Sartre

La philosophie ou le dessin


Nous ignorons la date de rédaction de ce texte qui est repris intégralement dans l’avant propos de L’école ou le loisir de penser
, CNDP, 1993.

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J’avais eu la chance de faire du latin et du grec. C’est ce qui me valut d’entrer dans la classe de Philo 1 chez Georges Bastide. La douceur de l’accent toulousain n’affectait nullement la rigueur d’un enseignement fait de leçons ordonnées qui, chaque jour, nous apprenaient quelque chose et aussi à penser. Par-delà les questions de psychologie alors inscrites au programme nous rencontrions Platon et Descartes, Spinoza et Kant. Les textes, il est vrai, n’étaient guère présents, sauf quelques citations mémorables que le professeur dictait au passage. C’était en 1938-1939. Je ne me souviens pas d’un cours sur la phénoménologie qui, je crois, fit seulement l’objet d’allusions. Un jour Bastide nous dit : « S’il s’agit seulement de retrouver le vécu et de décrire les phénomènes, il vaut mieux faire comme Monsieur Sartre et écrire un roman ».

Sartre, en effet, venait de publier La nausée. Il enseignait de l’autre côté de la cloison aux élèves de Philo 2. Sa classe se signalait parfois par un énorme brouhaha, de courte curée d’ailleurs. J’avais appris au début de l’année scolaire que le cours avait commencé par l’inconscient. Il m’arrivait à la sortie de demander à des camarades : « Où en êtes-vous maintenant ? » La réponse fut la même jusqu’à la veille de l’examen : « C’est toujours l’inconscient ! » Quand même j’appris que le dernier jour la classe avait osé demander au professeur une conclusion. Sartre avait alors expliqué en une heure que l’inconscient n’existait pas !

Il m’est souvent arrivé de me demander ce qu’il serait advenu de moi si, au lieu de Bastide, j’avais eu Sartre comme professeur de philosophie. Et bien j’aurais fait du dessin, car par bonheur on ignorait encore les « arts plastiques », et je serais passé par les Beaux-arts. C’est d’ailleurs la seule discipline qui me valut un accessit au concours général.

Trois ans plus tard, allant à pied de la Sorbonne au Collège Chaptal où j’étais pion, je croisai sur le Pont des Arts Sartre qui flânait. J’appris par la suite qu’il revenait de captivité. Peut-être avait-il déjà en tête sa théorie de l’engagement. En tout cas il fumait sa pipe que, trois ans auparavant au lycée Pasteur, je lui avais vu vider chaque matin d’un coup sec sur le talon avant de rejoindre sa classe. Imiter ce geste m’était alors apparu comme une promotion. Je ne puis donc pas dire que je ne lui dois rien.


Être et valeur


Ce texte fait partie d’un ensemble de corrigés de dissertation de philosophie générale pour la préparation à l’Agrégation et au CAPES. Il date du début des années soixante, alors que Jacques Muglioni était professeur en khâgne moderne puis classique au lycée Henri IV à Paris. 

Nous n’avons pas retrouvé les suggestions bibliographiques pour ce texte.


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On ne saurait trop insister sur l’obligation de poser le problème dès le départ avec la plus grande précision. Or dans la plupart des dissertations l’introduction est seulement consacrée à l’évocation d’un thème général ; par suite le développement se trouve dépourvu d’efficacité, il est même privé d’objet ; bref, il n’appelle aucune conclusion. Une autre erreur consiste à multiplier les questions sans noter le lien qui les unit. Rappelons donc que poser le sujet, c’est toujours montrer le nœud du problème par l’analyse préalable des termes qu’il implique. La dissertation – c’est son rôle unique – devra tenter de le dénouer et la conclusion fera le bilan de cette tentative.

La dissertation étant par destination une argumentation suivie, il convient d’éviter toute solution de continuité dans l’analyse. Cette obligation n’exclut pas le recours à l’opposition logique ou au contraste, mais à condition qu’ils soient clairement justifiés. Ajoutons que l’abstraction nécessaire de toute analyse philosophique ne doit pas dégénérer en dialectique verbale, qui n’est qu’un jeu. Pour résister à la tentation dialectique, il n’est pas d’autre moyen que de s’appuyer constamment sur des exemples qui préservent la pensée de l’évasion et, en même temps, vérifient sa portée.

Enfin faut-il rappeler que les auteurs doivent être connus directement par les textes et non par des résumés ? Tandis que ceux-ci se prêtent au catalogue fastidieux des doctrines, la méditation des textes s’intègre spontanément à l’analyse personnelle et lui donne la force, l’ampleur, la rigueur. L’ignorance de la forme dans laquelle le sujet proposé s’est, présenté dans les grandes philosophies a conduit souvent à des considérations naïves. Ou bien on enfonce des portes ouvertes, ou bien on a des peines infinies à retrouver une idée simple, alors qu’une culture plus approfondie aurait permis de faire le tri des questions et de fournir à l’argumentation, des assises convenables. À cet égard il est souhaitable qu’on porte plus d’attention à la bibliographie.

