technique

Brève remarque sur l’enseignement technique, en réponse à M. Tiédrez


Texte publié dans la
Revue de l’Enseignement philosophique, 34ème année, n°3, février-mars 1984, p. 61.


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Je sais gré à M. Tiédrez, dont je connais la fidélité pour l’enseignement philosophique, de chercher à préciser utilement ce qui pourrait bien nous séparer. Je crois qu’en réalité nous sommes aussi peu que possible en désaccord. Mais il se trouve qu’il parle de l’enseignement technique, si je puis dire, de l’intérieur et que la différence des situations peut expliquer, au moins en partie, la différence des intentions.

Remarquons d’abord que les textes cités avaient une toute autre fin que de caractériser la pensée technique comme telle. Il s’agissait alors uniquement de combattre la vague d’obscurantisme qui continue de déferler sur la France après avoir ravagé d’autres pays. Il fallait rappeler les exigences de l’instruction en général, le droit de tous les élèves à apprendre, à comprendre, à s’élever jusqu’au sens de leurs tâches. Je crois que nous sommes d’accord sur ce point.

Distinguons aussi, une fois pour toutes, la réalité des travaux et des tâches techniques, d’une part, des propos tenus, d’autre part, par ceux qui s’attribuent une compétence, mais qui en réalité ne font que s’abriter sous un drapeau. Car le vrai et le faux ne dépendent pas de l’affiliation, mais de la capacité d’analyse. Il n’y a pas de chasse gardée. Ce n’est certes pas à un professeur de philosophie qu’il est besoin de le rappeler, mais à des partisans dont parfois la prétention égale l’inculture.

Il faut enfin que ce soit clair : mettre au plus haut la capacité spéculative, ce n’est nullement mépriser les métiers ; c’est même préférer l’homme de métier à cette sorte d’intellectuel qui ne fait du discours qu’un art d’imitation. Auprès d’un homme de métier – je ne parle pas de l’ingénieur, mais de l’homme qui touche au bois, au métal, à la pierre, qui monte ou répare un moteur, bref qui fait réellement quelque chose, – le philosophe s’instruit toujours. Et cette constatation mériterait d’être expliquée. Il faudrait d’abord éviter de confondre la spéculation vraie qui s’attache aux devoirs de l’esprit avec la gratuité verbale dont les officiels de la pensée spéculative nous donnent depuis tant d’années le triste exemple. Nous savons la juste sévérité de Descartes pour l’irresponsabilité de l’homme de cabinet qui tire gloire de son inconsistance même. Mais l’homme de métier fréquenté sur le terrain – c’est-à-dire loin des discours édifiants sur l’enseignement technique – n’est jamais vain. Et même, le mieux qu’il puisse faire quand sa théorie n’égale pas sa pratique, c’est de réussir sans parler, ce qui n’est pas à la portée du rhéteur.

Nous touchons ici à une grande idée et passablement difficile. Si « l’illusion théoriciste » consiste à ignorer qu’il existe un don ou un apprentissage du singulier et que les techniques ne sont jamais de pure application, il faut la dénoncer. Kant nous en avertit : dès qu’il suffit de savoir pour pouvoir et pour faire, cela n’est pas de l’art. Or la pratique nous apprend qu’il ne suffit pas toujours de savoir pour faire ni, inversement, de savoir faire pour savoir. L’enseignement philosophique devrait donc, par l’analyse, s’aventurer davantage dans cette région obscure où triomphent sans éclat des vertus admirables. Et il serait fatal d’ignorer que des élèves puissent recouvrer dignité par ce genre de tâche si éloigné, dans un premier temps, de la pensée abstraite et théorique. Bien que l’idée soit très présente dans la tradition philosophique depuis Aristote, il semble que le livre qui conviendrait à ce beau sujet n’ait jamais été écrit. Courage donc !

