doit devenir le principe d’une libération réelle de tous les opprimés et de tous les exploités. Il y a un parti de la justice parce qu’il y a déjà un parti pris de l’injustice, et le socialisme dans son aspect scientifique n’est que le reflet de cette lutte de classes que l’histoire contemporaine confirme. Toute réforme qu’on tentera sans tenir compte de cet antagonisme profond n’aura pas chance d’éviter une révolution violente. Le socialisme devrait retourner dans l’opposition révolutionnaire ouverte si ses principes essentiels n’étaient pas reçus dans l’ensemble de la démocratie.

Il n’y aura pas de concorde entre les citoyens tant qu’on voudra fonder cette concorde sur la confusion économique, et en dépit de la lutte sociale, sur un compromis sans courage ou sur l’« union sacrée » qui brise l’élan créateur pour fortifier les forces de conservation. Pareillement, il n’y aura pas de paix véritable entre les nations tant qu’elle ne sera pas l’effet d’une justice égale et pourvue d’une force efficace. De même qu’il n’y a pas lutte entre générations, entre sexes ou entre races, de même il n’y a pas lutte entre nationalités. Les grands conflits modernes sont la conséquence inévitable du désordre capitaliste et l’apparence de gloire ou d’honneur dont on les affuble vient seulement donner le change aux peuples abusés.

Le problème de l’Allemagne n’est pas particulier à la situation présente. Le militarisme prussien et l’instinct grégaire de l’allemand ne sont pas les vraies causes de la guerre. Ils n’ont été que des moyens pour le capitalisme mondial de susciter un conflit et permettre à la faveur d’une guerre gigantesque, l’écoulement d’une surproduction fructueuse sans contrepartie pour le prolétariat. C’est l’absurdité d’un régime économique, qui est incapable d’accorder aux travailleurs une participation croissante aux richesses qu’ils produisent, parce qu’un tel progrès diminuerait le profit des privilégiés et affaiblirait peu à peu leurs prérogatives, tandis qu’il trouve dans la guerre le moyen unique de produire sans augmenter la richesse collective, parce que les travailleurs sont forcément exclus du marché. Le peuple allemand ne fut qu’un instrument dans les mains du capitalisme – et ce n’est pas une excuse pour ce peuple, qui, par son incroyable docilité, a atteint les limites de l’absurde – mais l’ennemi véritable reste debout parce qu’il est partout présent et qu’il joue toutes ses cartes. Or, le socialisme est la condition de la paix dans la mesure où le capitalisme est la cause de la guerre.

Nous reprendrons ces idées pour montrer comment elles répondent à l’urgence des événements qui passent, mais dont les effets demeurent et alourdissent l’héritage de demain. On nous reproche d’être doctrinaires et l’on nous accuse d’utopie. Le réalisme et l’opportunisme politiques ont-ils donc mieux réussi au cours de leur long règne ? Les grandes réussites ne sont pas le fruit d’une agitation nerveuse. C’est au contraire l’intelligence de l’ensemble qui permet les vastes renouvellements et leur impose la durée. Nous ne séparons pas la doctrine de la lutte, mais pour situer le combat jusque dans les prolongements lointains de l’histoire, il faut l’éclairer et l’aider par des idées générales. Et ce mouvement intellectuel qui donne à la doctrine sa continuité et son progrès n’entrave pas l’action immédiate. Il lui donne plutôt l’assurance et la force parce qu’il permet d’aller toujours plus loin et de relier l’effort d’un jour aux grands desseins qui déterminent l’avenir.

Le parti socialiste est seul à pouvoir apporter des projets précis et concrets concernant l’économie, l’organisation du travail et la paix ; il est le seul que les événements ne peuvent surprendre parce qu’il est une philosophie et une méthode universelles ; et pourtant il reste à la pointe du combat social en proposant les réformes ouvrières et paysannes qui ouvriront la voie du socialisme, en même temps qu’il groupe le prolétariat pour le mobiliser et pour lui donner la maxime de son action. Nous méprisons les expédients parce que nous sommes révolutionnaires ; nous n’acceptons pas la critique ou la révolte imbéciles parce que nous ne les confondons pas avec une action profonde et organisée. C’est Jaurès qui nous l’enseigne : « Bien souvent les réformes premières, pour renverser l’obstacle, doivent descendre d’un idéal élevé et hardi. Seuls ont de la force motrice les torrents qui tombent de haut. »