Nous proposons le schéma suivant :

Position du problème

La notion de valeur est équivoque. D’une part, pour l’expérience vécue, les valeurs paraissent s’offrir comme les propriétés d’êtres réels : la beauté d’une femme, la splendeur de la nature. Et pourtant il nous semble aspirer à ce qui n’est pas : la paix des nations, la justice entre les hommes. Dans les deux cas, il est vrai, nous nous croyons soumis aux valeurs comme à des essences indépendantes d’une sensibilité dont elles sont non les productions mais les normes.

D’autre part la critique philosophique nous rappelle que notre appréciation du bien et du mal est relative à nos besoins et à nos préférences. Il en résulte que la valeur n’a aucune réalité hors de nous. Elle ne tire son sens que de l’être vivant ou de la nature humaine. Donc loin de pouvoir être l’objet d’une connaissance, la valeur succombe à la connaissance de l’objet. C’est pourquoi la science s’interdit tout jugement de valeur. Et Spinoza, remarquant qu’il n’y a pas de bien et de mal dans la nature, refuse à l’expérience vécue des valeurs toute portée ontologique.

Dans ces conditions il s’agit de savoir si nous devons appeler valeur ce rapport instable entre notre être et les choses extérieures, ou bien si les valeurs supérieures, consacrées notamment par l’art et la morale, ne supposent pas plutôt une intuition confuse de l’absolu. Si l’être de la valeur ne résiste pas à la critique, peut-être la valeur de l’être ne survit-elle pas davantage à une métaphysique soucieuse de ne pas confondre l’être avec ses manifestations pour nous.


I – Si la valeur est inséparable du sentiment, elle est coupée de tout être autre que l’homme.

La valeur est-elle autre chose que le rapport vécu entre un besoin et un objet de satisfaction ? Par exemple la valeur nutritive d’une chose n’est pas dans la chose même, mais dans son rapport à l’organisme. Et d’une façon plus générale, le plaisir et la douleur ne sont pas dans le monde, mais seulement en nous selon les relations que nous entretenons avec le monde. Or, s’il est vrai que la sensibilité ne nous lie à rien d’autre qu’à nous, toutes les valeurs s’engloutissent dans l’amour de soi (cf. La Rochefoucauld). D’une part l’être vivant tire la valeur de son propre fond, par exemple dans la faim, il est inutile que l’objet soit présent pour susciter le besoin, puisque l’organisme préforme ce qu’il doit assimiler. D’autre part est valeur cette absence insupportable pour un moi qui est contraint de refaire sans cesse son unité. Il n’y a donc de valeur que pour un être qui se constitue comme centre et se taille un empire dans un empire.

Donc ce qui discrédite les valeurs poursuivies par le vivant prisonnier de ses besoins, c’est qu’elles n’ont pas d’être. La conscience affective s’enferme dans l’illusion d’un empire dont elle serait le centre et aussi la fin. Faut-il donc voir dans le juste et le beau, comme dans la nourriture et le climat, une projection du sujet qui lui cacherait le monde vrai, c’est-à-dire une réalité indifférente à ses craintes ou à ses vœux ? La vie est conscience de valeur, mais la conscience de la vie est conscience d’un simple fait dont la contingence n’est réduite qu’au profit d’une totalité qui n’est pas la sienne. La connaissance de la vie ruine les valeurs en les expliquant. Par exemple la vie n’est qu’un mode selon Spinoza ; ses déterminations considérées indépendamment du tout sont des conséquences sans prémisses. La croyance aux valeurs n’est donc qu’une connaissance inadéquate.

Faut-il donc conclure en faveur d’une métaphysique qui ignore la vie et nous défende contre les illusions ? Faut-il lui préférer un scepticisme qui nous persuade à la fois de l’inconsistance des valeurs et de notre ignorance de l’être ? Faut-il trancher, au contraire, au profit d’une liberté si radicale que l’existence humaine, sans point d’appui dans la nature et sans justification métaphysique, en porterait l’absurde fardeau ?


II – La conscience des valeurs est-elle une intuition confuse de l’absolu ?

Avant Hegel (cf. Phénoménologie de l’esprit, I, p.145-159), et Sartre (cf. L’Être et le néant, p.130, 131) Platon avait reconnu la négativité du désir. Selon la fable du Banquet, l’Amour est fils de Pauvreté et d’Expédient. À la fois indigence et création, il est tour à tour un mal qui nous tourmente et un bien qui nous ravit. Entre le non-être et l’être, il joue le rôle d’un intermédiaire. Mais il est moins un élan qu’un appel. On voit donc que la sensibilité n’apparaît plus seulement comme une somme de besoins relatifs à un organisme, mais comme un détecteur de valeurs. Bien plus, les signes de la présence et de l’absence sont inversés. Nous pouvons avoir soif dans le désert ; au contraire c’est la présence du beau qui, cette fois, suscite le sentiment. À l’amour-propre fait place l’oubli de soi qui est récompense et délivrance. Ce n’est plus l’être qui assimile la valeur, c’est la valeur qui assimile l’être. Au lieu d’un rapport instable, la valeur est la norme immuable d’une sensibilité changeante et souvent réticente, qui n’est pas à elle-même sa propre loi. Platon veut dire que l’amour est une éducation : il élève, il invite à la connaissance, il exige du sentiment qu’il se règle sur ce qui le dépasse.

