Eloge de nos maîtres, par Régis Debray


Ce texte a tout d’abord été publié dans l’hebdomadaire
Le Point (voir ci-dessous), sous le titre « La gloire de mon Maître ». Ce titre était suivi du chapeau suivant : « Une ode à l'école, un hymne à la République, un mode d'emploi de la liberté d'esprit, un hommage à son prof de philo : dans ce texte que publie "le Point", Régis Debray se livre. Et se délivre. »

Nous remercions Régis Debray de nous autoriser à partager ce texte.

Texte publié dans : 

-Le Point, 4 février 1991, numéro 959, Document, pages 82-88.

-Les Préaux de la République, Préambule, Minerve, Paris, 1er trimestre 1991.

Texte adopté : Les Préaux de la République


Version Pdf

Une estrade, un bureau de bois, un tableau noir. Des murs ternes et nus, marronnasses ou jaunâtres, sans images ni affiches. Une odeur de renfermé, à base de vieille poussière et de craie fraîche – l’immortelle odeur des lycées à l’ancienne, avec leur préau aux piliers de fonte et leurs longs couloirs sombres aux planchers de bois humide. Quarante dadais un peu hagards, penchés sur leur cahier, prennent des notes à perdre haleine, sans relever la tête. Debout, un homme parle en allant et venant devant l’estrade, tête baissée lui aussi. Il se parle, laborieusement, régulièrement, phrase après phrase. Comme un athlète à l’exercice, dans un stade désert au petit matin, et chaque mot semble lui coûter un effort intime, quasiment musculaire. Cet homme transpire idée après idée, dans l’ahan rythmé d’un batelier de la pensée, tirant après lui trois mille ans de raison. Il ne dicte pas. Il réfléchit à voix haute devant témoins, sans prendre personne à témoin, comme si, au fond, il était seul. À chaque pause entre les phrases, on entend voler les mouches, en été, et le crissement des plumes sur le papier, en toutes saisons. Mais ici, il n’y a plus de saisons, ni de météo, ni de pétarade. Il n’y a plus de France, de journal, de culture ni d’identité culturelle, de revenus ni de niveaux de revenus. Sans doute y avait-il, il y a quelques minutes encore, une quarantaine de gosses de riches avec une demi-douzaine de chahuteurs expérimentés et quelques fils de concierge en souffre-douleurs ; une quarantaine de petits étourdis du XVIe arrondissement de Paris, odieux de jactance et de vanité. Mais quand cet inconnu entre, pose sa serviette, toussote pour s’éclaircir la gorge, commence à voix basse son cheminement dialectique et solitaire, le silence se fait aussitôt, et ce sont soudain quarante adolescents sans âge qui se mettent en marche à leur tour derrière cet aîné, ni jeune ni vieux, qui médite en marchant devant eux. Ils ont oublié en un clin d’œil leur famille, naissance, préjugés, prétentions et projets de carrière. Étrange assemblée, à la fois abstraite et dense, que fait une salle de classe dont on force l’attention, comme si la raison en chacun se mettait à prier en silence. Elle n’a rien d’une communauté mystique, avec mots de passe et secrets d’initiés : n’importe qui ici pourrait s’adjoindre au groupe, pourvu qu’il arrive à l’heure, s’assoie sans faire trop de bruit et daigne se rappeler les premières pages d’un manuel de géométrie d’école primaire. Rien de convivial ni de particulièrement « épanoui ». Personne ne songerait à mettre les pieds sur la table ni à grimper aux rideaux. Ni à interrompre le prof en l’appelant par son prénom. 