Mais il est une question qui ne souffre pas délibération. La vertu de l’école n’est pas la ressemblance. La théorie de l’école-reflet est de celles qui pourrait faire croire que la sociologie est parfois l’art suprême du mensonge. Car la société n’a nul besoin d’école, c’est-à-dire d’un lieu de loisir où l’on puisse apprendre sans être pressé par les tâches de la vie, sans même savoir si ce qu’on apprend pourra jamais servir. Une démonstration, par exemple, ne parle qu’à l’esprit ; elle n’entre comme telle dans aucun procédé de fabrication. On peut très bien concevoir qu’une société organise les apprentissages dans les lieux mêmes de la production et sans trace d’école. Cela n’est pas seulement concevable, mais existe très réellement dans des pays industrieux où, l’apprentissage répondant aux seules nécessités, il n’est d’autre choix qu’entre le travail forcé et l’ennui. Comment peut-on savoir sans l’école que le temps libéré du travail et par le travail même peut n’être pas un temps vide ? Si donc l’école a une fonction propre, ce n’est certes pas pour adapter, intégrer, conformer. Le terme même de formation a de quoi faire peur. Pour former un esclave, il n’est pas besoin d’école. Et quand on prend l’entreprise comme modèle obligé de toute vie, c’est bien la fin de l’école, par une vue unilatérale sur l’existence humaine. Entrer à l’école, c’est sortir d’une place assiégée. Le monde autour, dont on fait si grand cas, nul risque de le voir s’envoler ! Là donc où il existe une école, elle doit avant tout se soucier d’entretenir avec ce monde trop présent et trop lourd, qui cache toujours l’essentiel, une distance critique, un certain rapport d’opposition. Il n’y a d’école que pour la liberté.

Qui peut ignorer qu’à certains niveaux de scolarité et pour beaucoup d’élèves il doive exister une relation entre les études et leur destination professionnelle ? Il y a même un immense avantage à ce que cette relation relève non de la profession, mais de l’école elle-même. Mais si c’est bien l’école qui entend assumer cette obligation, ce ne peut être pour renoncer aussitôt à être une école, c’est-à-dire un lieu où la tâche la plus technique, avec ses vertus propres qu’il faut le temps d’acquérir, soit toujours reprise, à quelque niveau que ce puisse être, par l’intérêt spéculatif. Cela veut dire très simplement que la culture ne se divise pas, qu’il ne faut jamais se contenter de réussir sans comprendre et que la tâche immédiate doit toujours être située, autant que le permet la capacité de l’élève, par rapport aux principes et aux fins. L’école introduit une distance par rapport à ce qu’on fait ; elle révèle le sens du plus proche par la connaissance du plus lointain. Elle éclaire pour libérer. Il est des époques de l’histoire qui savent entretenir cette différence, qui ont en vue cette liberté, et ce sont les époques de progrès pour l’humanité. Reste à savoir ce qu’il en est de la nôtre, si lasse d’instruire.

Un dernier mot. Peut-être plus soucieux que moi de ne pas contrevenir à ce que Régis Debray nomme avec lucidité l’impératif d’appartenance, M. Tiédrez trouve excessif que j’aie pu écrire en 1980 : « Tout se passe comme si l’école avait été trahie par les siens ». C’était peut-être alors, je le concède volontiers, une affirmation sans preuve. Mais maintenant ?


Les vacances

Billet n°8 – 22 août 1958. Version pdf.

La civilisation mécanique nous tient de trop près pour que nous n’éprouvions pas le besoin de rompre avec nos coutumes et de nous absenter un temps de notre vie. De plus, nous avons les moyens d’aller très loin en peu de temps, de voir des pays qui n’étaient promis autrefois qu’aux grands voyageurs, de nous informer des curiosités et des sites. Mieux, nous pouvons emporter avec nous notre confort et nous aventurer ainsi, dans des conditions à peine différentes de celles que nous exigeons chez nous, dans des contrées encore « sauvages ». Bref, grâce aux facilités de la vie moderne, nous avons à notre disposition tous les trésors de la nature et de l’art.

En fait, que voyons-nous ? Des voyageurs pressés qui fixent un paysage en un centième de seconde ou qui, sans avoir besoin de les voir, prennent un soin méticuleux pour mettre en conserve les couleurs d’Italie. D’ailleurs, on ne s’arrête qu’aux points marqués sur le guide ; l’admiration aussi est « planifiée ». Enfin, c’est un soulagement que de rencontrer des compatriotes avec qui l’on peut échanger des impressions d’hôtel. Car la gastronomie laisse les souvenirs les plus durables et le salon d’hôtel préserve des contacts insolites auxquels exposait l’auberge d’autrefois. On y donne des représentations « folkloriques » à l’usage des touristes pour qu’ils n’aient pas à se rendre compte par eux-mêmes des mœurs et des hommes.

