véracité

Révolte et sagesse d'Albert Camus


A propos de Camus au moment de la parution de L’Homme révolté en 1951.

Texte publié dans le Bulletin mâconnais de l'académie rhodanienne des lettres, 1ère année, n°3, mai 1951.


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« La guerre n’est pas une aventure. La guerre est une maladie comme le typhus ». Ces mots de Saint-Exupéry auraient pu servir d’épigraphe à La peste. Mais de même qu’on ne fait pas sa part au fléau, on ne peut limiter le sens du symbole sans fournir une bonne conscience à ceux qui s’arrangent de ce monde. Camus est de ceux qui ne veulent « faire silence sur rien ».

Son originalité et son mérite sont de n’avoir pas préféré l’authenticité de l’attitude à la vérité. C’est une prouesse à l’heure où l’héroïsme est peu exigeant pour l’esprit et se pare sans courage des dépouilles de la raison. Voilà pourquoi lorsque l’auteur de Caligula rencontre l’absurde, il ne le découvre pas dans la contradiction en général, dans le mal métaphysique ou le néant abstrait, mais dans la brutalité quotidienne d’un monde qui n’est pas fait pour les hommes. Seul est métaphysique le sens des choses ; les choses même sont dans l’histoire et devant les yeux. Camus n’aime pas les méditatifs solitaires qui conçoivent des vérités sans objet, et il dénonce plus sévèrement encore que Marx la complicité des philosophes à l’égard des bourreaux.

Aussi refuse-t-il l’espoir, laissant à de mieux inspirés que lui l’oasis d’un au-delà de l’histoire ou de la vie. Il n’imagine pas que l’absurde puisse être dépassé par des systèmes et il n’a pas de goût pour le suicide philosophique. Devant l’absurde, il ne lui reste qu’à protester, c’est-à-dire à témoigner. Mais pour qui témoigner si ce n’est pour le seul être qui exige un sens et souffre affreusement de n’en pas avoir, trouvant là, en même temps, sa seule référence et sa seule dignité ? Camus n’a pas de pensée pour Dieu. Les chrétiens penchés sur l’abîme reçoivent l’écho de leur cri. Lui mourra complètement désespéré.

Mais ce désespoir n’est pas mélancolie « car, dit-il, s’il y a un péché contre la vie, ce n’est pas tant d’en désespérer que d’espérer une autre vie et de se dérober à l’implacable grandeur de celle-ci ». Quarante ans après les Nourritures, Camus renouvelle dans Noces la leçon de Gide, sans pourtant se satisfaire d’une révolte affective contre le conformisme. Il ne croit pas que la morale soit « une dépendance de l’esthétique ». Pour l’homme qui consent à « vivre sans appel », le prix de présent prend tout le sens d’un devoir.

Camus nous enseigne la lucidité en un temps qui voue à la solitude celui qui n’accepte pas de sacrifier aux idoles. Et s’il s’agit d’un sacrifice humain, Camus dénonce le meurtre. Mais quelle prédication peut venir à bout d’une violence qui s’érige en logique et se recommande des meilleures intentions ? Le temps des statistiques et de la mort violente est également l’époque la plus féconde en mystique et en serviteurs des mystiques. Or, on ne persuade pas des bourreaux qui ont une conscience professionnelle et un sens accompli du devoir.

C’est alors toute l’organisation politique des États qui est mise en question parce qu’elle porte la responsabilité du malheur présent des hommes. Car « si la mort est abstraite, c’est que la vie l’est aussi ». Devant un monde où les enfants meurent, la révolte a seulement la valeur d’un témoignage, mais devant une société qui torture les enfants et désespère les hommes jusqu’à la folie, la révolte a quelque chance d’entrer dans l’histoire. Ainsi la dénonciation de l’absurde n’est pas seulement la source d’une morale, mais encore l’inspiration d’une politique sans espoir. Or, seule une politique sans espoir risque d’être positive et vraiment militante. Contre les politiques de l’illusion tragique qui sacrifient la partie au tout et le présent à un avenir imaginaire, il convient d’opposer une politique de l’urgence. Sisyphe doit savoir qu’il n’y a pas de lendemain et que sa destinée se joue toute entière dans le présent. Voilà comment, M. Camus, lyrisme et révolte sont les deux sources de l’éthique. Mais comme il n’y a pas un au-delà de la révolte, Camus n’avait aucune raison de concevoir une doctrine ou de confier sa pensée à un système. Sa modestie de philosophe garantit sa sagesse d’homme.