Jacques Muglioni m’a appris à la fois la politesse et la République. Je lui dois le peu d’indocilité et d’indépendance d’esprit dont j’ai pu depuis, rarement, faire preuve. Je lui dois le meilleur, et quand le pire reprend le dessus (le plus souvent), revient tôt ou tard le souvenir de son enseignement. Qu’est-ce que Muglioni penserait de ce bâclage ? De cette vacuité, cette esbroufe, cette modernité-merdonité comme dit Leiris ? De ce feu d’artifices et de faux-semblants ? Je le vois alors me renvoyer ma copie d’un air glacial, sans un mot de réprobation, sans une annotation en marge. « Il n’y a pas d’enseignement sans un ressouvenir », dit Socrate à Ménon, jeune patricien, amateur de science et notamment de géométrie, bien disposé mais proie facile pour le jeu des influences et des intérêts. Certainement, Ménon a mal vieilli. Homme important, leader d’opinion ou agitateur politique, il a fini par faire partie du paysage de son pays : un Athénien qui compte. Je l’imagine en train de se souvenir de cet étrange Socrate, sur le tard, à qui il avait demandé si la vertu peut s’enseigner et qui lui avait d’abord répondu : « Vous savez moi, la vertu, je ne sais même pas ce que c’est. » Je connais bien le remords de Ménon le Thessalien devenu, aux abords de la cinquantaine, un sophiste de métier, ayant pignon sur rue, et dont Platon avait sans doute oublié jusqu’au nom. C’est quand il est trop tard qu’on se souvient du ressouvenir, qu’on aurait dû se souvenir de revenir à temps au lieu des réminiscences. C’est à la fin qu’on découvre qu’on ne peut se dispenser des commencements, qu’on a eu tort de se précipiter sur le fin mot de l’histoire et qu’on a perdu son temps en voulant en gagner, pour couper court à l’école. Aux rudiments. Aux éléments. Aux principes. À l’enseignement élémentaire des commencements : par exemple, comment construire le double d’un carré, comment définir la vertu, ou le propre d’une République. On ne peut pas tricher du matin au soir. Quand le vieux Ménon a eu gagné la course aux sondages de popularité dans l’Attique, je suis sûr que, dévoré par les complications et las d’épouser son temps, il a ressenti le besoin de refaire le chemin par le début. Et de revenir à Muglioni. 

Quand, à la fin de 1957, j’ai quitté le lycée Janson-de-Sailly, où Muglioni avait été mon professeur de philosophie, je ne savais encore rien de son privé. J’aurais été incapable de dire quelles étaient ses opinions politiques, ses sports de prédilection ou son milieu d’origine. Était-il communiste, libéral, centriste ? Mystère. Il nous avait expliqué Descartes et Kant avec passion, Durkheim avec intérêt, Marx et Freud avec respect, mais il tenait tous les ismes à distance. Il se contentait de les interroger, après nous les avoir fait écouter. J’ignorais même qu’on pût l’appeler à bon droit « républicain », ou« laïque » car ces mots eux-mêmes n’avaient pas été prononcés devant nous. J’avais découvert son prénom par hasard, au deuxième trimestre. Drôle d’incongruité. Lui avais-je seule ment serré la main ? Il nous intimidait tant par sa timidité que nous délibérâmes tout le mois de juin, au sein d’un petit groupe d’élèves, pour savoir s’il accepterait ou non de venir prendre une fois un pot avec nous au café du Trocadéro, à la sortie des classes : balbutiante invitation qu’il a, si mes souvenirs sont bons, courtoisement éludée. Aucun lien proprement sentimental ne s’était tissé avec notre maître qui ne nous aurait sans doute pas émancipé, à notre insu, du père, des tutelles sociales et du poids des copains s’il n’avait lui-même refusé de devenir notre père, notre tuteur et notre copain. Serait-il resté aussi proche, et pour toujours, s’il n’avait durant un an gardé cette distance, cette retenue un peu sévère et pourtant attentive ? Muglioni ne flatte guère son public d’où l’attachement qu’il suscite. L’anti gourou tirait à lui sans pathos et ne cavalcadait pas loin en avant des troupes. Marianne à l’école, on le sait, élève ses ouailles en allant à pied, d’un pas vif ma non troppo. On ne l’imagine pas le cœur sur la main, se livrant à la confidence. Cette divinité prosaïque et un peu réservée n’est ni Sibylle ni Jeanne d’Arc. Ni trémulations ni extases. En somme, je n’avais pas été, cette année-là, quand une insuffisance républicaine caractérisée menait la IVe République à sa fin, édifié, endoctriné, séduit, fasciné ou transporté mais simplement instruit par un congénère anonyme et têtu. Personne n’avait pris possession de mon âme ; on l’avait mise entre parenthèses, n’en voulant qu’à mon esprit. On m’avait appris à me déprendre, sans autre emprise de relève. On n’avait pas réfuté mes opinions, mais fait découvrir que ce n’étaient que des opinions, c’est-à-dire peu de chose, en se gardant de m’en proposer d’autres. L’école républicaine ne délivre pas de message. Elle délivre tout court. Elle défait des liens. Elle donne de l’air. Une chose est de lever l’écrou, une autre de mettre sur le chemin. Quand vous élargissez un jeune bourgeois ou émancipez un esclave, vous n’êtes pas responsable de ce qu’il va faire ensuite de sa liberté. À la fin de mon année Muglioni, j’étais en mesure de me tromper, mais à la première personne du singulier. Je pouvais, en droit, répondre de mes bêtises. 

