école

Combat de Jacques Muglioni

Jacques Muglioni était d’abord un professeur de philosophie, dont la qualité de l’enseignement était reconnue et même admirée. Au lycée de Mâcon puis au lycée Janson de Sailly à Paris, ses élèves ont obtenu de nombreuses citations au concours général. Sa réflexion sur la pédagogie n’avait pas pour origine l’échec d’un enseignement mais l’expérience de sa réussite, qui lui a valu d’être reconnu par Georges Canguilhem, lui-même grand professeur.

Il concevait la pédagogie en philosophe. Il refusait de subordonner l’enseignement à une pédagogie fondée sur une psychologie qui présuppose que l’acte d’apprendre et le contenu du savoir sont extérieurs l’un à l’autre. Sa conception philosophique de l’enseignement est donc socratique ou platonicienne. Pour la comprendre, il suffit de se souvenir qu’en français, apprendre se dit de l’élève et du maître. Il rappelait toujours que maître, c’est magister et non dominus. Un enseignement magistral au sens premier du terme est le contraire d’une domination parce qu’il est fondé sur l’intelligibilité du savoir et institue une communauté de pensée entre l’élève et le maître : l’élève, dès qu’il comprend, est l’égal du maître. Dire au contraire, en jargon pédagogique, que l’élève est un apprenant implique que le maître n’apprend pas, et que l’acte d’enseigner est distinct de l’acte d’apprendre ce qu’on ne sait pas, c’est-à-dire que le maître ne fait que transmettre ce qu’il sait. Or enseigner n’est pas transmettre ce qu’on a appris : le professeur n’est pas un communicant.

Cette idée philosophique de la pédagogie requiert que le maître ne vienne pas dans sa classe pour apporter un savoir « tout cuit » mais sache le retrouver devant ses élèves et avec eux. Le cours magistral alors n’est pas séparable d’une interrogation de la classe qui l’amène à découvrir par elle-même la vérité. L’instituteur qui apprend à compter à ses élèves doit chaque année savoir redécouvrir la numération. Il ne s’agit pas d’ignorer la part d’exercice parfois mécanique nécessaire à tout enseignement, ni le fait que les élèves n’avancent pas tous à la même vitesse, et c’est tout l’art du professeur de parler pour tous, quels qu’ils soient, ce qui ne s’apprend que par la pratique, comme tout art. L’essentiel consiste pour le maître à faire que chacun se découvre esprit, c’est-à-dire capable de comprendre, même et surtout celui qui avance lentement. Outre la maîtrise de la science qu’il enseigne, il faut donc, et même il suffit, que le maître n’oublie jamais qu’il s’adresse à des esprits[1]. Mais il faut, pour donner un enseignement ainsi magistral, aimer revenir toujours à l’élémentaire, aimer soi-même le redécouvrir comme si c’était la première fois qu’on le voyait. Aimer voir s’ouvrir au vrai de jeunes esprits.

Tout le propos de Jacques Muglioni repose sur une idée de la relation du contenu du savoir à l’esprit, que résume la troisième règle cartésienne de la méthode : « conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître pour monter peu à peu, comme par degrés, jusqu'à la connaissance des plus composés »[2] ; c’est-à-dire, ne jamais avancer qu’en fonction de ce qu’on comprend, sans se précipiter sur les dernières découvertes d’une science qu’on ne maîtrise pas. Il en résulte une limitation des programmes scolaires : il convient de ne jamais proposer aux élèves des classes du primaire et du secondaire un savoir dont ils ne pourraient pas rendre raison.

Apprendre ainsi à juger, c’est acquérir l’habitude de distinguer ce qu’on sait et ce qu’on ne fait que croire. Par là, l’école prépare à la citoyenneté sans avoir besoin d’une prédication morale et politique : elle est laïque sans même avoir besoin de le dire. Ces brèves remarques devraient permettre de comprendre pourquoi, philosophe, Jacques Muglioni a mené un combat politique pour défendre l’enseignement primaire et secondaire, quand les diverses réformes, au moins depuis toute la seconde moitié du XXe siècle, allaient dans un tout autre sens. On voit aujourd’hui où elles ont mené. La conférence « La fin de l’école », qui, en 1980 avait scandalisé les institutionnels auxquels elle s’adressait, peut paraître prémonitoire : annonçant la fin de l’école et de la laïcité, elle ne faisait qu’élucider les présupposés d’une pédagogie fondée sur la psychologie et la renonciation à l’instruction.

[1] Jacques Muglioni disait que la pédagogie n’est pas une psychologie appliquée mais une philosophie pratique.

[2] Descartes, Discours de la méthode pour bien conduire sa raison, et chercher la vérité dans les sciences, deuxième partie (AT, VI, page 18).

Libérer l'école


D’après le tapuscrit de Jacques Muglioni, ce texte a été prononcé le 24 mai 1991 à la Sorbonne. Il a également fait l’objet d’une communication le 11 avril 1992 au colloque de Lyon-Villeurbanne organisé par le Grand Orient de France, intitulé :
La République. Idéal et réalités. Cette présentation a été suivie d’une discussion dont nous ne transcrivons que les parties dans lesquelles Jacques Muglioni est intervenu.

Texte publié dans : 

  • La revue Humanisme, n°205-206, septembre 1992, L'heure républicaine, Livre blanc

  • Une publication inconnue qui fait suivre le texte de Jacques Muglioni d’une discussion, paginée 41 à 54.

Texte adopté : La revue Humanisme. Nous avons toutefois choisi de conserver l’organisation des paragraphes du tapuscrit, celui-ci semblant plus précis que les publications.


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Tout tient en deux mots : on prétend libérer l’école, tandis qu’on la réduit en servitude. L’école se disait libératrice : les progrès de l’instruction publique devaient permettre de changer la société. Maintenant c’est la société telle qu’elle est qui veut changer l’école, en faire l’un de ses rouages, la mettre à son service exclusif. Pédagogues et sociologues au pouvoir accomplissent cette besogne de nivellement. L’école n’est plus le lieu où l’on peut s’instruire, s’élever à la culture, apprendre à penser par soi-même, à distance du présent. Elle n’est plus, au moins dans l’intention des politiques, que la servante de l’économie, l’antichambre du travail salarié ou des affaires. Platon disait, je crois, que pour former un esclave il faut peu de temps. Pas besoin d’école : un stage suffit. Pour faire des hommes libres, c’est autre chose !

L’école est au banc des accusés. On lui reproche d’être un camp retranché, un univers carcéral ; en marge de toute réalité, elle ne prépare pas à la vie. Au lieu de s’enfermer dans une orgueilleuse indépendance, elle doit s’ouvrir, se mouler sur l’environnement, se tenir à la disposition des intérêts particuliers, régionaux, locaux. L’échec d’un nombre croissant d’élèves maintenus de force et contre leur intérêt dans la voie des études classiques est présenté comme l’échec de l’école elle-même. On en conclut que le changement quantitatif doit entraîner un changement qualitatif. Ce que tout le monde ne peut pas faire, qu’il soit interdit à quiconque de le faire ! Car nul n’est respectable s’il n’est déclaré bachelier : tel est l’axiome de ce qu’on appelle effrontément l’école démocratique. Ce discours de mépris passera, comme tant d’autres. Peut-être même, selon de récents échos, est-il sur le point de passer...