Le sens des mots

Billet n°17 – 1er mars 1960. Version pdf

On a souvent répété que le langage avait été donné à l’homme pour cacher sa pensée. Cette boutade a plus d’un sens. D’abord le discours, pour être compris, doit obéir aux règles de politesse, et il préserve ainsi d’exprimer les émotions immédiates qui ruineraient toute vie sociale. En ce sens, les paroles de cérémonie sont un remède à l’envie et à la colère. Le sentiment finit par se régler sur ce qu’on dit, sur ce qu’on doit dire, et cette hypocrisie, selon le sens antique, triomphe ainsi de la barbarie en nous. Un homme qui ajusterait en toutes occasions ses sentiments à ses discours aurait atteint le dernier degré de la sagesse.

Mais la passion a aussi plus d’un détour. Nous la voyons se mettre à l’abri des mots et se couvrir par un langage mercenaire. Par exemple, on fait des conquêtes impériales sous le drapeau de la liberté. Car paroles et symboles expriment des valeurs et ravivent toujours l’émotion capable de susciter le sacrifice des hommes. Il suffit donc au fanatisme de frauder sur leur sens, c’est-à-dire de différer le sens immédiat par quelque savante dialectique. On sait comment liberté peut signifier oppression, comment socialisme en est venu à désigner un régime d’inégalité sociale, comment paix peut vouloir dire agression. Ce serait un travail infini que de faire une histoire des mots et de la trahison dont ils furent l’objet.

Nous avons aujourd’hui de beaux exemples de cette trahison. Ainsi « intégration » signifie régime de domination et de ségrégation raciale ; « démocratie » peut désigner une monarchie libérale presque sans parlement et « syndicalisme » une rivalité sordide entre diverses catégories de travailleurs. Le langage est à ce point trahi que sa signification dépend de qui l’emploie en particulier. Surtout un texte politique ne peut être compris et apprécié en lui-même : tout dépend de son auteur, de ses intentions cachées, de son vocabulaire personnel ou de son art de raisonner. Voilà pourquoi tant de citoyens, victimes de leur bonne foi et de leur inexpérience du langage, ont pu donner leur accord à des discours destinés à les entraîner dans l’oppression et dans la guerre.

On pourrait définir la morale comme le respect du sens des mots. Ainsi le mot de paix ne peut signifier sans mensonge cette peur mutuelle que les États entretiennent en rivalisant d’ingéniosité et d’effort pour se préparer à la guerre. Il n’est pas vrai qu’on veuille la paix si l’on se dispose en même temps à massacrer, si seulement on y songe. Vouloir la paix, c’est en chercher les conditions dans le présent par des œuvres et par des actes dont les effets ne puissent être que pacifiques. La paix demain, c’est aujourd’hui la guerre ; la liberté demain, c’est aujourd’hui l’oppression, comme le montre à loisir l’histoire. On voit que tout ici se ramène à une question de vérité. Il s’agit avant tout de sauver le langage en respectant des mots le sens sacré. Voilà ce que Kant voulait dire quand il faisait de la véracité le premier de tous les devoirs. Dire, c’est dire vrai ou c’est ne rien dire du tout. Chaque parole est un serment qu’on se fait à soi et à tous les autres. La vraie politique est donc celle de la vérité. Mais est-ce encore politique ? Prenons garde ici, car le mot pourrait bien être trahi.