J’en ai commis de grosses, peut-être. Car je n’ai pas suivi l’enseignement de mon professeur aussi bien que ses cours. J’ai cru que la Raison pouvait s’incarner dans l’Histoire, et l’Idée se faufiler dans la chair des pouvoirs et des partis. J’ai cru que la logique des forces et celle des idées pouvaient se rencontrer, sinon fusionner. Bref, je n’ai pas bien écouté en classe. Comme Alain, et pour s’en tenir à des catégories « scolaires », je crois que la pensée de Muglioni relève d’une philosophie du jugement, réflexive et critique. Sans mythes ni majuscules. Quand l’écroulement des religions de la Raison remet en vedette les philosophies du cœur et de l’âme, le retour au cogito cartésien paraît un moindre mal. Mais l’ironie et la discrétion propres aux philosophies du jugement ont le défaut pratique de leur qualité intellectuelle, qui est de ne pas occuper le terrain, pathétique, social ou politique. Le silencieux retrait de la rationalité critique nous laissait à nous-mêmes, avec une boussole peut-être mais sans carte, dans la jungle des passions et des appartenances. Il ne nous avait pas mis en garde nommément contre tout ce qui vient s’interposer entre une conscience et l’universel. L’incarnation a ses dangers. La désincarnation, aussi. À trop séparer l’idée de l’histoire, le jugement du corps et la conscience de l’existence, les seconds se vengent et n’en font qu’à leur tête. Bref, si, comme le dit si bien Catherine Kintzler, « pour s’intégrer à l’humanité il faut s’arracher un moment à la société », et si le temps de l’instruction est ce moment fondateur, encore doit-on atterrir quelque part, au sortir de l’école. Cette connaissance du terrain extérieur et de ses accidents, de l’histoire concrète et de ses clivages immédiats, notre maître, par respect, ne nous en soufflait mot. En sorte que les philosophies de l’Idée, qui guettaient dans la rue, en ont attrapé plus d’un. Mais tel était le jeu, et il n’était pas en son pouvoir de nous y soustraire. 

J’ajouterai que si les cours de Muglioni n’étaient pas follement drôles, ni l’homme d’une gaieté imprévisible, ils m’ont fait goûter une joie quasiment physique que je n’ai retrouvée au cinéma qu’avec Jean Renoir, au théâtre qu’avec Marivaux joué par Jean-Louis Barrault et à la rue d’Ulm en écoutant un jour Althusser commenter en roue libre la première page du Discours sur l’origine de l’inégalité