Nous ne séparons pas le problème de la paix de celui d’une démocratie internationale comme il ne peut y avoir de concorde à l’intérieur d’une nation sans démocratie sociale. Le socialisme ne pourra jamais être circonscrit dans les limites étroites d’une nation, fût-elle en titre la mère patrie de tous les travailleurs, parce que cette nation serait contrainte de se replier sur soi et d’accepter en plus d’une autarcie économique dangereuse une autarcie morale qui l’opposeraient au reste du monde. De plus, on ne propage pas le socialisme par la conquête ou par la force. S’il n’est pas éprouvé par les peuples comme une libération des valeurs créatrices qu’ils portaient déjà en eux, il n’aura pas mieux réussi que le fascisme. C’est pourquoi la presse et la propagande socialistes font une si large place aux relations humaines qui dépassent le cadre de la nation. Nous avons salué en Roosevelt un citoyen du monde, quoiqu’il fût loin d’être socialiste ; nous avons suivi avec affection l’effort des grandes démocraties et avec plus de tendresse encore les vicissitudes des petits peuples opprimés, même s’ils avaient gardé les formes de la société bourgeoise, parce que nous ressentions avec une sympathie tout humaine leur communauté de douleurs et d’espérance. Nous ne divisons pas le destin des hommes puisqu’il est lié aux lois universelles et que dans les cantons les plus reculés de notre planète se joue le drame éternel de l’humanité. Il ne nous faut pas moins de pessimisme que d’optimisme car c’est aussi bien dans les malheurs que nous saisissons ce qui nous unit. Cette vision brutale de l’absurdité universelle est toute la raison d’être de notre idéal. Nous avons plus de confiance dans notre doctrine à mesure que nous découvrons plus de réalités qui nous outragent.

« Quand l’homme se trouble et se décourage, il n’a qu’à penser à l’humanité ». C’est par cette maxime que Léon Blum termine son livre de captif où il définit « à l’échelle humaine » la mission du socialisme. Ah ! vraiment, que les conditions de la lutte sont inégales pour ceux qu’une pensée directrice ne conduit pas au-delà du présent, et dont l’action se disperse comme l’écume, tandis que la vague redescend et s’abîme dans l’immense océan !

Le fanatisme servile et furieux, toutes ces destructions systématiques et haineuses, toutes ces tortures infligées ou endurées, toute la misère d’un monde mal fait qui cherche encore sa voie s’il a retrouvé l’espérance, relèvent d’un désordre trop profond pour être guéris par les soins d’une politique d’expédients et d’apparat.

Il arrive un moment où toutes les forces contraires de l’univers se concentrent en un point unique et c’est alors l’occasion pour les hommes de s’assembler pour combattre la fatalité absurde qui, jusque là, les avait dispersés dans la lutte. La guerre n’est pas suivie inévitablement par la révolution, mais elle crée, à l’instant où les forces vont se détendre, la possibilité d’un renouvellement complet des formes de la vie. Le cercle de la guerre peut ne plus se fermer si l’on sait rompre une fois pour toutes avec les conditions sociales qui l’ont provoquée. Il n’y a pas de retour éternel car l’avenir se déploie librement avec, pour les hommes, la certitude de la justice et de la paix. 


Sur le concept de peuple corse


Ce tapuscrit de quatre pages est largement annoté. Plusieurs passages sont soulignés ou double-soulignés en rouge, ou en marge. Il constitue vraisemblablement une préparation à l’émission
Répliques d’Alain Finkielkraut du 29 décembre 1990 qui opposait sur France Culture Jacques Muglioni et Roger Caratini. Le titre en était : Sur le concept du peuple Corse. « Le peuple corse dans la République Française : débat autour de la notion de « Peuple Corse » introduite dans la loi sur le nouveau statut de la Corse : histoire du peuple corse et de ses rapports avec la France, existe-t-il une identité culturelle corse ? »

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Puisqu’on invoque un concept, je veux pour ma part me tenir au seul niveau des idées, n’ayant ni qualité ni compétence pour aborder la politique quotidienne.

En effet mes rapports avec la Corse sont d’ordre familial, ancestral, affectif : ils touchent aux paysages, aux travaux quotidiens, surtout aux amitiés incomparables qu’on entretient au village. Cette connaissance personnelle, toujours riche et attachante, est pour moi sans lien avec ce qu’on appelle aujourd’hui « le problème corse » dont je suis seulement informé par les journaux. Vous comprendrez pourquoi j’incline pour ma part à m’en tenir à la question générale qui me paraît se poser sous nos yeux, non seulement en France, non seulement en Europe, mais dans le monde.

