pédagogie

Combat de Jacques Muglioni

Jacques Muglioni était d’abord un professeur de philosophie, dont la qualité de l’enseignement était reconnue et même admirée. Au lycée de Mâcon puis au lycée Janson de Sailly à Paris, ses élèves ont obtenu de nombreuses citations au concours général. Sa réflexion sur la pédagogie n’avait pas pour origine l’échec d’un enseignement mais l’expérience de sa réussite, qui lui a valu d’être reconnu par Georges Canguilhem, lui-même grand professeur.

Il concevait la pédagogie en philosophe. Il refusait de subordonner l’enseignement à une pédagogie fondée sur une psychologie qui présuppose que l’acte d’apprendre et le contenu du savoir sont extérieurs l’un à l’autre. Sa conception philosophique de l’enseignement est donc socratique ou platonicienne. Pour la comprendre, il suffit de se souvenir qu’en français, apprendre se dit de l’élève et du maître. Il rappelait toujours que maître, c’est magister et non dominus. Un enseignement magistral au sens premier du terme est le contraire d’une domination parce qu’il est fondé sur l’intelligibilité du savoir et institue une communauté de pensée entre l’élève et le maître : l’élève, dès qu’il comprend, est l’égal du maître. Dire au contraire, en jargon pédagogique, que l’élève est un apprenant implique que le maître n’apprend pas, et que l’acte d’enseigner est distinct de l’acte d’apprendre ce qu’on ne sait pas, c’est-à-dire que le maître ne fait que transmettre ce qu’il sait. Or enseigner n’est pas transmettre ce qu’on a appris : le professeur n’est pas un communicant.

Cette idée philosophique de la pédagogie requiert que le maître ne vienne pas dans sa classe pour apporter un savoir « tout cuit » mais sache le retrouver devant ses élèves et avec eux. Le cours magistral alors n’est pas séparable d’une interrogation de la classe qui l’amène à découvrir par elle-même la vérité. L’instituteur qui apprend à compter à ses élèves doit chaque année savoir redécouvrir la numération. Il ne s’agit pas d’ignorer la part d’exercice parfois mécanique nécessaire à tout enseignement, ni le fait que les élèves n’avancent pas tous à la même vitesse, et c’est tout l’art du professeur de parler pour tous, quels qu’ils soient, ce qui ne s’apprend que par la pratique, comme tout art. L’essentiel consiste pour le maître à faire que chacun se découvre esprit, c’est-à-dire capable de comprendre, même et surtout celui qui avance lentement. Outre la maîtrise de la science qu’il enseigne, il faut donc, et même il suffit, que le maître n’oublie jamais qu’il s’adresse à des esprits[1]. Mais il faut, pour donner un enseignement ainsi magistral, aimer revenir toujours à l’élémentaire, aimer soi-même le redécouvrir comme si c’était la première fois qu’on le voyait. Aimer voir s’ouvrir au vrai de jeunes esprits.

Tout le propos de Jacques Muglioni repose sur une idée de la relation du contenu du savoir à l’esprit, que résume la troisième règle cartésienne de la méthode : « conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître pour monter peu à peu, comme par degrés, jusqu'à la connaissance des plus composés »[2] ; c’est-à-dire, ne jamais avancer qu’en fonction de ce qu’on comprend, sans se précipiter sur les dernières découvertes d’une science qu’on ne maîtrise pas. Il en résulte une limitation des programmes scolaires : il convient de ne jamais proposer aux élèves des classes du primaire et du secondaire un savoir dont ils ne pourraient pas rendre raison.

Apprendre ainsi à juger, c’est acquérir l’habitude de distinguer ce qu’on sait et ce qu’on ne fait que croire. Par là, l’école prépare à la citoyenneté sans avoir besoin d’une prédication morale et politique : elle est laïque sans même avoir besoin de le dire. Ces brèves remarques devraient permettre de comprendre pourquoi, philosophe, Jacques Muglioni a mené un combat politique pour défendre l’enseignement primaire et secondaire, quand les diverses réformes, au moins depuis toute la seconde moitié du XXe siècle, allaient dans un tout autre sens. On voit aujourd’hui où elles ont mené. La conférence « La fin de l’école », qui, en 1980 avait scandalisé les institutionnels auxquels elle s’adressait, peut paraître prémonitoire : annonçant la fin de l’école et de la laïcité, elle ne faisait qu’élucider les présupposés d’une pédagogie fondée sur la psychologie et la renonciation à l’instruction.

[1] Jacques Muglioni disait que la pédagogie n’est pas une psychologie appliquée mais une philosophie pratique.