Muglioni, malheureusement, n’écrit que dans des revues spécialisées et assez confidentielles, dont j’ignorais alors jusqu’au titre. Chacun sait que les grands maîtres de l’humanité ont donné un enseignement oral. Nos maîtres d’école, en République, n’ont pas dérogé à la règle qui fut celle de Pythagore, Socrate, Jésus ou Bouddha. S’ils survivent dans l’esprit de leurs élèves, ils ont eu moins de succès et de disciples que leurs prédécesseurs, pour beaucoup de raisons dont la dernière n’est pas que, comme la nostalgie, la mémoire orale, depuis Gorgias et Ménon, n’est plus ce qu’elle était. Si vous aviez entendu, toutes proportions gardées, un cours de Muglioni, vous comprendriez pourquoi les Anciens tenaient le livre pour un succédané de la parole ; et que dans le scripta manent, verba volant, le sacré est du côté de ce qui vole et la pesanteur sans ailes ni grâce du côté de ce qui reste. Les étourdis, hélas, ont besoin de traces matérielles. L’esclave de Ménon pouvait pratiquer l’anamnèse, il avait été bien entraîné. Nous n’avons plus la même aptitude, en l’absence d’enregistrement, à enrayer l’amnésie. Il m’est arrivé, comme à tout le monde, quelques malheurs. Il me semble que le plus grave fut d’avoir perdu mes notes de cours de la classe de philo. Prof à mon tour, je les prêtai négligemment à un collègue, à des fins de confrontation. Elles passèrent de main en main et l’oubli aidant, le sillage s’en est perdu je ne sais où. Je crois aujourd’hui que la vie serait pour moi moins risquée et le monde moins dangereux si je pouvais relire toutes ces choses si élémentaires qui me furent enseignées à l’âge de seize ans, conformément à l’ordre du programme. 

Les connaissances élémentaires sont celles qui permettent d’en acquérir d’autres, par ordre et degré, et selon des règles sûres. Instruire, c’est, selon l’étymologie, mettre en ordre, mettre debout, édifier. La République est un édifice, dont l’instruction primaire est la base ; et l’enseignement de la philosophie dans le secondaire, la clef de voûte. Ceux qui brocardent la philosophie des professeurs et les mentalités « primaires » sont sans aucun doute des génies créateurs. Je doute qu’ils aiment la philosophie et suis sûr qu’ils détestent la République – qui se font contrefort l’une à l’autre. La preuve : elles fleurissent et dépérissent en même temps. Quand vous voyez le statut de l’enseignement philosophique dans les lycées remis en cause, soyez sûr que l’institution républicaine a du plomb dans l’aile. C’est qu’il n’y a pas de république sans école ni d’école de la liberté sans philosophie pour tous à l’école. Supprimez le projet spéculatif, rayez de l’apprentissage des métiers l’abstraction désintéressée, et vous n’aurez plus en guise d’instruction publique que dressage et maternage, fabrique d’esclaves spécialisés pour les besoins de l’industrie ou bien pépinière de vieux poupons crédules en manque de gourous et de nourrices. Tout sauf une école de citoyens.

Je définirais volontiers la morale républicaine comme un optimisme de l’ordinaire ; et l’esprit laïque comme une confiance instinctive dans les vertus de l’élément, seul apte à fonder une discipline de pensée indépendante des doctrines religieuses ou politiques. Les filles et fils des Lumières – cette thèse est leur signe distinctif – posent l’élément comme libérateur. Et ce, à quatre titres – dont chacun fait difficulté, et donc polémique.

L’élément est général. Et la philosophie qui réfléchit les premiers éléments du savoir n’est pas une discipline régionale, à insérer dans le chœur interdisciplinaire des sciences humaines. On peut dauber sur le spécialiste des idées générales ; on ne peut empêcher qu’il se dresse comme l’incarnation de l’esprit d’ensemble face à l’obsession contemporaine de « la spécialisation dispersive » déjà dénoncée par Auguste Comte ; comme le radical face au fragmentaire, ou l’organisé face au rhapsodique.

L’élément est simple, comme le vrai. Il s’oppose comme la méthode à la recette, l’abstrait à l’abscons, la découverte à la trouvaille, le style classique au galimatias et à l’amphigouri. Un cours, un texte de Muglioni, n’importe qui peut le comprendre ; c’est lisse, dense et d’une seule coulée. L’idée reçue selon laquelle tout ce qui est clair est superficiel répugne à la profondeur républicaine.