Mais en attendant quel sort est-il réservé aux maîtres, instituteurs, professeurs, auxquels naguère encore une relation essentielle au savoir et à la culture assurait l’indépendance, l’autorité, par suite la considération à la fois du pouvoir temporel et du public ?

Il faut poser la question en ces termes si l’on veut comprendre quelque chose à ce qui nous arrive. Il est certes indispensable de dénoncer la surcharge des effectifs, le délabrement des locaux, le désordre des établissements, l’insuffisance des traitements, la crise dramatique du recrutement et choses semblables. Mais cette dénonciation répétée risque de rester vaine si l’on ne remonte pas jusqu’à une cause générale. Car une telle abondance d’effets déplorables ne peut pas résulter de hasards malheureux, de simples maladresses politiques.

Osons le dire : l’école, telle que la plupart d’entre nous la concevaient et, pour cette raison même, avaient choisi de la servir, n’intéresse plus la société dans l’ensemble du monde occidental. L’économie de marché, la trilogie production – échange – consommation, déjà tant vantée par les économistes libéraux du XVIIIe siècle, tend à investir la société dans toute son étendue pour ne laisser place à aucune autre institution vraiment indépendante. Dans l’euphorie de la consommation devenue mesure de toute vie, le public n’a plus d’exigence proprement politique. Ainsi s’installe une sorte de totalitarisme économique, doux en apparence, bariolé, mais en réalité exclusif, intolérant à tout ce qui ne lui est pas entièrement dévoué. L’école où l’on s’instruit par méthode et démonstration, où on lit pour le plaisir les plus beaux poèmes, est désormais de trop. On n’a pas d’argent à dépenser pour des choses aussi futiles, pour tout dire aussi peu rentables !

Quand nous déplorons l’effet destructeur des réformes, il nous faut savoir que le mal vient de loin. Pardonnez-moi d’évoquer plus particulièrement la philosophie, mais toutes les grandes disciplines sont logées à la même enseigne. Simone Weil écrivait déjà en 1942 peu avant sa mort : « La mode aujourd’hui est de progresser, d’évoluer. C’est même quelque chose de plus contraignant qu’une mode. Si le grand public savait que la philosophie n’est pas susceptible de progrès, il souffrirait mal sans doute qu’elle ait part aux dépenses publiques. Il n’est pas dans l’esprit de notre époque d’inscrire au budget ce qui est éternel » .

Pour sauver l’école, il faudrait qu’il existât une instance assez indépendante du monde des affaires, une autorité qui ne serait pas seulement préoccupée de faire marcher la boutique, en un mot une volonté proprement politique, comme il a pu en exister parfois dans un passé qui s’éloigne. Car nous en savons quelque chose : il est moins possible que jamais de faire passer en haut lieu le message le plus simple.

Le supermarché mondial, c’est grisant. Tenir tête aux Japonais, c’est sublime. Mais pourquoi le marché devrait-il absorber toute institution, ne comporter aucune marge de liberté vraie ?

Il fut un temps où le monde des affaires tolérait la libre spéculation dans le meilleur sens du mot. Dans une lettre adressée d’Amsterdam, Descartes écrit : « ...en cette grande ville où je suis, n’y ayant personne, excepté moi, qui n’exerce la marchandise, chacun y est tellement attentif à son profit que j’y pourrais demeurer toute ma vie sans être jamais vu de personne... Le bruit même de leurs tracas n’interrompt pas plus mes rêveries, que ferait celui de quelque ruisseau » . 

Mais nous ne demandons pas autre chose !

Il est vrai que Descartes n’avait pas besoin, comme il dit si bien, de faire un métier de la science pour le soulagement de sa fortune. Mais enfin notre opulente modernité ne peut-elle donc tolérer un espace de liberté où il soit possible d’offrir instruction et culture sans l’obsession de la rentabilité ? Coûte-t-il vraiment trop cher de consacrer quelques heures à lire en classe Rimbaud ou Ronsard, de continuer à enseigner la démonstration ? Est-ce vraiment perdre son temps ? Car le temps, entendons le nombre d’heures de cours, c’est de l’argent ! Il est assurément plus économique d’appliquer sans réfléchir des formules toutes faites.

Mais surtout l’univers de l’information audio-visuelle permanente est allergique à l’école. Dès qu’on croit savoir, on ne veut pas apprendre. Ce qui n’est plus tolérable, c’est de commencer par le commencement, de mettre en plein jour l’élémentaire, de procéder par ordre, de justifier ce qu’on avance. Le bain médiatique fait paraître archaïque le moindre effort intellectuel. L’école n’est pas seulement déconsidérée ; elle n’est pas seulement en chute libre à la bourse des valeurs ; il existe jusque dans les milieux dirigeants une véritable haine de l’école pouvant seule expliquer l’acharnement avec lequel est mise en cause l’indépendance traditionnelle du corps enseignant.

On a entendu dire un jour au cabinet d’un ministre, rue de Grenelle, qu’un professeur qui consacre une heure de recherche dans une bibliothèque vole cette heure à ses élèves. Il n’est plus question de flâner dans une librairie, de continuer de s’instruire, de se cultiver dans la discipline qu’on enseigne.

Qu’on me pardonne cette redite : si le négociant, celui qui selon le latin n’a pas loisir, pose la question de la fable : « que faisiez-vous au temps chaud ? » Il est impossible de lui répondre « je chantais »  ; notre société affairiste tolère très bien le bruit, mais elle n’aime pas la musique !

Et puis le loisir au sens grec, Σχολή / scholè, d’où vient le mot école, n’est pas compatible par les grilles de gestion. On voudrait nous faire croire que, par son mode même de fonctionnement, notre société tend peu à peu à exclure de l’école tout ce qui se rapporte à la formation de l’esprit, à la culture désintéressée.

Entendons-nous bien : ce discours n’est pas celui des industriels qui, quant à eux, préfèrent en général des hommes instruits et cultivés. Il est le fait des sociologues et pédagogues conseillers du Prince.

Le savoir et la culture continueront certes de se transmettre au petit nombre par les voies confidentielles et familiales dont peuvent toujours bénéficier les privilégiés. C’est une forme de privatisation qui, n’ayant rien de spectaculaire, risque, au moins dans un premier temps, de ne pas susciter de contestation sérieuse. Faut-il alors nous en tenir à nos chères études en attendant que prennent fin les nuisances du discours pédagogique et que d’elle-même l’école renaisse de ses cendres ? Ou bien conduire en même temps avec vigilance la réflexion qui, dés aujourd’hui, peut nous conforter dans sa défense ?