[2] Descartes, Discours de la méthode pour bien conduire sa raison, et chercher la vérité dans les sciences, deuxième partie (AT, VI, page 18).

Ma première leçon d'anglais


Nous ignorons la date de rédaction de ce texte qui est repris dans l’avant propos de L’école ou le loisir de penser
, CNDP, 1993.


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À la suite d’une confusion relative à la répartition des élèves selon la langue vivante à l’entrée en sixième au lycée Pasteur, j’arrivai en retard au premier cours d’anglais et m’installai au dernier rang de la classe. Un professeur, dont j’appris peu après qu’il avait pignon sur rue, allait et venait sur l’estrade en parlant avec animation dans une langue dont je crois que je n’avais jamais entendu un seul son, car nous n’avions pas encore à la maison ce qu’on appelait alors la T. S. F.. Supposant toutefois qu’il s’agissait bien de l’anglais, je sortis machinalement un cahier, mais j’étais tout occupé à contempler la scène. Il me semblait que le professeur racontait des histoires, et des histoires drôles, car de temps à autre trois ou quatre élèves riaient aux éclats. C’était peu dans une classe qui en comptait plus de quarante.

J’appris beaucoup plus tard que certaines familles de Neuilly engageaient des nurses anglaises pour élever les enfants. Et je ne suis jamais parvenu à surmonter ce handicap socioculturel. Dans notre banlieue modeste on parlait français et il pouvait arriver à mon père de s’entretenir en corse avec sa mère.

Après quelques jours, pour une raison inconnue, vint un autre professeur. Il ne racontait pas d’histoires, se gardait bien de nous enseigner le vocabulaire et la grammaire, mais entendait discuter avec nous, ou plutôt avec les élèves déjà avertis. Je n’ai gardé de cet enseignement qu’un seul souvenir. Le professeur voulait nous expliquer qu’en anglais, à la différence du français, les sons ne sont pas uniformes quand on prononce les voyelles. Un camarade lui objecta que pourtant les petits enfants, pour désigner le chien, commençaient par dire oua-oua. Le professeur rétorqua, non sans douceur : « ne croyez-vous pas qu’ils disent plutôt vou-vou ? »

Je n’ai presque rien appris de cette langue au cours des années suivantes. Il est vrai que l’anglais était alors l’une des premières disciplines à subir de plein fouet la rénovation pédagogique. La notion même de langue vivante faisait obstacle à l’étude scolaire d’une langue en général.


À l'occasion de l'entrée en vigueur du nouveau programme

Ce texte ainsi que Définition des finalités et des objectifs de l'enseignement philosophique qui le reprend en partie, sont l'exposé de l'idée de la philosophie et de son enseignement qui a présidé au travail de Jacques Muglioni comme professeur et comme inspecteur.

Texte publié dans : 

  • Revue de l’enseignement philosophique, 25e année, n°1, octobre-novembre 1974, pages 44 sq.

  • L’école ou le loisir de penser, CNDP, 1993, L’enseignement philosophique, pages 92-99 (absent de la réédition, Minerve, 2007).

Texte adopté : L’école ou le loisir de penser, CNDP, 1993



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Exposé de M. l’Inspecteur général Muglioni radiodiffusé le 3 octobre 1974 au cours de la première de la série d’émissions destinées aux professeurs de philosophie et inscrites au programme de l’O.F.R.A.T.E.M.E. pour l’année scolaire 1974-1975. 


Les professeurs de philosophie expérimentent depuis quelques jours, dans toutes les classes terminales des lycées, un programme entièrement rénové. L’an dernier, presque jour pour jour, j’ai présenté les grandes lignes de ce qui n’était encore qu’un projet. Le texte du programme devait paraître au Bulletin Officiel moins d’un mois plus tard et, depuis lors, nous n’avons cessé de multiplier réunions et stages, au cours desquels nous avons pu amplement débattre ensemble des questions soulevées par cette rénovation. Nous aurons donc eu, les uns et les autres, tous les délais de réflexion souhaitable, d’abord pour dégager les principes directeurs du programme en projet, ensuite pour en étudier le texte et en prévoir la mise en œuvre. Pourtant cette réflexion doit se poursuivre : lors des entretiens que nous aurons dans les prochains mois et à l’occasion de rencontres collectives, nous examinerons les questions ou les difficultés que l’entrée en vigueur du nouveau programme peut susciter dans la pratique quotidienne de l’enseignement. C’est donc dans l’intention de préparer ces échanges de vues que je consacrerai cet exposé à ce qui, en ces premiers jours de l’année scolaire, a valeur d’inauguration.