L’élément est premier, comme le principe et l’axiome. C’est dire que les fondements d’une discipline ne sont jamais modernes : les premiers principes ignorent en les surplombant les derniers cris de la mode. Les philosophes vivent et pensent par nature à contre-courant des nouveautés et des rénovations car ils ont pour vocation de remonter des conséquences aux causes, des épigones aux grandes œuvres du passé. Ils sont par définition avec « le vieux », du côté du paleo et de l’archeo dans la permanence des définitions premières, contre l’assaut lui aussi permanent des neo. Dans un monde où « l’évidence des conclusions empêche de s’interroger sur les prémisses », qui ne s’en laisse pas conter sera vite brocardé comme retardataire. Et l’on étendra au républicain ce que Muglioni, dans le fil d’Alain, dit de l’enseignement : qu’il « doit être résolument retardataire pour éviter d’être rétrograde ».

L’élément enfin est universel. Les éléments premiers sont incontestables et transmissibles à tout être raisonnable, à la seule condition qu’il y prête attention. Ainsi les mots les plus ésotériques, compliqués ou difficiles se décomposent-ils en syllabes et en lettres, éléments simples et exhaustivement dénombrables. La parole sacrée, « grâce à l’alphabet, devient chose profane et virtuellement démocratique ». Les révélations supposent la foi, et l’information, un privilège d’accès. L’arithmétique et la grammaire, les règles de formation des lettres et des mots, n’exigent aucun passeport. L’élémentaire est ce qui est commun à toute l’humanité, en deçà du clivage des ethnies, du développement, ou de la richesse. Élémentaire est la notion qui dort en chacun. Elle répugne donc aux habiles et aux apprentis tyrans. Face au rayonnement des héros exalté par les cultures aristocratiques, aux illuminations de la grâce vantées par les mystiques ésotéristes, l’idéal de l’encyclopédie populaire oppose l’apprentissage de tout par tous. Il se garde de l’entassement inerte des savoirs parce qu’il progresse et juxtapose à partir des premiers maillons. C’est parce que tout est démontrable à partir des commencements que tout sujet humain est habilité, en droit, à tout comprendre. La possibilité théorique d’un accord universel sur les éléments premiers du savoir, et l’égalité des hommes par delà toutes leurs différences de fait, se supposent l’une l’autre. Et la primauté de l’élément fonde l’antériorité du droit à la ressemblance, sur le droit à la différence. C’est une seule et même chose que de procéder par définitions, postulats et axiomes, et de placer l’unité du genre humain au-dessus des populations et des folklores. Un universalisme républicain ne fait pas la somme des particularités locales, pas plus que la règle de droit ne résulte d’une addition de cas particuliers. L’esprit d’analyse que nous disons républicain est fondé à supposer une communauté transcendante aux collectivités historiques, qu’il appelle « l’humanité », par ceci qu’il existe des notions premières communes à toutes les nations, telles que les règles de la logique justement dite élémentaire, du calcul et de la déduction. C’est seulement ainsi qu’il pense l’unité historique de l’humanité, qui ne varie pas essentiellement au gré des latitudes, au lieu de fragmenter l’humanité dans l’espace selon cette sorte d’« exotisme transcendantal » que l’ethnologie et la sociologie proposent parfois sous le nom de relativisme culturel.

