Religion

Billet n°14 – 15 août 1959. Version pdf

S’entêter contre la religion n'est pas souvent la marque d'une grande force d'esprit. Je ne parle même pas de ceux qui opposent la coutume à la coutume et qui se vantent de banqueter le Vendredi Saint. Car cette mauvaise humeur ne convainc personne. Il est certes plus audacieux d'opposer en toutes choses la raison aux croyances comme fait ce mathématicien qui veut partout enseigner le mouvement réglé des astres pour prouver qu'il n'y a pas de dieux dans le ciel. Et sans doute suit-il innocemment le grand chemin ouvert par Comte. Mais Comte ne voulait pas supprimer la religion, il projetait de la changer et de la rendre seulement compatible avec l'esprit positif. Or la science forme surtout l'esprit appliqué aux choses extérieures. Elle l'éclaire sans le nourrir. Le grand désert des sciences, comme on l'a dit si bien, laisse l'homme sans ressources quand il en vient à songer à soi. Si donc la science nous défend un peu contre les superstitions, elle ne vaut rien contre la religion véritable.

Pour détruire la religion, il faudrait vaincre tous les dieux sans exception, car l'honneur, la patrie, la société sont encore des dieux. Et les dieux qui habitent la Terre sont les plus injustes et les plus ennemis de l'homme. Or la vérité du christianisme est précisément de nier tous les dieux, César ou Mammon, et de leur refuser un culte. L'argent n'est pas Dieu, aucun pouvoir n'est Dieu, rien ni personne n'est Dieu, si ce n'est l'esprit qui tout à la fois est dans l'homme et bien au-dessus de l'homme.

C'est pour avoir méconnu cette vérité que des chrétiens de confession se sont vu justement accusés d'injustice. Et, en effet, dès que la religion se met au service de l'argent ou du pouvoir, elle fait de l'un ou de l'autre le dieu auquel il faut sacrifier toute pensée. Il est clair qu'en ce sens le cléricalisme est une passion païenne, car il asservit la foi aux intérêts temporels et fait croire qu'il y a des puissances sacrées. Quand la religion cherche un appui dans l'État, quand elle prétend prendre part à la compétition politique, quand elle cherche à s'approprier des biens matériels, elle ne doit plus s'étonner d'être traitée aussi comme une puissance qu'il convient donc de craindre et de combattre.