Et, puisque l’inspection générale de philosophie, selon un usage désormais établi, s’adresse, en ce début d’année, à tous les professeurs de philosophie, qu’il me soit permis de dire l’attention que paraît, à nos jeux, mériter la mise en place du nouveau programme. En effet, il ne s’agit plus seulement, cette fois, d’allégement, encore moins d’amputation, mais d’une refonte complète visant à rénover en profondeur et à stimuler l’enseignement philosophique, à lui permettre ainsi de faire la preuve éclatante de sa vitalité, de sa capacité de progrès, de son actualité. Ce faisant, l’enseignement philosophique entend certes qu’il a besoin de dispositions propres à lui garantir, au terme des études secondaires, non seulement une existence de principe (cette institution, notent les Instructions de 1925, n’est plus discutée aujourd’hui et n’a jamais été battue en brèche que par les gouvernements hostiles à toute conception libérale), mais encore des conditions d’existence sans lesquelles il ne pourrait pas remplir de façon efficace sa fonction formatrice. Mais cette fonction, il lui appartient – il nous appartient à tous – de la définir, de reconnaître les exigences fondamentales auxquelles elle répond, de dégager les règles sûres de son exercice.

La philosophie vise à porter la réflexion jusqu’aux limites de la lucidité dont l’esprit humain est capable, c’est-à-dire à lui permettre d’atteindre le plus haut degré de liberté. La réflexion philosophique se reconnaît à ce qu’elle ne se repose jamais sur un savoir déjà constitué et ne laisse aucun concept, aucune thèse, aucune doctrine à l’abri de l’examen critique. Cette liberté d’examen est l’âme même de l’enseignement philosophique. Elle exclut toute limite assignée d’avance au mouvement de l’analyse et ignore les préjugés qui maintiendraient certains sujets, pour quelque raison que ce soit, hors du champ de la réflexion. Cette liberté est absolue en ce sens que la pensée philosophique n’admet l’hypothèque d’aucun dogme et ne reconnaît aucune autorité, qu’il s’agisse de la science, de l’État ou de toute autre instance dont la compétence ou les prérogatives relèvent d’un ordre qui n’est pas le sien. Telle est donc la liberté du professeur, liberté de style, mais aussi d’initiative quant à l’itinéraire intellectuel qu’il entend suivre, de choix quant à l’orientation de ses analyses ou aux conclusions qu’il croit pouvoir tirer. Telle est, corrélativement, la liberté de l’élève, sans doute dans l’expression de sa pensée, mais plus profondément dans le processus de formation de cette pensée même, ce qui exclut l’exposé unilatéral d’une doctrine toute faite ou l’affirmation de certitudes univoques qui dispenseraient une bonne fois du libre examen. Il s’agit bien d’une liberté positive, capable d’entreprendre une œuvre constructive et de la conduire jusqu’à son terme, et surtout assez vigilante pour maintenir toujours actif le caractère fondamental de recherche, d’interrogation, d’incessante mise en question des conclusions mêmes qui est la marque à la fois de la philosophie et de son enseignement. Le corollaire ou plutôt le signe de cette liberté est donc le refus du dogmatisme et, plus encore, de ce souci d’influence qui, à travers les pensées ou plutôt les paroles, viserait à gouverner les volontés et à régir les actions. Liberté et réciprocité sont donc bien des principes qui justifient l’enseignement philosophique comme tel, c’est-à-dire comme institution.

Mais s’il est libre de façon aussi fondamentale, comment l’enseignement philosophique peut-il admettre, voire requérir un programme ? L’obligation d’étudier un certain nombre de notions déterminées et d’œuvres philosophiques choisies dans une liste limitative d’auteurs n’est-elle pas exactement contraire à la liberté reconnue à la réflexion ? La question ne se pose guère aux enseignements scientifiques, par exemple, trop évidemment soumis aux exigences d’une progression régulière dans l’acquisition des connaissances et la pratique des exercices, sans compter la sanction des applications qu’ils sont censés un jour ou l’autre rendre possibles. Il en résulte que les enseignements scientifiques et technologiques, dont la pédagogie n’est pas non plus sans poser des problèmes, sont finalement à l’abri d’extravagances persistantes qui les discréditeraient à coup sûr dans l’opinion. C’est que tout enseignement doit ainsi faire la preuve qu’il est communicable et qu’il peut, par suite, être utile au public. Il ne saurait donc exister, dans l’ordre commun de l’institution, un droit d’enseigner selon sa fantaisie. Ni la spécialisation des compétences, ni les préférences doctrinales, a fortiori l’humeur, ne donnent le droit incontrôlable de subordonner l’enseignement à des convenances personnelles. Un professeur n’est pas non plus chargé (et par qui le serait-il ?) de transmettre un message, de délivrer un témoignage, si authentique soit-il ou si essentiel à ses yeux.