Discussion

Bernard Frangin

Monsieur MUGLIONI nous a parlé du beau mot d’élève. Je voulais lui demander s’il n’y a pas eu aussi naguère un beau mot qui était le mot de maître d’école, parce que les maîtres d’écoles étaient les grands dévoués de la République ; ceux qui chaque matin faisaient inscrire au tableau noir une devise civique qui était digérée pendant toute la journée. Je crois que c’est les maîtres d’école qui ont fait, pendant très longtemps, des petits Français de bons citoyens.

Jacques Muglioni

Depuis qu’on ne fait plus de latin, on commet des contresens, et pendant toute la période des années 60, on a cru que « maître » traduisait le latin « dominus », c’est-à-dire celui qui domine. On avait complètement oublié le terme de « magister ». Il n’y a aucun rapport entre le maître d’école et le maître d’un chantier ou de maison. Ce contresens prouve l’illettrisme contemporain.

[…]

Public

Dans son livre sur la République, Platon explique comment les lois de la République permettent à des tyrans de prendre tranquillement le pouvoir. Pensez-vous que cela pourrait se reproduire aujourd’hui, en Europe, et si le risque existe, que peut-on faire pour l’écarter ?

Jacques Muglioni

Sans être un spécialiste de Platon, on est obligé de revenir à la distinction des mots « démocratie » et « république ».

Dans le grand dialogue que nous appelons La République, Platon donne au mot « démocratie » un sens que généralement aujourd’hui nous refusons.

La démocratie, il ne la définit pas comme nous définissons la République, mais comme le pouvoir du dèmos, c’est-à-dire du peuple, mais du peuple considéré comme foule. C’est très clair en particulier dans l’Apologie de Socrate. Socrate raconte qu’on a voulu un jour le mobiliser pour participer à la mise en place d’un procès, le procès des amiraux qui, après la bataille des Arginuses, n’avaient pas relevé les morts à cause de la tempête. Certains voulaient un procès collectif. Et Socrate s’y est opposé parce que selon les lois du temps de

Périclès, les procès collectifs étaient exclus, c’est-à-dire que Socrate se référait à la Loi. Il n’y a pas de République sans Loi. La dictature du dèmos, du peuple, ce n’est pas la République. À la limite de la signification du mot « démocratique », on pourrait dire que le lynchage est un phénomène parfaitement démocratique puisque tout le monde est d’accord.

Il est évident que pour nous le mot « démocratie » a un autre sens. Alors nous sommes pris dans une difficulté qui est évidemment en partie de l’ordre du langage ; par exemple chez un auteur comme Montesquieu, République et démocratie ne s’opposent plus. Mais ce n’est pas toujours le cas, quand par exemple, il y a la dictature de ce qu’on appelait le peuple, le dèmos, la foule, et par là-même la dictature des orateurs. Si c’est la foule qui a le pouvoir, alors ce sont les individus qui sont capables de capter l’attention et l’intérêt de la foule qui sont au pouvoir. Et d’orateur en orateur, on va jusqu’à celui qui attirera sur lui l’admiration et l’adhésion, c’est-à-dire le tyran. Voilà pourquoi Platon peut dire que la pente naturelle de la démocratie conduit à la tyrannie : c’est par l’intermédiaire du règne des orateurs.

[…]

Public

 […] Lorsqu’on a le pouvoir, on va s’attacher à mettre des coussins, des relais, des régulateurs, jusqu’à ce que ces régulateurs entre le citoyen et le pouvoir deviennent davantage des coussins que des échos. 

Ce grand régulateur, c’est l’administration de ce que vous appelez la République. Il y a actuellement énormément de problèmes à traiter entre cette administration du pouvoir et le citoyen au service duquel elle prétend être. D’ailleurs aucun citoyen aujourd’hui ne vous dira qu’il sent l’administration à son service. Il y a là un indicateur très formel du risque de voir glisser la République dans un pouvoir qui n’est même pas celui que l’homme politique met en place pour soi-disant administrer le collectif. Qu’en pensez-vous ?

Jacques Muglioni

Je pense que ce n’est pas une question, mais vous avez en même temps que posé la question, fourni une réponse. J’ai retenu surtout l’idée que le pouvoir dans un pays qui se dit à la fois républicain et démocratique, est un pouvoir tout-à-fait enfermé sur lui-même et inaccessible. On croit qu’on a affaire à des personnalités qui ont été régulièrement élues, et qui par suite, représentent le peuple. En fait, quand on s’approche des diverses instances, on s’aperçoit que les ministres, etc., sont « entourés ». Ils sont complètement coupés du monde extérieur, de l’opinion et même si toutes les formes de la courtoisie sont respectées, ils sont radicalement inaccessibles. Voilà pourquoi le message ne passe pas, et il ne passe pas parce que les hautes personnalités politiques sont comme prévenues ou placées dans l’impossibilité d’entendre, par un entourage. Voilà, d’où parfois, certaines déceptions parfois très amères.

Public

Ma question s’adresse à Monsieur Muglioni et a trait au rôle de l’école dans la République. On reproche souvent à l’école de s’ouvrir à la vie. La généralisation de cette tendance est peut-être à regretter. Mais ne peut-on pas penser aussi qu’ouvrir l’école à la vie soit la seule façon, face à un public scolaire difficile et nombreux pour certaines catégories d’établissements, n’est-ce pas la seule façon de le préparer à devenir citoyen de la République ? Ouvrir l’école à la vie, n’est-ce pas la seule façon de recréer un tissu social, qui fait cruellement défaut à ce public scolaire ?

Jacques Muglioni

Ce serait tout à reprendre, n’est-ce pas ! D’abord, parce qu’ouvrir l’école à la vie, c’est contraire à la laïcité. L’école n’est républicaine que si elle est un lieu retiré, c’est-à-dire un lieu où l’on est libre. Dans la famille, dans la profession, dans la rue, l’homme n’est pas libre.

J’ai été invité l’an dernier à parler un mercredi matin à des lycéens de classe terminale d’un lycée de la banlieue parisienne. Ils étaient une centaine, et je leur ai dit : « entre les quatre murs de cette salle, vous êtres libres ». C’est quand vous sortirez, que vous mettrez les écouteurs sur les oreilles, que vous suivrez les opinions, que vous verrez la télévision, que vous subirez les influences, c’est là que vous ne serez pas libres. On est libre dans l’école, dans la classe, avec ses murs nus ; on n’est pas libre ailleurs. Alors, l’ouverture à la vie, c’est évidemment l’annonce de la servitude.

Qu’est-ce que c’est la vie ? C’est la vie avec ses préjugés, avec ses mœurs changeantes ; la vie c’est ce qu’il y a de plus contingent et de plus incertain. Or, l’enfant doit entrer à l’école pour y acquérir des certitudes profondes et personnelles, qui soient de l’ordre du savoir et de la raison. Voilà pourquoi il faut un recueillement, une séparation, une distance. Dans le monde contemporain, l’école devrait être l’oasis de liberté, où l’on peut véritablement apprendre à penser par soi même.

Voilà pourquoi je crois que toute la rhétorique de l’ouverture à la vie et de l’adaptation vise à la destruction sans pitié de l’école Républicaine.