Si le monde est intelligible à partir de quelques règles de méthode ; si nulle circonlocution, nulle fulgurance ne me donneront autant de lumière qu’une règle et un compas ; si tout peut s’apprendre selon une suite finie d’opérations élémentaires –, c’est la ruine de l’argument d’autorité. Nulle autorité n’est plus haute que celle de l’homme le plus modeste pourvu qu’il ait appris à raisonner. Il n’aura pas besoin d’expert ni de prêtre, d’onction ni d’autorisation pour dévider à part lui « ces longues chaînes de raisons toutes simples et faciles ». Élément, ma noblesse. Rudiments, notre dignité. L’instituteur occupe dans la Cité le premier rang. Qui garde l’école élémentaire garde le sanctuaire de l’humanité, qui se distingue de tous les autres en ce qu’il est ouvert à tous, riches ou pauvres, français ou zoulous, provençaux ou alsaciens. Inculquer l’abécé, le l, m, n (d’où s’est formé « élément »), c’est dévoiler au petit homme tout l’ordre du monde, en le rendant capable non de compter ou d’épeler mais de démontrer, c’est-à-dire de retrouver en lui-même les lois de formation des nombres, des phrases, et pourquoi pas, un jour, de la matière et du cosmos. Car il n’est pas de totalité insécable et close sur elle-même, ni de complication empirique qu’une bonne méthode de pensée ne puisse ramener à quelques fondements simples et descriptibles, susceptible de faire l’accord des esprits. Tel serait, en résumé, débarrassé de son anticléricalisme d’époque, l’évangile des « Petit Chose » qui nous ont faits ce que nous sommes. Celui de Joseph Pagnol à l’école primaire d’Aubagne, comme de Louise Michel déportée enseignant la grammaire aux canaques. La Gloire de mon père vient de là ; et l’étrange lumière qui réchauffait nos petits matins d’hiver, quand nous avions douze ans. 


Une très vieille lutte oppose les tenants de l’origine et ceux du fondement. Et n’allons pas trop vite taxer de naïveté l’imagerie laïque des écoles normales primaires d’antan, comme celle du père Pagnol prouvant « la mauvaise foi des curés par l’usage du latin, langue mystérieuse et qui avait, pour les fidèles ignorants, l a vertu perfide des formules magiques ». Cela nous fait sourire, mais cela n’est pas idiot. Selon que vous mettez la racine des choses en bas ou en haut, en chacun d’entre nous ou en Lui, dans les Éléments d’Euclide ou dans un Livre Sacré, vous direz « éducation d’abord », ou « Révélation d’abord ». Explication ou interprétation. Théorème ou exégèse. Cela fait toujours deux familles d’esprit, deux tempéraments, deux échelles de valeurs, et même deux régimes. On disait à Aubagne en 1900 : république ou monarchie, frondeurs ou fidèles. Esprits forts ou culs bénis. Un peu de l’antique partage animait encore la mythologie populaire en 1950 : Peppone contre don Camillo. Rouge contre blanc. Maire contre curé. Les expressions politiques du choix implicite et premier peuvent varier, et chacun pourra retrouver en 1990 ces rôles de répertoire dans son journal préféré. Loin des passions éteintes de la politique, bon an mal an, la scène intellectuelle perpétue sous d’autres noms la bisbille platonicienne du philosophe et du sophiste. Dans la connaissance aussi, il y a les tenants du cheminement et ceux du rayonnement, les méthodiques et les virtuoses, les déconstructeurs et les séducteurs, les lambins et les fonceurs. Et la sourde lutte de classe qui se joue ici ressemble aux rivalités des fantassins et des cavaliers, des terriens et des aviateurs, dans l’histoire militaire. Le snobisme distingue les as et les pions. J’aime les « as » en littérature mais en philosophie, je me tiens résolument aux côtés des « pions ». Ceux qui avancent pas à pas dans la limpidité du jour et des mots m’éclairent plus que ceux qui fulgurent dans la nuit. Et puisque, comme Jean-Jacques, j’aime mieux être homme à paradoxes qu’homme à préjugés, qu’on me permette de remercier Muglioni de m’avoir détourné des débats autour de Heidegger. 