La tentation charismatique est une des plus graves perversions de l’enseignement, car qui se croit une mission trahit sa fonction. Or celle- ci relève d’une déontologie dont l’un des principes est qu’il doit être possible de savoir d’avance ce qui sera enseigné sous couvert soit des mathématiques, soit de l’histoire, soit de la philosophie. Le programme doit donc être, pour ainsi dire, affiché à la porte de la classe et être le même pour tous, comme une charte qui garantit la liberté même.

Nous n’ignorons pas que le nouveau programme, qui a été généralement bien accueilli, a fait plus rarement l’objet de réserves d’ailleurs contradictoires. Les uns le trouvent trop contraignant, d’autres s’inquiètent de ses lacunes ou de ses ambiguïtés. Autoritarisme ou laxisme ? Il faudrait s’entendre. Qui songerait à dicter une philosophie, à supposer qu’il existât une philosophie qu’on pût apprendre, ou encore à prévoir le détail des questions, l’ensemble de leurs implications, l’ordre irréversible de leur étude ? Tout cela relève de l’initiative du professeur, de sa culture et de son style. Un enseignement se construit, une classe se conduit. Inversement, peut-on concevoir un enseignement sans contenu ou dont le contenu serait à la discrétion de chacun, comme s’il n’avait pas besoin d’être reconnu par autrui et de subir ainsi l’épreuve de sa validité ? Une classe n’est pas une chapelle réservée à des rites ésotériques, mais le lieu où se transmet un savoir, s’édifie une culture, se donne une formation. Aucun enseignement ne pourrait durer dans l’arbitraire. C’est pourquoi il est essentiel que les professeurs de philosophie approfondissent en plein accord certains exigences fondamentales et définissent un terrain commun comme assise nécessaire d’une formation. Ces conditions ne sont pas exigibles – tant s’en faut – du seul enseignement philosophique, mais elles s’imposent à lui avec d’autant plus de force que la pensée philosophique elle-même implique des options et des divergences qui, dogmatiquement suivies, contrediraient les fins de l’enseignement.

L’enseignement philosophique a donc pour condition l’ensemble des exigences philosophiques et pédagogiques capables d’accueillir toutes les différences de style et toutes les divergences doctrinales, parce que d’abord elle les fonde.

Quelque discipline qu’il enseigne, un professeur qui accueille ses élèves doit pouvoir compter sur l’acquis de leur formation, un examinateur doit savoir quelles questions il peut poser et quels critères suivent ses jugements. Un nombre croissant de professeurs nous demandent de rédiger des instructions et de donner des directives. Mais des instructions, par exemple, qui renouvelleraient celles de 1925 – et nous pensons qu’en effet elles seraient utiles – supposent elles-mêmes un consensus attestant que l’enseignement philosophique répond effectivement à une exigence d’ordre institutionnel. Et, loin d’être propre à la philosophie, cette difficulté affecte aujourd’hui, à des degrés divers tous les enseignements. Il ne s’agit donc pas de savoir si la philosophie peut ou non s’enseigner, s’il existe une fin de la philosophie etc., autant de problèmes spéculatifs qui certes intéressent, au même titre que d’autres, le philosophe et peuvent faire ainsi l’objet d’un enseignement. Mais l’enseignement lui-même n’est pas un problème spéculatif ; il est une pratique qui implique une responsabilité. Et pour se mettre d’accord sur le contenu ou la méthode de leur enseignement, les professeurs de philosophie n’ont nul besoin d’une définition de la philosophie. Les mathématiques, dont le prestige est parfois si encombrant, se préoccupent aussi peu qu’on voudra de se définir elles-mêmes. La définition de la philosophie n’est donc pas un préalable de l’enseignement philosophique, c’est éventuellement une question du programme ; une question, parce que précisément nous avons des conceptions différentes de la philosophie et que c’est aussi l’un des traits distinctifs de la philosophie que de pousser la rigueur jusqu’à s’interroger sur elle-même. Mais nous n’avons pas le droit de ne pas être d’accord sur ce qu’est et sur ce que poursuit l’enseignement philosophique qui intègre justement nos divergences sur la définition de la philosophie. Osons dire que le doute, méthode philosophique par excellence, ne vaut rien en pédagogie, qui n’est pas d’ordre spéculatif, mais directement pratique. On s’interroge sur des questions ; or l’enseignement n’est pas une question, mais une fonction. Et nul n’est obligé de la remplir.