L’aperçu historique que vous proposez dans votre livre me paraît pertinent au moins sur deux points. Vous rappelez que la population corse depuis l’antiquité résulte pour l’essentiel de l’immigration. C’est dire que la Corse ne présente pas d’originalité à cet égard. Un peu partout dans le monde les autochtones appartiennent à la préhistoire. Et encore !

Vous n’oubliez pas non plus de dire que dans le passé les Corses ont montré une extraordinaire faculté d’adaptation. C’est grâce à leurs qualités. Ils ont souvent pris les meilleures places sur le continent. Ils ont occupé le monde entier : j’en ai eu la preuve tangible à Dakar, à Bangui, même à Saïgon où j’ai eu l’occasion de me rendre peu avant le départ des derniers Français.

Il est vrai que si dans le passé le continent s’était intéressé à la Corse comme les Corses se sont intéressés au continent et au reste du monde, la situation serait aujourd’hui différente. En tout cas, qu’il s’agisse des personnes ou des biens, on a parfois l’étrange impression de se trouver dans une situation coloniale renversée. La Corse n’est d’ailleurs pas seule dans ce cas.

Et vous avez encore raison : il n’y a plus d’empire colonial ; et l’armée ne recrute plus guère. J’ajouterai, si vous le permettez, que les aspirations d’une grande partie de la jeunesse, en Corse et ailleurs, ont été inversées. Dans beaucoup de régions c’est maintenant le repli sur soi. Vivre au pays est l’une des formules qui ont ponctué la campagne électorale de l’actuel Président de la République en 1981. Une partie des Corses sont devenus, peut-être pour la première fois depuis longtemps, de véritables insulaires.

Alors on reste en Corse pour profiter du soutien familial, peut-être aussi du paysage et d’une vie rustique en apparence. Car celle-ci n’existe plus guère aujourd’hui qu’en représentation ; les foyers sont souvent aussi bien équipés qu’à Paris. Le déséquilibre entre la production et la consommation peut incliner à croire que le développement avec ses inconvénients trop visibles, c’est bon pour les autres. Il n’y a rien d’étonnant à ce qu’ainsi l’intégrisme écologique porte secours au même poujadisme que le continent a connu lors du démarrage économique. Après tout, à quoi bon la mise en place d’un équipement rentable ? La Corse peut bien rester pour l’éternité un pur objet de contemplation ; les Grecs ont dit une fois pour toutes que c’était « la plus belle » !

Simplement je vois mal le rapport entre vos prémisses (l’histoire de la Corse au XIXe siècle jusque vers les années soixante) et vos conclusions. Je suis alors porté à faire intervenir l’influence d’une idéologie fabriquée à Paris et en Amérique, je veux dire le culturalisme. Non pas que l’idéologie produise quelque chose par elle-même. Mais elle peut devenir dévastatrice dès qu’elle rencontre un terrain favorable. C’est en ce sens que les théories en cours (il est vrai que pour les milieux intellectuels elles appartiennent peut-être déjà au passé) contribuent aujourd’hui à justifier la balkanisation du monde, parfois même un véritable retour au tribalisme.

Qu’il s’agisse de sociologie ou de linguistique, par exemple, le structuralisme s’est présenté comme une philosophie de la discontinuité et de la rupture. Il a mis littéralement l’humanité en morceaux. Comment alors s’étonner de l’argumentation chère à certaines propagandes ?

Est-il permis de rappeler que naguère culture signifiait ce recul dans l’espace et dans le temps permettant de comparer et de juger, de s’élever ainsi à l’universel. C’est exactement ce que nos sociologues ont le front d’appeler ethnocentrisme. Sous leur influence on appelle aujourd’hui culture l’adhésion à l’ensemble des habitudes et des croyances qui caractérisent un groupe et un lieu. On nomme culture ce qu’auparavant on appelait préjugé. On place la liberté non plus dans la distance prise par rapport à une situation, mais dans l’adhésion inconditionnelle à un terroir, dans l’appartenance à une communauté. Ce qu’on appelle l’indépendance de cette communauté prime et finalement rend suspecte toute émancipation, toute liberté personnelle.