Calliclès aujourd’hui fait du journalisme. Cet ambitieux voulait le pouvoir, il l’a. L’ennemi direct de l’enseignant ne semble plus être, chez nous, le capucin, mais le journaliste. C’est le nouveau prêtre de l’ère post-moderne, le curé des métropoles, et il est aux affaires – via la « communication », ses pompes et ses techniques. L’éternel Calliclès, le courageux prophète de l’immoralisme, l’enfant terrible de la rhétorique, qui face à cet archéo, ce raseur de Socrate, tenait que l’approbation de la foule vaut pour preuve de vérité – a finalement eu le dessus. Cela arrive, revient par périodes et ne dure jamais une éternité. Il est clair qu’aujourd’hui le journaliste a vaincu l’instituteur, l’événement, l’élément; les hommes du pouvoir, les hommes d’autorité. Et les dernières nouvelles, les premiers fondements. Le terme même d’instituteur vient d’être rayé des nomenclatures de l’Éducation nationale : ce beau mot créé parla Première République aura donc disparu avec la cinquième du nom – il fait honte à notre société marchande et informée. Deux siècles de vie, c’est une belle vie. Quand l’information déboute la connaissance, ou le spectaculaire, le spéculatif, l’esprit public tient que la grandeur est à la fin et non au début. Aussi lorsque je demandai un jour à nos autorités qu’un modeste honneur fût attribué à Muglioni, doyen de l’Inspection générale de philosophie, il me fut répondu qu’il n’y avait pas motif : ce n’est pas une personnalité médiatique, le public ne connaît même pas son nom, et donc quel intérêt? Au reste, le Cabinet du ministre avait fort à se plaindre, depuis vingt ans (car les ministres changent mais non les influences) de cet esprit incommode qui osait s’élever contre la « modernisation » de l’enseignement et « l’ouverture à la société civile », puisqu’on appelle ainsi la subordination de l’école du citoyen aux intérêts et aux fanatismes. Il faut rendre cette justice aux pouvoirs établis qu’ils savent fort bien où est le danger, c’est-à-dire la vérité et la justice. Mais, répétons-le, il n’y a jamais de quoi désespérer. La preuve : il s’est trouvé un ministre de l’Éducation, en 1985, républicain et réfractaire, pour rendre personnellement son dû au réprouvé. Dans une période plutôt cavalière, les fantassins savourent parfois de petites revanches. 

Au royaume sans pitié du nouveau, quand partout triomphent l’inédit et le dernier cri, prendre le parti de l’élément et du principe contre les subtils, les fastueux et les opaques, exige un certain stoïcisme. Il convient aujourd’hui de s’afficher primaire, et quiconque poussera l’audace jusqu’à l’être véritablement, récoltera de jolies surprises. Poser aux objets et aux mots qui nous submergent de leurs complications la question primordiale de leur concept, c’est prendre du recul sur le bruit ambiant et les confronter à leur essence silencieuse. C’est demander par exemple ce qui fait qu’une école est une école, et non une garderie ou une P.M.E. ; la république, une république, et non une coalition d’intérêts ou un supermarché ; l’Europe, européenne, non une annexe de l’Amérique ni un petit canton d’Asie ; l’homme, un citoyen, autre chose qu’un consommateur ou un terminal d’ordinateur ; la France, une nation, non une fédération de tribus ou une vaste association de parents d’élèves. Bref, réveiller en nous la vertu de l’élémentaire ce n’est pas seulement garantir dans nos têtes l’unité du genre humain, c’est retrouver l’unité spirituelle de chaque création humaine, et donc confronter ce qu’elle est devenue à sa destination intime. Poser la plus simple des questions – qu’est-ce qui fait que telle ou telle chose soit ce qu’elle est –, c’est lui et nous poser la question de sa fin. Quelle plus haute exigence morale que d’ordonner une institution au concept de base qui lui a donné naissance ? Quelle tâche plus noble que de vouloir égaler toute réalité à son essence, et un petit d’homme quelconque à l’humanité Je n’ai connu dans ma vie que deux périodes entièrement consacrées à la liberté : mon année de « philo » et la prison. J’ai dû cette dernière aubaine à une grandiose chimère qu’on appelait « Révolution » ou « Politique ». J’ai rendu par le passé assez d’hommages à ces beaux fantômes pour oser dire maintenant à qui je dois cette idée simple et très revigorante : la poursuite désintéressée de la vérité n’est pas la pire façon de ressembler par moments à ce qu’on appelait autrefois un homme libre.