Mais quel est le terme de ce dépassement ? Il est nécessairement absolu, puisque tous les objets ne sont aimés que comme des moyens ou des intermédiaires (cf. Lysis, 219c). On n’aime pas le médecin, mais la santé, non pas la santé, mais le bonheur, non pas le bonheur mais le bien – car nous pensons que le bonheur est un bien. Il n’y a donc d’amour que de l’absolu et toutes nos passions se rapportent à ce désir total que ce monde ne peut combler.

Il n’en reste pas moins que l’amour ne se démontre pas. « Folie venue des dieux », pour suivre Platon encore, il suppose un accord possible du cœur humain et de l’être. Seule, en effet, l’expérience vécue peut nous faire croire aux valeurs, tandis que la connaissance pure nous laisse indifférents à ses objets. Nous croyons à la beauté plutôt qu’à nous et nous savons que le juste fait peu de cas de sa vie s’il voit la justice menacée. Bref, nous nous persuadons que les valeurs, loin d’être les fantaisies de notre liberté ou les illusions de notre nature, ont une source métaphysique. Mais d’une telle source la connaissance est-elle possible ? Et cette connaissance – la question revient toujours – ne ruinerait-elle pas alors le sentiment sans lequel aucun être ne peut être reconnu comme valeur ?



III – Difficultés principales

On peut les grouper selon trois ordres de considérations :

1/ D’où vient que les valeurs dont nous admettons le caractère le plus universel puissent nous paraître en même temps précaires ? Nous savons qu’un cataclysme cosmique ou politique peut anéantir toutes les richesses, matérielles et spirituelles, de la civilisation. Où les valeurs seraient-elles alors ? Y aurait-il encore des valeurs ? Mais peut-être confondons-nous les œuvres humaines, toujours imparfaites et menacées, avec ce qui fait qu’elles sont valables. Car il est vrai que le juste et le beau, comme veut Platon, échappent à la destruction. Mais ne sont-ils pas indestructibles précisément parce qu’ils n’ont pas d’existence ?

2/ En conséquence, la valeur est non pas un absolu réel dont nous pourrions tenter la connaissance, mais un idéal ; non pas un être, mais un devoir-être. On sait comment Kant a dû séparer être et valeur pour rendre l’action indépendante d’un savoir essentiellement fini et aussi pour préserver la liberté. Il n’en est pas moins vrai que le caractère inconditionné du devoir coupe la valeur aussi bien du sentiment que de l’être inconnaissable, si bien qu’en prenant la place de la métaphysique, la morale doit reprendre à son compte ses inquiétudes et ses problèmes (cf. Critique de la raison pratique).

3/ La solution métaphysique du problème rencontre sa limite non seulement dans le fait que la conscience des valeurs, étant affective, demeure toujours confuse et inadéquate, mais aussi dans l’existence indestructible du mal. Il n’est pas de métaphysique sans théodicée. Or celle-ci professe que le mal peut se résoudre dans un système et qu’il n’appartient pas à ce que l’être a de positif. Mais la totalité étant inconnaissable, et le point de vue humain étant irréductible, le mal reste pour nous injustifiable. Et s’il nous irrite assez pour maintenir en éveil notre conscience des valeurs, il nous préserve en même temps de toute quiétude métaphysique.


Conclusion

On ne peut donc éluder, au profit d’un naturalisme sans profondeur ou d’un humanisme sans preuve, les questions fondamentales de la philosophie : qu’est-ce que l’homme ? A-t-il accès aux valeurs ? Qu’est-ce qui les fonde ? Si ces questions étaient tout à fait vaines, on ne comprendrait pas, par exemple, que le héros cornélien, qui se pose déjà comme source des valeurs, ait été systématiquement dévalué par un dix-septième siècle soucieux de situer l’homme par rapport à l’être total, c’est-à-dire de le replacer à son rang et de montrer que son expérience des valeurs n’était pas celle d’une création, mais plutôt d’une dépossession et d’une attente. Si, pour les uns, cette attente est vaine sans la grâce, pour les autres elle invite moins à l’espérance qu’à la connaissance sévère, qui est la tâche propre de l’homme. Quoi qu’il en soit, il ne semble pas qu’une « philosophie des valeurs » puisse s’établir indépendamment d’une métaphysique. Car si l’homme est à la fois un être fini et historique, c’est-à-dire un être qui doit toujours dépasser ses propres œuvres, sans pouvoir jamais les achever, n’est-ce pas la preuve qu’aucune valeur n’est absolue – aucune valeur n’est le Bien, selon Platon, pas même le juste et le beau – quoiqu’un absolu soit présent dans chacune de nos aspirations particulières ? On peut comprendre ainsi que la tâche de l’homme soit historique, donc temporelle, tandis que son sens demeure métaphysique. Aucune valeur n’est l’être, mais toutes puisent en lui la force de nous émouvoir et de nous obliger.