L'école et le politique

Ce texte – signé « Jacques Muglioni, ancien doyen de l’Inspection générale de philosophie » – a été publié en pages 8 et 9 d’une publication que nous n’avons pas retrouvée. Il semble issu d’une manifestation « Pour l’école. Rassemblement pour la défense de l’enseignement. Lettre ouverte au Président de la République » s’étant probablement déroulée à Lyon en avril 1992.

Avec le texte intitulé Les Pédagogues du ressentiment, il porte sur le rapport de l'école et de la société moderne. On pourrait les mettre sous le titre commun : la modernité contre l'école.


L’école, je veux dire à la fois le mot, l’institution, semble avoir un parfum d’archaïsme. C’est comme un souvenir perdu dans un présent obsédé par d’autres soucis. Céderions-nous à la nostalgie ? Serions-nous incapables d’accepter le cours inévitable des choses, de nous y adapter ? On sait que l’adaptation est le mot de passe de la modernité.

On ne peut avoir un langage commun avec des hommes hantés par ce qu’ils tiennent pour les changements irréversibles du présent. Voilà pourquoi, même au plus haut lieu, notre message ne passe pas. Demander que les enfants apprennent à lire à l’école primaire, que l’école jusqu’à l’université ne soit pas incitée, voire contrainte par un flot de réformes et d’indignes directives, à sombrer dans la paresse, l’agitation ou l’insignifiance, c’est parler dans le désert. Aucune volonté politique – je le répète, au plus haut lieu – ne fait écho. Sommes-nous encore en république ?

Les fanatiques de l’adaptation à tout prix invoquent le réalisme. Or notre temps a amplement montré que les politiques les plus conquérantes, les plus militantes, les plus triomphantes, pouvaient reposer sur une complète illusion. Faut-il attendre, ici encore, que l’événement mette sous les yeux les ruines du système, les lambeaux dérisoires d’un monde auquel on nous exhortait à nous adapter, pour qu’enfin une prise de conscience conduise à la remise en question des principes ?

L’école n’est pas seulement, peut-être même pas essentiellement, la victime des progrès techniques et des mutations économiques. Le plus grave de beaucoup, c’est que trop souvent l’institution ne se respecte plus elle-même, qu’elle se dégrade de l’intérieur sous la pression trop facilement acceptée de doctrines pédagogiques d’origine ancienne, mais aujourd’hui dominantes. Elle a surtout perdu l’appui de l’État qui, de peur d’être pris de vitesse par le changement, l’a peu à peu privée de moyens, plus encore de l’autorité requise par sa fonction. C’est si vrai qu’il est plus facile d’évoquer la noblesse de l’école avec des industriels ou des banquiers, qui ne sont pas tous incultes, qu’avec les apparatchiks de la rue de Grenelle.

Que peut-il advenir d’une société sans cesse conviée à consommer au-delà de tous les besoins réels et de toute mesure, cette course effrénée étant présentée par les tout-puissants gestionnaires comme signe de santé ? Car le paradoxe, c’est que l’on consomme pour produire et non pas l’inverse. Le vécu, c’est la consommation (on croit travailler pour s’acheter une voiture) ; l’objectif réel, c’est la production (on s’achète une voiture pour se rendre au travail, pour avoir encore à produire). Tel est le cercle vicieux invisible aux tenants de l’adaptation et cachée au plus grand nombre qui est traité comme simple moyen.

Ainsi l’école se voit-elle assigner les objectifs d’une société qui ne cherche pas à savoir où elle va. Ce n’est absolument pas le désir d’instruire et d’éclairer qui inspire les réformes en cours. Mais un pouvoir politique inféodé à l’économie, à l’argent, renonce à avoir une volonté propre. Il se prive ainsi de toute compétence en matière d’enseignement. École et République demeurent solidaires dans l’adversité, comme elles avaient pu l’être au temps plus heureux, malgré la condition prolétarienne alors si pesante, qui voyait l’avènement de l’instruction publique.

L’enseignement aurait-il encore un sens dans une société productiviste et marchande sans autre dimension, sans autre ambition ? On a sans doute besoin d’agents de gestion et de chefs d’entreprise, mais faut-il leur livrer la cité ? Appétits et profits peuvent-ils être les censeurs de l’école ? Qu’est-ce que cette guerre sainte menée contre l’instruction publique ? Une société repliée sur elle-même et n’ayant d’autre objectif que son expansion matérielle est incapable d’assurer le bien commun. Le technicien n’est pas un maître ; il n’a pas qualité pour décider du vrai et du faux. Le négociant n’est pas davantage l’arbitre du juste et de l’injuste, du bien et du mal. S’instruire, ce n’est ni consommer ni produire ; ce n’est pas s’apprêter à servir, mais bien plutôt se libérer et s’élever. Mais dans le langage servile des pédagogues au pouvoir le beau mot d’élève est proscrit, comme celui de maître ; car, depuis qu’on ne sait plus de latin, on confond dominus et magister, d’une part celui qui domine, d’autre part le maître d’école, celui qui éclaire ! Nous demandons précisément que soit reconnue la dignité des maîtres.

Qui peut nier l’importance de l’économie, la nécessité de gagner sa vie, d’avoir une profession ? Sur un sujet si brûlant il y a certes lieu d’être vigilant, d’inventer, surtout de faire preuve de volonté politique. Mais, parodiant la célèbre formule de Rabaud Saint-Etienne, un historien contemporain écrit avec bonheur : « notre économie n’est pas notre code ». Et encore : « La république enseigne ou n’est pas ». L’école accueille les futurs citoyens pour faire d’eux d’abord des hommes libres. Elle n’est absolument pas un service, comme on l’a proclamé étourdiment, ce service fût-il public, comme les postes ou les chemins de fer. Elle n’a ni clients, ni partenaires, ni usagers. Sa fin propre est d’instruire et d’abord de l’élémentaire qui seul propose une connaissance libératrice. Elle se donne ainsi pour tâche de révéler à la pensée sa puissance, de l’élever au vrai, de l’instruire du droit. Sa fin est donc tout le contraire de l’adaptation. On ne va pas à l’école pour y retrouver l’environnement, pour chérir cet enfermement, mais bien plutôt pour en sortir, pour prendre ses distances, pour devenir capable de juger. Confiner l’école dans le commentaire répétitif et insipide du vécu, voire la reproduction rituelle du « culturel », c’est en faire un lieu de dressage et d’asservissement, un cachot dans une prison. Mieux vaut encore l’école buissonnière que le scoutisme pédagogique ! L’école, lieu de l’égalité, n’est pas non plus vouée à l’égalitarisme : de chacun selon ses capacités, à chacun selon son travail et son talent. Ce n’est pas à l’école d’être démocratique, c’est à la démocratie d’être scolaire.

