Le vrai péril

Billet n°15 – 1er novembre 1959. Version pdf.

Il n’y a pas grande différence entre le jeu qui consiste à envoyer un projectile dans la lune et la pétanque. Toutefois; on est sensible à un exploit qui ne témoigne pas seulement de l’habileté, mais aussi d’une longue patience et d’une précision peu commune. Quelles vertus furent ici déployées : l’intelligence, le sens du devoir, le patriotisme ! Cet exemple parle haut, comme on l’espérait.

En vérité, il parle trop. La technique n’est pas la science. Or, la plupart ne peuvent juger de la science que d’après ses effets visibles. Peu d’hommes savent que cette prouesse d’industrie n’exigeait aucun changement dans notre conception du monde. Ni l’astronomie, ni la physique, ni la chimie n’ont dû être changées pour permettre ce résultat. Il s’agissait seulement de très bien calculer et de mettre à l’œuvre assez d’énergie pour exécuter un plan dont les formules principales datent au moins de Newton. Mais atteindre la lune, c’est violer l’univers sacré, c’est empiéter sur l’empire des dieux. La lune visée, c’est l’imagination des hommes qu’on atteint, qu’on voulait atteindre. C’est fait.

Mais cette imagination est pauvre. Pascal la poussait plus loin : « Que l’homme contemple donc la nature entière en sa haute et pleine majesté... » Et certes, qu’est-ce que ce petit astre mort auprès des galaxies qui dérivent au-delà de toute mesure humaine ? Sur l’espace, l’empire de l’homme est dérisoire. Les dieux grecs punissaient cette démesure. « Connais-toi toi-même » : l’antique formule de sagesse retentit sur le mode mineur dans un monde éperdu.

Pourtant, l’aventure ne maque pas de grandeur – j’entends d’une grandeur qui ne se mesure pas par les unités de la physique. Admirable pouvoir celui qui résulte d’un savoir conquis pas à pas, d’une science que des siècles humains ont portée à ce point de perfection ! Admirable génie, sublime liberté de l’esprit qui réalise ses rêves insensés ! Cela peut se dire aussi. Mais que tant de vertus et de valeurs vraies s’asservissent à une politique, qu’elles produisent à point nommé l’événement qui servira une diplomatie, un État, un empire, voilà qui est intolérable à l’esprit et fait douter de toute l’entreprise. La science au service du pouvoir ? Caligula voulait la lune. Il l’a.

Au reste, ce péril menace tous les États. Et la menace est d’autant plus grave qu’ils sont plus puissants. Voyez autour de vous : pour la plupart de nos contemporains, grandeur signifie puissance, toute valeur est puissance. La pensée même est regardée comme un instrument de la puissance. Alors, tenons ferme ce serment que la pensée n’est ni un outil ni une arme, qu’elle n’est ni une réserve d’énergie ni un capital. Ou bien ravalée au rang d’objet et ainsi méprisée, elle doit bientôt mourir et déserter un monde qui ne la mérite plus.