On voit donc que le programme, charte d’un enseignement dont la liberté hors de toute règle cesserait d’être garantie, n’est pas chose futile. En d’autres temps, il fallait inciter certains professeurs à ne pas suivre trop docilement la lettre du programme, c’est-à-dire à faire preuve d’initiative et d’originalité. Aujourd’hui au contraire, on est parfois tenté de rappeler que le programme énonce une diversité de notions entre lesquelles il est exclu de choisir, ou que, si le programme invite à choisir – parmi des auteurs, par exemple – c’est selon des règles qu’il serait ruineux et pour les élèves et pour la communauté enseignante de ne pas suivre. D’ailleurs, le programme lui-même – et c’est peut-être le signe principal de sa nouveauté – comporte en toutes ses déterminations un principe de choix : choix de l’ordre et du groupement des notions par thèmes fondamentaux, choix des questions d’approfondissement et de leur délimitation, choix non seulement des auteurs selon certaines règles destinées à éviter des excès trop évidents, mais des œuvres elles-mêmes dont aucune liste n’est imposée. Allégement, simplification et assouplissement devraient avoir pour effet de rendre à la notion de programme sa valeur et son actualité, puisqu’ils tendent à institutionnaliser et à garantir la liberté.

Mais si le programme propose – assez généreusement, semble-t-il – des choix souples et variés, il ne laisse pas le choix d’enseigner autre chose que la philosophie. Car le nouveau programme de l’enseignement philosophique est, plus résolument que jamais, un programme de philosophie. Il invite à une interrogation radicale sur les fondements et les limites du savoir et sur les fins de l’activité humaine. Sur le plan théorique, la philosophie se distingue des sciences en ce que ses préoccupations ne sont pas situées dans une seule discipline, mais qu’elles en recouvrent plusieurs ; et surtout en ce que sa recherche ne vise pas à répéter l’argument de validité dont se prévaut le discours scientifique, mais entreprend une critique de la connaissance qui n’entre dans le projet d’aucune science constituée. Sur le plan pratique, la philosophie se distingue de l’engagement politique ou moral en ce qu’elle a pour tâche d’expliciter les principes ou les valeurs dont se réclament les actions humaines, plus encore de montrer qu’ils font problème et requièrent une justification. En conséquence, toute leçon de philosophie comporte la position d’un problème, l’élucidation des concepts qu’il implique, la recherche, constamment interrogative, d’une solution. Un exposé sans problématique ou dépourvu d’analyse conceptuelle serait absolument étranger à l’enseignement philosophique et contredirait l’idée même de philosophie.

Il est donc souhaitable que le titre de la leçon soit constitué par une notion, une question ou un énoncé explicitement philosophiques. Cette exigence doit être d’autant plus active que le sujet porte sur des concepts ou des contenus qui ne sont pas en eux-mêmes philosophiques, comme c’est le cas notamment en épistémologie. Les élèves, même et surtout ceux des classes scientifiques, manifesteraient peu d’intérêt pour une spéculation sur les sciences qui leur apparaîtrait comme le double emploi inutile et incertain de ce qu’ils pratiquent ailleurs avec une efficacité incontestée. Comment éviter l’écueil ? Le nouveau programme montre clairement qu’il ne peut être question d’une présentation encyclopédique ou d’une simple description méthodologique des sciences enseignées. Sa formulation est, sur ce point, explicite. « Théorie et expérience », par exemple, c’est l’indication d’un problème qui ne peut se traiter au moyen d’informations plus ou moins abrégées ou inexactes. C’est une question dont la signification et l’enjeu philosophiques doivent, dès le départ, apparaître en pleine lumière. Et ce serait proprement impossible sans référence aux grands modèles de pensée qui ont institué cette question. D’où le rôle des textes majeurs, c’est-à-dire de ceux qui comptent parce qu’ils sont des événements dans l’histoire de la pensée. D’où également la liaison nécessaire de questions en apparences particulières avec un thème essentiel comme « la connaissance et la raison », ou avec la notion de vérité qui invite la réflexion à une recherche plus étendue. En suivant fermement cette voie, on ne risque plus de démarquer médiocrement l’enseignement scientifique. Faut-il encore rappeler les ressources de l’histoire des sciences, qui est une conquête philosophique, et la prudence de recourir toujours aux exemples les plus simples sur lesquels – l’histoire de la philosophie en porte témoignage – se sont toujours jouées les questions décisives ? Pour peu qu’ils fassent confiance à leur culture propre, les professeurs de philosophie n’ont pas à craindre d’être inférieurs à leur tâche. C’est à cette culture, en effet, qu’ils doivent d’être en mesure de poser les vrais problèmes. Et il n’est pas de déception en pédagogie pour qui garde le souci de l’essentiel.