Mais, dira-t-on, beaucoup de voyageurs préfèrent la nature au point de camper presque nus au bord de l’eau. Ce retour à la nature est singulier. J’en ai vu qui allaient pêcher à la ligne à trois mille kilomètres de chez eux, ignorant tout sur leur passage, volcans, musées, ruines prestigieuses. Voyez ces camps où se concentrent en foule des va-nu-pieds munis du gaz et de l’électricité, couchant dans des cirques qu’ils déplient et replient au gré des étapes, pourvus de boîtes à musique qui leur restituent le bruit de la ville. Par milliers les barbares campent ainsi sur les anciennes terres de civilisation. Ce sont les vacances !

Il n’est donc plus vrai que les voyages forment la jeunesse ou qu’ils rapprochent les peuples. On en revient avec un album d’images déjà vues, avec un registre d’opinions déjà faites. Mais on n’en retire aucune connaissance des choses et des hommes. On y gagne seulement un peu plus de présomption.


Le vrai péril

Billet n°15 – 1er novembre 1959. Version pdf.

Il n’y a pas grande différence entre le jeu qui consiste à envoyer un projectile dans la lune et la pétanque. Toutefois; on est sensible à un exploit qui ne témoigne pas seulement de l’habileté, mais aussi d’une longue patience et d’une précision peu commune. Quelles vertus furent ici déployées : l’intelligence, le sens du devoir, le patriotisme ! Cet exemple parle haut, comme on l’espérait.

En vérité, il parle trop. La technique n’est pas la science. Or, la plupart ne peuvent juger de la science que d’après ses effets visibles. Peu d’hommes savent que cette prouesse d’industrie n’exigeait aucun changement dans notre conception du monde. Ni l’astronomie, ni la physique, ni la chimie n’ont dû être changées pour permettre ce résultat. Il s’agissait seulement de très bien calculer et de mettre à l’œuvre assez d’énergie pour exécuter un plan dont les formules principales datent au moins de Newton. Mais atteindre la lune, c’est violer l’univers sacré, c’est empiéter sur l’empire des dieux. La lune visée, c’est l’imagination des hommes qu’on atteint, qu’on voulait atteindre. C’est fait.

Mais cette imagination est pauvre. Pascal la poussait plus loin : « Que l’homme contemple donc la nature entière en sa haute et pleine majesté... » Et certes, qu’est-ce que ce petit astre mort auprès des galaxies qui dérivent au-delà de toute mesure humaine ? Sur l’espace, l’empire de l’homme est dérisoire. Les dieux grecs punissaient cette démesure. « Connais-toi toi-même » : l’antique formule de sagesse retentit sur le mode mineur dans un monde éperdu.

Pourtant, l’aventure ne maque pas de grandeur – j’entends d’une grandeur qui ne se mesure pas par les unités de la physique. Admirable pouvoir celui qui résulte d’un savoir conquis pas à pas, d’une science que des siècles humains ont portée à ce point de perfection ! Admirable génie, sublime liberté de l’esprit qui réalise ses rêves insensés ! Cela peut se dire aussi. Mais que tant de vertus et de valeurs vraies s’asservissent à une politique, qu’elles produisent à point nommé l’événement qui servira une diplomatie, un État, un empire, voilà qui est intolérable à l’esprit et fait douter de toute l’entreprise. La science au service du pouvoir ? Caligula voulait la lune. Il l’a.

Au reste, ce péril menace tous les États. Et la menace est d’autant plus grave qu’ils sont plus puissants. Voyez autour de vous : pour la plupart de nos contemporains, grandeur signifie puissance, toute valeur est puissance. La pensée même est regardée comme un instrument de la puissance. Alors, tenons ferme ce serment que la pensée n’est ni un outil ni une arme, qu’elle n’est ni une réserve d’énergie ni un capital. Ou bien ravalée au rang d’objet et ainsi méprisée, elle doit bientôt mourir et déserter un monde qui ne la mérite plus.