D’un mot, l’école, c’est les lumières. Et qu’est-ce que les lumières ? Reprenons les mots même de Kant : c’est sortir de sa minorité, penser par soi-même ; c’est avoir le courage de se servir de son propre entendement. Voilà ce qui est compromis par tous les projets de réforme en cours. On veut une société dont l’esprit ne puisse plus s’évader. D’où cette guerre acharnée contre l’école. Or ce n’est pas à l’école de s’ouvrir : elle est l’ouverture ! Il n’y a plus de république là où les intérêts et les improvisations arbitraires disposent de l’État. Nous attendons qu’enfin une volonté proprement politique ose élever la voix.


Eloge de nos maîtres, par Régis Debray


Ce texte a tout d’abord été publié dans l’hebdomadaire
Le Point (voir ci-dessous), sous le titre « La gloire de mon Maître ». Ce titre était suivi du chapeau suivant : « Une ode à l'école, un hymne à la République, un mode d'emploi de la liberté d'esprit, un hommage à son prof de philo : dans ce texte que publie "le Point", Régis Debray se livre. Et se délivre. »

Nous remercions Régis Debray de nous autoriser à partager ce texte.

Texte publié dans : 

-Le Point, 4 février 1991, numéro 959, Document, pages 82-88.

-Les Préaux de la République, Préambule, Minerve, Paris, 1er trimestre 1991.

Texte adopté : Les Préaux de la République


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Une estrade, un bureau de bois, un tableau noir. Des murs ternes et nus, marronnasses ou jaunâtres, sans images ni affiches. Une odeur de renfermé, à base de vieille poussière et de craie fraîche – l’immortelle odeur des lycées à l’ancienne, avec leur préau aux piliers de fonte et leurs longs couloirs sombres aux planchers de bois humide. Quarante dadais un peu hagards, penchés sur leur cahier, prennent des notes à perdre haleine, sans relever la tête. Debout, un homme parle en allant et venant devant l’estrade, tête baissée lui aussi. Il se parle, laborieusement, régulièrement, phrase après phrase. Comme un athlète à l’exercice, dans un stade désert au petit matin, et chaque mot semble lui coûter un effort intime, quasiment musculaire. Cet homme transpire idée après idée, dans l’ahan rythmé d’un batelier de la pensée, tirant après lui trois mille ans de raison. Il ne dicte pas. Il réfléchit à voix haute devant témoins, sans prendre personne à témoin, comme si, au fond, il était seul. À chaque pause entre les phrases, on entend voler les mouches, en été, et le crissement des plumes sur le papier, en toutes saisons. Mais ici, il n’y a plus de saisons, ni de météo, ni de pétarade. Il n’y a plus de France, de journal, de culture ni d’identité culturelle, de revenus ni de niveaux de revenus. Sans doute y avait-il, il y a quelques minutes encore, une quarantaine de gosses de riches avec une demi-douzaine de chahuteurs expérimentés et quelques fils de concierge en souffre-douleurs ; une quarantaine de petits étourdis du XVIe arrondissement de Paris, odieux de jactance et de vanité. Mais quand cet inconnu entre, pose sa serviette, toussote pour s’éclaircir la gorge, commence à voix basse son cheminement dialectique et solitaire, le silence se fait aussitôt, et ce sont soudain quarante adolescents sans âge qui se mettent en marche à leur tour derrière cet aîné, ni jeune ni vieux, qui médite en marchant devant eux. Ils ont oublié en un clin d’œil leur famille, naissance, préjugés, prétentions et projets de carrière. Étrange assemblée, à la fois abstraite et dense, que fait une salle de classe dont on force l’attention, comme si la raison en chacun se mettait à prier en silence. Elle n’a rien d’une communauté mystique, avec mots de passe et secrets d’initiés : n’importe qui ici pourrait s’adjoindre au groupe, pourvu qu’il arrive à l’heure, s’assoie sans faire trop de bruit et daigne se rappeler les premières pages d’un manuel de géométrie d’école primaire. Rien de convivial ni de particulièrement « épanoui ». Personne ne songerait à mettre les pieds sur la table ni à grimper aux rideaux. Ni à interrompre le prof en l’appelant par son prénom. 


Jacques Muglioni m’a appris à la fois la politesse et la République. Je lui dois le peu d’indocilité et d’indépendance d’esprit dont j’ai pu depuis, rarement, faire preuve. Je lui dois le meilleur, et quand le pire reprend le dessus (le plus souvent), revient tôt ou tard le souvenir de son enseignement. Qu’est-ce que Muglioni penserait de ce bâclage ? De cette vacuité, cette esbroufe, cette modernité-merdonité comme dit Leiris ? De ce feu d’artifices et de faux-semblants ? Je le vois alors me renvoyer ma copie d’un air glacial, sans un mot de réprobation, sans une annotation en marge. « Il n’y a pas d’enseignement sans un ressouvenir », dit Socrate à Ménon, jeune patricien, amateur de science et notamment de géométrie, bien disposé mais proie facile pour le jeu des influences et des intérêts. Certainement, Ménon a mal vieilli. Homme important, leader d’opinion ou agitateur politique, il a fini par faire partie du paysage de son pays : un Athénien qui compte. Je l’imagine en train de se souvenir de cet étrange Socrate, sur le tard, à qui il avait demandé si la vertu peut s’enseigner et qui lui avait d’abord répondu : « Vous savez moi, la vertu, je ne sais même pas ce que c’est. » Je connais bien le remords de Ménon le Thessalien devenu, aux abords de la cinquantaine, un sophiste de métier, ayant pignon sur rue, et dont Platon avait sans doute oublié jusqu’au nom. C’est quand il est trop tard qu’on se souvient du ressouvenir, qu’on aurait dû se souvenir de revenir à temps au lieu des réminiscences. C’est à la fin qu’on découvre qu’on ne peut se dispenser des commencements, qu’on a eu tort de se précipiter sur le fin mot de l’histoire et qu’on a perdu son temps en voulant en gagner, pour couper court à l’école. Aux rudiments. Aux éléments. Aux principes. À l’enseignement élémentaire des commencements : par exemple, comment construire le double d’un carré, comment définir la vertu, ou le propre d’une République. On ne peut pas tricher du matin au soir. Quand le vieux Ménon a eu gagné la course aux sondages de popularité dans l’Attique, je suis sûr que, dévoré par les complications et las d’épouser son temps, il a ressenti le besoin de refaire le chemin par le début. Et de revenir à Muglioni. 