Cette constante référence à une culture renouvelée par la fréquentation assidue des grands auteurs permet seule de poser en termes philosophiques les questions qui hantent l’actualité. L’indispensable information, en effet, ne prend sens qu’à la condition d’être appelée par une problématique, sans quoi l’exposé uniforme de la linguistique ou de la psychanalyse, par exemple, n’a plus aucun rapport avec un projet de réflexion. L’implacable sérieux du conformisme tend à soustraire à l’examen critique ce qui en soi fait question et vide ainsi de leur intérêt les sujets les plus passionnants. À qui fera-t-on croire que des élèves puissent se passionner, des semaines ou des mois durant, pour les répétitives tribulations de la libido, sans que jamais soit interrogée une notion, sans que jamais surgisse une question ? Que la notion freudienne d’inconscient entre en conflit avec la conception cartésienne de la conscience, que la psychanalyse confirme ou réfute les analyses platonicienne ou hégélienne du désir, ce sont des questions qui supposent une culture philosophique, faute de quoi la curiosité se perd dans l’anecdote ou s’épuise dans un dogmatisme sommaire. C’est bien ce que nous voulons dire quand nous rappelons que toute leçon, quels qu’en soient le sujet ou l’occasion est une leçon de philosophie. Telle est encore la raison pour laquelle, dans le nouveau programme, les notions sont assemblées selon leurs affinités et rattachées à des thèmes fondamentaux de réflexion. Ces groupements ne sont proposés qu’à titre d’exemples et il suffit que toutes les notions soient finalement examinées, mais le programme invite à former de tels groupements et à en fournir, au cours des analyses, la justification philosophique. Enfin le dernier thème de réflexion proposé : « Anthropologie. Métaphysique. Philosophie » suggère une référence permanente pour l’ensemble du cours et des exercices, même s’il fait l’objet, par ailleurs, d’une étude distincte et explicite. Que ce thème, qui invite à une réflexion d’ensemble sur la signification de la philosophie soit proposé à toutes les classes terminales témoigne, s’il en était besoin, de l’unité d’intention dont le programme s’inspire.

Nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer ensemble d’autres aspects du nouveau programme, notamment les questions au choix dont l’étude est inséparable du programme fondamental de notions, et surtout l’étude suivie des œuvres philosophiques, qui est destinée à stimuler la réflexion, à lui fournir à la fois une assise et des modèles. Nous y reviendrons à loisir lors de nos réunions et de nos stages. Mais je voudrais répondre une nouvelle fois au vœu d’un nombre croissant de professeurs qui nous pressent de rappeler fermement les dispositions fixant pour l’oral du baccalauréat le nombre des œuvres présentées et les modalités de leurs choix. Le respect de ces dispositions est essentiel à l’objectivité de l’examen. Des fragments épars, des œuvres mutilées, des textes non philosophiques ou arbitrairement choisis font douter de la culture et de la formation d’un candidat. Il est loisible de puiser aux sources les plus diverses, et là encore le programme sollicite l’initiative ; reste cependant une culture et une formation communes que ne doivent compromettre ni la désinvolture ni la négligence. Par delà les conventions, limites ou lacunes inévitables d’un programme, il est des exigences qui ne sont point arbitraires. Ainsi les auteurs, les œuvres philosophiques dont la fréquentation est essentielle à la formation des élèves en classe terminale sont peu nombreux et, en principe, bien connus. Quant à l’intérêt des élèves, il ne dépend ni de la mode ni de « motivations » éphémères, mais de la sagacité et de la conviction avec lesquelles l’étude est conduite. Aujourd’hui comme hier, les classes heureuses sont celles qui travaillent et se sentent fermement sollicitées par l’exigence philosophique.