Un mot pour finir, qui peut-être vous paraîtra n’avoir aucun rapport avec la Corse. Un philosophe que j’ai un peu étudié, Auguste Comte, justifie le choix de Paris comme capitale de ce qu’il appelle la grande république occidentale, déjà ébauchée, selon lui, par Charlemagne ; la raison qu’il invoque est très simple : Paris est la seule ville dont la plupart des habitants sont nés ailleurs.

Barrès, Les déracinés. Cf. l’Affaire Dreyfus.

Antisthène et les autochtones,

Plutarque et la métaphore végétale des racines.

Antigone et son frère. « Si tu te maries… »

Contre l’invasion : « La France aux Français », Le Pen : « j’aime mieux mes filles que mes nièces… » Rester entre soi

Même la langue : le corse et le créole. L’abbé Grégoire.

Même la musique : la Tosca à Bastia. Le biniou est-il un instrument de musique ou une arme de guerre ?

C’est la protection des cultures qui est invoquée par la constitution de l’Apartheid.

Aujourd’hui le mot clef du discours réactionnaire, c’est la différence.

Quand dans ce contexte on entend parler de « socialisme », on ne peut s’empêcher de penser à 1933.

Rappeler qu’il existe deux conceptions tout opposées de la nation, que le mot peuple désigne un concept politique celui-là même qui entra dans l’histoire en 1789. Quand on dit peuple corse et peuple français, le mot peuple a-t-il le même sens ?

Discours de Ville-di-Paraso, 14 juillet 1989

Allocution prononcée le 14 juillet 1989 à Ville-di-Paraso (Haute-Corse), dans le cadre de la commémoration du bicentenaire de la Révolution française.

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C’est sur les instances amicales de Jean Leoni, mais aussi en raison des liens très anciens qui nous unissent, que j’ai accepté de vous dire quelques mots aujourd’hui. Car peu de mots suffisent et les choses sont très simples.

Nous célébrons un jour glorieux entre tous. Nous témoignons ainsi que nous nous souvenons, que nous gardons avec vigilance la mémoire sacrée de l’humanité. L’histoire de la grande Révolution est encore la nôtre. C’est avec gratitude que nous avons présente à l’esprit la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Enfin et surtout la République demeure pour nous une idée vivante.

1789, c’est l’année mémorable, la plus grande date de l’histoire universelle. La Révolution est certes le fait d’un peuple et même d’une ville. Mais au moment même l’événement est immédiatement reconnu par tous les peuples de la terre, à Berlin, à Varsovie, à Rome, dans les Caraïbes et dans toute l’Amérique.

Pour la première fois se constitue une nation. On sait que le célèbre cri « vive la Nation ! » n’est pas un cri de guerre. Il signifie que les hommes n’appartiennent plus seulement à une classe sociale, noblesse, clergé, tiers-état, ni à une province, Bretagne, Alsace, Corse, mais qu’ils sont avant tout des égaux, des hommes fraternels, les libres citoyens de la République.

Et la Déclaration elle-même ne proclame pas les droits d’un peuple particulier, mais les droits de l’homme sans distinction, sans frontière. Il faut s’en souvenir quand dans le monde entier se déchaînent des fanatismes entretenus par la croyance aveugle aux particularismes ethniques ou religieux, quand des partis, des doctrines, des religions, s’attachent à nier l’humanité dans l’homme d’après la couleur de sa peau, son profil, son patronyme, sa confession. Toutes les politiques d’exclusion reposent sur un même préjugé, à savoir que d’autres que nous ne sont pas nos semblables, que la fraternité a seulement cours dans l’étroite enclave d’un terroir. Cette violence répétée a beau se parer de faux-semblants, où que ce soit dans le monde le fracas des bombes ne fait pas illusion et il ne suffit pas de tout casser pour entrer dans l’histoire éternelle : ce n’est pas tous les jours le 14 juillet !

En 89 se joue sur la scène du monde l’aventure mémorable d’un peuple animé par la passion de la liberté. Dans un premier temps, c’est l’esprit même de la Révolution qui le presse d’apporter le drapeau de la liberté à d’autres peuples. On sait que l’entreprise généreuse échoue, car elle se perd bientôt en vaines et injustes guerres. Mais la leçon primitive demeure puisque, aujourd’hui encore, les peuples d’Asie, d’Afrique, d’Amérique se tournent vers nous et se rappellent que par la prise de la Bastille Paris annonçait la liberté au monde.

Puisse cette piété envers nos grands ancêtres, qui sont les ancêtres des hommes libres de tous les pays, inspirer notre conviction républicaine pour les tâches du présent.