Quand, à la fin de 1957, j’ai quitté le lycée Janson-de-Sailly, où Muglioni avait été mon professeur de philosophie, je ne savais encore rien de son privé. J’aurais été incapable de dire quelles étaient ses opinions politiques, ses sports de prédilection ou son milieu d’origine. Était-il communiste, libéral, centriste ? Mystère. Il nous avait expliqué Descartes et Kant avec passion, Durkheim avec intérêt, Marx et Freud avec respect, mais il tenait tous les ismes à distance. Il se contentait de les interroger, après nous les avoir fait écouter. J’ignorais même qu’on pût l’appeler à bon droit « républicain », ou« laïque » car ces mots eux-mêmes n’avaient pas été prononcés devant nous. J’avais découvert son prénom par hasard, au deuxième trimestre. Drôle d’incongruité. Lui avais-je seule ment serré la main ? Il nous intimidait tant par sa timidité que nous délibérâmes tout le mois de juin, au sein d’un petit groupe d’élèves, pour savoir s’il accepterait ou non de venir prendre une fois un pot avec nous au café du Trocadéro, à la sortie des classes : balbutiante invitation qu’il a, si mes souvenirs sont bons, courtoisement éludée. Aucun lien proprement sentimental ne s’était tissé avec notre maître qui ne nous aurait sans doute pas émancipé, à notre insu, du père, des tutelles sociales et du poids des copains s’il n’avait lui-même refusé de devenir notre père, notre tuteur et notre copain. Serait-il resté aussi proche, et pour toujours, s’il n’avait durant un an gardé cette distance, cette retenue un peu sévère et pourtant attentive ? Muglioni ne flatte guère son public d’où l’attachement qu’il suscite. L’anti gourou tirait à lui sans pathos et ne cavalcadait pas loin en avant des troupes. Marianne à l’école, on le sait, élève ses ouailles en allant à pied, d’un pas vif ma non troppo. On ne l’imagine pas le cœur sur la main, se livrant à la confidence. Cette divinité prosaïque et un peu réservée n’est ni Sibylle ni Jeanne d’Arc. Ni trémulations ni extases. En somme, je n’avais pas été, cette année-là, quand une insuffisance républicaine caractérisée menait la IVe République à sa fin, édifié, endoctriné, séduit, fasciné ou transporté mais simplement instruit par un congénère anonyme et têtu. Personne n’avait pris possession de mon âme ; on l’avait mise entre parenthèses, n’en voulant qu’à mon esprit. On m’avait appris à me déprendre, sans autre emprise de relève. On n’avait pas réfuté mes opinions, mais fait découvrir que ce n’étaient que des opinions, c’est-à-dire peu de chose, en se gardant de m’en proposer d’autres. L’école républicaine ne délivre pas de message. Elle délivre tout court. Elle défait des liens. Elle donne de l’air. Une chose est de lever l’écrou, une autre de mettre sur le chemin. Quand vous élargissez un jeune bourgeois ou émancipez un esclave, vous n’êtes pas responsable de ce qu’il va faire ensuite de sa liberté. À la fin de mon année Muglioni, j’étais en mesure de me tromper, mais à la première personne du singulier. Je pouvais, en droit, répondre de mes bêtises. 

J’en ai commis de grosses, peut-être. Car je n’ai pas suivi l’enseignement de mon professeur aussi bien que ses cours. J’ai cru que la Raison pouvait s’incarner dans l’Histoire, et l’Idée se faufiler dans la chair des pouvoirs et des partis. J’ai cru que la logique des forces et celle des idées pouvaient se rencontrer, sinon fusionner. Bref, je n’ai pas bien écouté en classe. Comme Alain, et pour s’en tenir à des catégories « scolaires », je crois que la pensée de Muglioni relève d’une philosophie du jugement, réflexive et critique. Sans mythes ni majuscules. Quand l’écroulement des religions de la Raison remet en vedette les philosophies du cœur et de l’âme, le retour au cogito cartésien paraît un moindre mal. Mais l’ironie et la discrétion propres aux philosophies du jugement ont le défaut pratique de leur qualité intellectuelle, qui est de ne pas occuper le terrain, pathétique, social ou politique. Le silencieux retrait de la rationalité critique nous laissait à nous-mêmes, avec une boussole peut-être mais sans carte, dans la jungle des passions et des appartenances. Il ne nous avait pas mis en garde nommément contre tout ce qui vient s’interposer entre une conscience et l’universel. L’incarnation a ses dangers. La désincarnation, aussi. À trop séparer l’idée de l’histoire, le jugement du corps et la conscience de l’existence, les seconds se vengent et n’en font qu’à leur tête. Bref, si, comme le dit si bien Catherine Kintzler, « pour s’intégrer à l’humanité il faut s’arracher un moment à la société », et si le temps de l’instruction est ce moment fondateur, encore doit-on atterrir quelque part, au sortir de l’école. Cette connaissance du terrain extérieur et de ses accidents, de l’histoire concrète et de ses clivages immédiats, notre maître, par respect, ne nous en soufflait mot. En sorte que les philosophies de l’Idée, qui guettaient dans la rue, en ont attrapé plus d’un. Mais tel était le jeu, et il n’était pas en son pouvoir de nous y soustraire. 

J’ajouterai que si les cours de Muglioni n’étaient pas follement drôles, ni l’homme d’une gaieté imprévisible, ils m’ont fait goûter une joie quasiment physique que je n’ai retrouvée au cinéma qu’avec Jean Renoir, au théâtre qu’avec Marivaux joué par Jean-Louis Barrault et à la rue d’Ulm en écoutant un jour Althusser commenter en roue libre la première page du Discours sur l’origine de l’inégalité

Muglioni, malheureusement, n’écrit que dans des revues spécialisées et assez confidentielles, dont j’ignorais alors jusqu’au titre. Chacun sait que les grands maîtres de l’humanité ont donné un enseignement oral. Nos maîtres d’école, en République, n’ont pas dérogé à la règle qui fut celle de Pythagore, Socrate, Jésus ou Bouddha. S’ils survivent dans l’esprit de leurs élèves, ils ont eu moins de succès et de disciples que leurs prédécesseurs, pour beaucoup de raisons dont la dernière n’est pas que, comme la nostalgie, la mémoire orale, depuis Gorgias et Ménon, n’est plus ce qu’elle était. Si vous aviez entendu, toutes proportions gardées, un cours de Muglioni, vous comprendriez pourquoi les Anciens tenaient le livre pour un succédané de la parole ; et que dans le scripta manent, verba volant, le sacré est du côté de ce qui vole et la pesanteur sans ailes ni grâce du côté de ce qui reste. Les étourdis, hélas, ont besoin de traces matérielles. L’esclave de Ménon pouvait pratiquer l’anamnèse, il avait été bien entraîné. Nous n’avons plus la même aptitude, en l’absence d’enregistrement, à enrayer l’amnésie. Il m’est arrivé, comme à tout le monde, quelques malheurs. Il me semble que le plus grave fut d’avoir perdu mes notes de cours de la classe de philo. Prof à mon tour, je les prêtai négligemment à un collègue, à des fins de confrontation. Elles passèrent de main en main et l’oubli aidant, le sillage s’en est perdu je ne sais où. Je crois aujourd’hui que la vie serait pour moi moins risquée et le monde moins dangereux si je pouvais relire toutes ces choses si élémentaires qui me furent enseignées à l’âge de seize ans, conformément à l’ordre du programme. 