J’ai proposé, en ce début d’année, quelques thèmes de réflexion que me paraît appeler l’entrée en vigueur du nouveau programme. Cette réflexion, que nous allons poursuivre, est l’affaire de tous les professeurs de philosophie dont nous connaissons bien les charges souvent lourdes, les difficultés diverses mais réelles, l’inquiétude parfois légitime. Alors que se prépare une réforme et peut-être des changements profonds dont nous ne savons pas encore si les répercussions sur l’enseignement philosophique lui seront dommageables ou bénéfiques, on peut être tenté d’estimer dérisoire l’intérêt porté à un programme dont l’avenir n’est pas assuré. Mais nous n’ignorons rien des risques encourus et nous apportons une attention extrême aux changements annoncés. Il est essentiel que, quels que soient ces changements, l’enseignement philosophique trouve les structures d’accueil qui lui permettront de remplir, avec plus d’efficacité que jamais, sa fonction d’éducation. Nous continuerons naturellement d’informer à ce sujet les professeurs et de les consulter. Mais, quelles que soient les nouvelles formes institutionnelles et les modifications de programme qu’elles pourraient entraîner, les principes directeurs du programme actuel traduisent bien l’orientation de l’enseignement philosophique. Il importe donc d’entreprendre, à l’occasion de sa mise en vigueur, une recherche commune et convergente qui contribue à approfondir le rôle fondamental de la philosophie dans l’éducation. L’intérêt et l’urgence de cette tâche ne peuvent échapper à aucun professeur de philosophie conscient d’appartenir à une communauté garante et de son effort personnel et de sa vocation.


La bonne conscience d'une école sans mérite

Ce tapuscrit de 4 pages (rédigé sur papier à en-tête du ministère) est daté du 17 janvier 1986. Nous ne savons pas à qui il était destiné. Deux pages suivent, non numérotée, non datées, qui semblent un développement de la conclusion.


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Dans l’ordre de la rigueur intellectuelle, les intentions ont peu d’importance. Il peut arriver, par exemple, que des maîtres se lancent avec ardeur et sincérité dans ce qu’il est convenu d’appeler la rénovation pédagogique, mais en la matière on doit surtout craindre les bons sentiments qui toujours aggravent plutôt qu’ils n’atténuent le mal. Nous sommes venus au temps où le refus d’enseigner n’a plus guère besoin de déguisement.

Dans ses résultats comme dans son intention, en effet, la rénovation pédagogique déplace l’intérêt de l’école du contenu vers les manières de faire ou d’être, celles-ci ne dépendant plus de l’objet, mais du sujet. Non plus de l’objet dans sa vérité, mais du sujet et de cette fin indéterminée qu’on lui suppose et qu’on nomme son épanouissement. Bref, l’intérêt dérive de la matière vers la manière. Or quand l’art d’enseigner entend partir de l’enfant, au lieu de réfléchir d’abord sur le contenu du savoir pour en dégager les conditions d’un progrès depuis l’élémentaire, il traite les préalables psychosociologiques comme une fin, jusqu’à perdre de vue le contenu lui-même. À partir de l’enfant, et de l’enfant réfracté par l’idéologie du jour, on n’a aucune chance de retrouver l’essence et la fin de l’école. La faute impardonnable est de croire que la recherche pédagogique dérape par accident et non pas en raison de son projet même. Mais il est intempestif de le dire, car c’est toucher aux situations acquises. Encore qu’on puisse se réjouir de ce que les chercheurs en éducation n’enseignent pas. On préfère laisser croire, en renversant la formule examinée par Kant, que ce peut parfois n’être pas très bon en pratique, mais que c’est toujours excellent en théorie.

 

C’est pourtant clair dès que la pédagogie cesse d’être un art reposant, comme tout art, sur le jugement et l’expérience, pour devenir l’application d’une théorie, d’une doctrine particulière relative au sujet enseigné (à cet égard qui dira les désastres causés dans les écoles normales par les lectures psychopédagogiques ?), l’école tend à minimiser sa relation objective avec l’universalité du savoir et de la culture. Ces étranges connaisseurs de l’enfant savent tout sur lui, sauf qu’il veut grandir et s’élever pour peu que, sans attendre, on lui reconnaisse la dignité d’homme. Ce sont des misanthropes.

Il n’est jamais sûr en histoire que le sens du courant indique le progrès, la direction à suivre. Que, par exemple, la rénovation pédagogique l’ait emporté un peu partout dans le monde occidental, ce n’est pas fait pour rassurer. Mais que la France qui, presque seule, a une solide tradition de l’instruction publique reste à la traîne, c’est une raison d’espérer.