Les connaissances élémentaires sont celles qui permettent d’en acquérir d’autres, par ordre et degré, et selon des règles sûres. Instruire, c’est, selon l’étymologie, mettre en ordre, mettre debout, édifier. La République est un édifice, dont l’instruction primaire est la base ; et l’enseignement de la philosophie dans le secondaire, la clef de voûte. Ceux qui brocardent la philosophie des professeurs et les mentalités « primaires » sont sans aucun doute des génies créateurs. Je doute qu’ils aiment la philosophie et suis sûr qu’ils détestent la République – qui se font contrefort l’une à l’autre. La preuve : elles fleurissent et dépérissent en même temps. Quand vous voyez le statut de l’enseignement philosophique dans les lycées remis en cause, soyez sûr que l’institution républicaine a du plomb dans l’aile. C’est qu’il n’y a pas de république sans école ni d’école de la liberté sans philosophie pour tous à l’école. Supprimez le projet spéculatif, rayez de l’apprentissage des métiers l’abstraction désintéressée, et vous n’aurez plus en guise d’instruction publique que dressage et maternage, fabrique d’esclaves spécialisés pour les besoins de l’industrie ou bien pépinière de vieux poupons crédules en manque de gourous et de nourrices. Tout sauf une école de citoyens.

Je définirais volontiers la morale républicaine comme un optimisme de l’ordinaire ; et l’esprit laïque comme une confiance instinctive dans les vertus de l’élément, seul apte à fonder une discipline de pensée indépendante des doctrines religieuses ou politiques. Les filles et fils des Lumières – cette thèse est leur signe distinctif – posent l’élément comme libérateur. Et ce, à quatre titres – dont chacun fait difficulté, et donc polémique.

L’élément est général. Et la philosophie qui réfléchit les premiers éléments du savoir n’est pas une discipline régionale, à insérer dans le chœur interdisciplinaire des sciences humaines. On peut dauber sur le spécialiste des idées générales ; on ne peut empêcher qu’il se dresse comme l’incarnation de l’esprit d’ensemble face à l’obsession contemporaine de « la spécialisation dispersive » déjà dénoncée par Auguste Comte ; comme le radical face au fragmentaire, ou l’organisé face au rhapsodique.

L’élément est simple, comme le vrai. Il s’oppose comme la méthode à la recette, l’abstrait à l’abscons, la découverte à la trouvaille, le style classique au galimatias et à l’amphigouri. Un cours, un texte de Muglioni, n’importe qui peut le comprendre ; c’est lisse, dense et d’une seule coulée. L’idée reçue selon laquelle tout ce qui est clair est superficiel répugne à la profondeur républicaine.

L’élément est premier, comme le principe et l’axiome. C’est dire que les fondements d’une discipline ne sont jamais modernes : les premiers principes ignorent en les surplombant les derniers cris de la mode. Les philosophes vivent et pensent par nature à contre-courant des nouveautés et des rénovations car ils ont pour vocation de remonter des conséquences aux causes, des épigones aux grandes œuvres du passé. Ils sont par définition avec « le vieux », du côté du paleo et de l’archeo dans la permanence des définitions premières, contre l’assaut lui aussi permanent des neo. Dans un monde où « l’évidence des conclusions empêche de s’interroger sur les prémisses », qui ne s’en laisse pas conter sera vite brocardé comme retardataire. Et l’on étendra au républicain ce que Muglioni, dans le fil d’Alain, dit de l’enseignement : qu’il « doit être résolument retardataire pour éviter d’être rétrograde ».

L’élément enfin est universel. Les éléments premiers sont incontestables et transmissibles à tout être raisonnable, à la seule condition qu’il y prête attention. Ainsi les mots les plus ésotériques, compliqués ou difficiles se décomposent-ils en syllabes et en lettres, éléments simples et exhaustivement dénombrables. La parole sacrée, « grâce à l’alphabet, devient chose profane et virtuellement démocratique ». Les révélations supposent la foi, et l’information, un privilège d’accès. L’arithmétique et la grammaire, les règles de formation des lettres et des mots, n’exigent aucun passeport. L’élémentaire est ce qui est commun à toute l’humanité, en deçà du clivage des ethnies, du développement, ou de la richesse. Élémentaire est la notion qui dort en chacun. Elle répugne donc aux habiles et aux apprentis tyrans. Face au rayonnement des héros exalté par les cultures aristocratiques, aux illuminations de la grâce vantées par les mystiques ésotéristes, l’idéal de l’encyclopédie populaire oppose l’apprentissage de tout par tous. Il se garde de l’entassement inerte des savoirs parce qu’il progresse et juxtapose à partir des premiers maillons. C’est parce que tout est démontrable à partir des commencements que tout sujet humain est habilité, en droit, à tout comprendre. La possibilité théorique d’un accord universel sur les éléments premiers du savoir, et l’égalité des hommes par delà toutes leurs différences de fait, se supposent l’une l’autre. Et la primauté de l’élément fonde l’antériorité du droit à la ressemblance, sur le droit à la différence. C’est une seule et même chose que de procéder par définitions, postulats et axiomes, et de placer l’unité du genre humain au-dessus des populations et des folklores. Un universalisme républicain ne fait pas la somme des particularités locales, pas plus que la règle de droit ne résulte d’une addition de cas particuliers. L’esprit d’analyse que nous disons républicain est fondé à supposer une communauté transcendante aux collectivités historiques, qu’il appelle « l’humanité », par ceci qu’il existe des notions premières communes à toutes les nations, telles que les règles de la logique justement dite élémentaire, du calcul et de la déduction. C’est seulement ainsi qu’il pense l’unité historique de l’humanité, qui ne varie pas essentiellement au gré des latitudes, au lieu de fragmenter l’humanité dans l’espace selon cette sorte d’« exotisme transcendantal » que l’ethnologie et la sociologie proposent parfois sous le nom de relativisme culturel.

Si le monde est intelligible à partir de quelques règles de méthode ; si nulle circonlocution, nulle fulgurance ne me donneront autant de lumière qu’une règle et un compas ; si tout peut s’apprendre selon une suite finie d’opérations élémentaires –, c’est la ruine de l’argument d’autorité. Nulle autorité n’est plus haute que celle de l’homme le plus modeste pourvu qu’il ait appris à raisonner. Il n’aura pas besoin d’expert ni de prêtre, d’onction ni d’autorisation pour dévider à part lui « ces longues chaînes de raisons toutes simples et faciles ». Élément, ma noblesse. Rudiments, notre dignité. L’instituteur occupe dans la Cité le premier rang. Qui garde l’école élémentaire garde le sanctuaire de l’humanité, qui se distingue de tous les autres en ce qu’il est ouvert à tous, riches ou pauvres, français ou zoulous, provençaux ou alsaciens. Inculquer l’abécé, le l, m, n (d’où s’est formé « élément »), c’est dévoiler au petit homme tout l’ordre du monde, en le rendant capable non de compter ou d’épeler mais de démontrer, c’est-à-dire de retrouver en lui-même les lois de formation des nombres, des phrases, et pourquoi pas, un jour, de la matière et du cosmos. Car il n’est pas de totalité insécable et close sur elle-même, ni de complication empirique qu’une bonne méthode de pensée ne puisse ramener à quelques fondements simples et descriptibles, susceptible de faire l’accord des esprits. Tel serait, en résumé, débarrassé de son anticléricalisme d’époque, l’évangile des « Petit Chose » qui nous ont faits ce que nous sommes. Celui de Joseph Pagnol à l’école primaire d’Aubagne, comme de Louise Michel déportée enseignant la grammaire aux canaques. La Gloire de mon père vient de là ; et l’étrange lumière qui réchauffait nos petits matins d’hiver, quand nous avions douze ans. 


Une très vieille lutte oppose les tenants de l’origine et ceux du fondement. Et n’allons pas trop vite taxer de naïveté l’imagerie laïque des écoles normales primaires d’antan, comme celle du père Pagnol prouvant « la mauvaise foi des curés par l’usage du latin, langue mystérieuse et qui avait, pour les fidèles ignorants, l a vertu perfide des formules magiques ». Cela nous fait sourire, mais cela n’est pas idiot. Selon que vous mettez la racine des choses en bas ou en haut, en chacun d’entre nous ou en Lui, dans les Éléments d’Euclide ou dans un Livre Sacré, vous direz « éducation d’abord », ou « Révélation d’abord ». Explication ou interprétation. Théorème ou exégèse. Cela fait toujours deux familles d’esprit, deux tempéraments, deux échelles de valeurs, et même deux régimes. On disait à Aubagne en 1900 : république ou monarchie, frondeurs ou fidèles. Esprits forts ou culs bénis. Un peu de l’antique partage animait encore la mythologie populaire en 1950 : Peppone contre don Camillo. Rouge contre blanc. Maire contre curé. Les expressions politiques du choix implicite et premier peuvent varier, et chacun pourra retrouver en 1990 ces rôles de répertoire dans son journal préféré. Loin des passions éteintes de la politique, bon an mal an, la scène intellectuelle perpétue sous d’autres noms la bisbille platonicienne du philosophe et du sophiste. Dans la connaissance aussi, il y a les tenants du cheminement et ceux du rayonnement, les méthodiques et les virtuoses, les déconstructeurs et les séducteurs, les lambins et les fonceurs. Et la sourde lutte de classe qui se joue ici ressemble aux rivalités des fantassins et des cavaliers, des terriens et des aviateurs, dans l’histoire militaire. Le snobisme distingue les as et les pions. J’aime les « as » en littérature mais en philosophie, je me tiens résolument aux côtés des « pions ». Ceux qui avancent pas à pas dans la limpidité du jour et des mots m’éclairent plus que ceux qui fulgurent dans la nuit. Et puisque, comme Jean-Jacques, j’aime mieux être homme à paradoxes qu’homme à préjugés, qu’on me permette de remercier Muglioni de m’avoir détourné des débats autour de Heidegger. 

Calliclès aujourd’hui fait du journalisme. Cet ambitieux voulait le pouvoir, il l’a. L’ennemi direct de l’enseignant ne semble plus être, chez nous, le capucin, mais le journaliste. C’est le nouveau prêtre de l’ère post-moderne, le curé des métropoles, et il est aux affaires – via la « communication », ses pompes et ses techniques. L’éternel Calliclès, le courageux prophète de l’immoralisme, l’enfant terrible de la rhétorique, qui face à cet archéo, ce raseur de Socrate, tenait que l’approbation de la foule vaut pour preuve de vérité – a finalement eu le dessus. Cela arrive, revient par périodes et ne dure jamais une éternité. Il est clair qu’aujourd’hui le journaliste a vaincu l’instituteur, l’événement, l’élément; les hommes du pouvoir, les hommes d’autorité. Et les dernières nouvelles, les premiers fondements. Le terme même d’instituteur vient d’être rayé des nomenclatures de l’Éducation nationale : ce beau mot créé parla Première République aura donc disparu avec la cinquième du nom – il fait honte à notre société marchande et informée. Deux siècles de vie, c’est une belle vie. Quand l’information déboute la connaissance, ou le spectaculaire, le spéculatif, l’esprit public tient que la grandeur est à la fin et non au début. Aussi lorsque je demandai un jour à nos autorités qu’un modeste honneur fût attribué à Muglioni, doyen de l’Inspection générale de philosophie, il me fut répondu qu’il n’y avait pas motif : ce n’est pas une personnalité médiatique, le public ne connaît même pas son nom, et donc quel intérêt? Au reste, le Cabinet du ministre avait fort à se plaindre, depuis vingt ans (car les ministres changent mais non les influences) de cet esprit incommode qui osait s’élever contre la « modernisation » de l’enseignement et « l’ouverture à la société civile », puisqu’on appelle ainsi la subordination de l’école du citoyen aux intérêts et aux fanatismes. Il faut rendre cette justice aux pouvoirs établis qu’ils savent fort bien où est le danger, c’est-à-dire la vérité et la justice. Mais, répétons-le, il n’y a jamais de quoi désespérer. La preuve : il s’est trouvé un ministre de l’Éducation, en 1985, républicain et réfractaire, pour rendre personnellement son dû au réprouvé. Dans une période plutôt cavalière, les fantassins savourent parfois de petites revanches. 

Au royaume sans pitié du nouveau, quand partout triomphent l’inédit et le dernier cri, prendre le parti de l’élément et du principe contre les subtils, les fastueux et les opaques, exige un certain stoïcisme. Il convient aujourd’hui de s’afficher primaire, et quiconque poussera l’audace jusqu’à l’être véritablement, récoltera de jolies surprises. Poser aux objets et aux mots qui nous submergent de leurs complications la question primordiale de leur concept, c’est prendre du recul sur le bruit ambiant et les confronter à leur essence silencieuse. C’est demander par exemple ce qui fait qu’une école est une école, et non une garderie ou une P.M.E. ; la république, une république, et non une coalition d’intérêts ou un supermarché ; l’Europe, européenne, non une annexe de l’Amérique ni un petit canton d’Asie ; l’homme, un citoyen, autre chose qu’un consommateur ou un terminal d’ordinateur ; la France, une nation, non une fédération de tribus ou une vaste association de parents d’élèves. Bref, réveiller en nous la vertu de l’élémentaire ce n’est pas seulement garantir dans nos têtes l’unité du genre humain, c’est retrouver l’unité spirituelle de chaque création humaine, et donc confronter ce qu’elle est devenue à sa destination intime. Poser la plus simple des questions – qu’est-ce qui fait que telle ou telle chose soit ce qu’elle est –, c’est lui et nous poser la question de sa fin. Quelle plus haute exigence morale que d’ordonner une institution au concept de base qui lui a donné naissance ? Quelle tâche plus noble que de vouloir égaler toute réalité à son essence, et un petit d’homme quelconque à l’humanité Je n’ai connu dans ma vie que deux périodes entièrement consacrées à la liberté : mon année de « philo » et la prison. J’ai dû cette dernière aubaine à une grandiose chimère qu’on appelait « Révolution » ou « Politique ». J’ai rendu par le passé assez d’hommages à ces beaux fantômes pour oser dire maintenant à qui je dois cette idée simple et très revigorante : la poursuite désintéressée de la vérité n’est pas la pire façon de ressembler par moments à ce qu’on appelait autrefois un homme libre.