La caricature visant à discréditer l’école républicaine sous l’étiquette réputée quasi-infamante de méritocratie témoigne d’une confusion grossière entre ce que des rites scolaires peuvent avoir d’épisodique, parfois de suranné, et le fond des choses. Le ressentiment déchaîné contre une école qui, malgré le mensonge sociologique, a réussi de façon notable et sans précédent la promotion des plus humbles tend à accréditer l’acception la moins honorable du mot démocratie. Quand, en effet, elle prétend libérer les différences qualitatives et préserver la diversité la plus hétérogène des ressources individuelles, pour opposer un tabou inflexible à l’inégalité des efforts et des réussites, loin d’être le prolongement ou le plein achèvement de l’école républicaine, l’école démocratique en est exactement le contre-pied. La première se réfère au contenu objectif du savoir et de la culture, auquel les élèves sont invités à s’égaler dans toute la mesure de leur talent et du travail conduit par l’école, la seconde tend au contraire à relativiser ce contenu, voire à écarter tout contenu, en vue de créer un monde parfaitement subjectif et une égalité d’apparence où tout critère, toute norme, toute notion de mérite, toute distinction du vrai et du faux sont pudiquement effacés. D’où une profusion d’activités globales étrangères à toute discipline intellectuelle, manuelle ou physique. Les différentes propositions de programme pour l’école primaire, qui heureusement n’ont pas toutes été suivies, en disaient long à cet égard. Répétons-le : dans son principe même l’innovation pédagogique tend à diminuer la part de l’enseignement proprement dit, voire à congédier tout enseignement pour lui substituer des manières de faire et des manières d’être. Vous ne tenez aucun compte, répondra-t-on, de l’harmonie du groupe ! Mais comment une école qui traiterait tous les enfants comme des anormaux ne produirait-elle pas, à la fin, des effets nécessairement conformes à sa vision du monde ?

La prise en compte de l’enfant, – ou plutôt de l’écolier, ce qui est tout autre chose –, n’a de sens que par rapport à une fin et à un contenu déjà présents. Quand, en effet, c’est de l’enfance qu’elle entend faire une fin, quand elle s’emploie à éterniser l’enfance, elle découvre avec fausse naïveté que le savoir et la culture lui sont étrangers, que l’instruction, comprise sommairement comme inculcation, est violence et aliénation. Le contenu est alors discrédité comme signe ésotérique de reconnaissance à l’intérieur d’une caste, comme normatif, donc comme répressif pour le plus grand nombre. On refuse de voir que ce qui mérite d’être enseigné a de beaucoup précédé l’enfant qui entre à l’école et lui survivra longtemps encore, que ce n’est pas par rapport à l’enfance, à ses motivations occasionnelles ou jouées, que l’école se définit, mais que l’école la plus utile à l’enfant n’est pas celle qui est « faite pour les enfants ». La question de savoir comment s’y prendre, la question pédagogique, suppose qu’on ait d’abord répondu à une première question : pour quoi faire ? qui est une question philosophique.

Pour conclure (peut-être en faveur de la sociologie me pardonnera-t-on le reste), la démocratisation de l’école, comme on l’entend, et l’embargo sur l’instruction, c’est la même chose. Le transfert des apprentissages réels à l’initiative et aux ressources privées, d’abord familiales, fait d’incontestables progrès. Il y a encore de bonnes classes, mais beaucoup d’enfants apprennent à lire et à compter à la maison, ne serait-ce que pour tromper l’ennui ; le peu qu’ils savent, ce n’est pas toujours à l’école qu’ils l’ont appris. Les parents les mieux placés, les plus ambitieux pour leurs enfants, les moins scrupuleux, remuent ciel et terre pour faire inscrire leur progéniture dans les écoles, les collèges et les lycées où l’on travaille encore. L’école démocratique au sens consacré, c’est donc l’école cynique. Elle réussit ce prodige de créer un état de choses vérifiant enfin la théorie sociologique de la reproduction, qu’on avait décidément mal comprise ; car il ne s’agissait pas d’une vue rétrospective et scientifique, mais d’un roman d’anticipation. Tout se passe, en effet, comme si l’on voulait empêcher à tout prix le renouvellement des élites dirigeantes et la mobilité sociale. Dès que les lumières sont laissées à la discrétion des particuliers, il n’y a plus d’obstacle à l’hérédité des privilèges : les propagandistes de la rénovation le savent bien, qui ne manquent pas de placer leur progéniture en lieu sûr. Et puis pourquoi se plaindre quand les siens, qui n’y sont certes pour rien, font partie des privilégiés ? Faut-il se donner bonne conscience en se disant que les autres ont en compensation l’épanouissement et la convivialité ? Mais quand ce petit monde aura atteint l’âge d’homme, on fera les comptes,. Et s’il faut être cynique, soyons-le jusqu’au bout ! Ou plutôt ayons le courage de l’esprit qui sait deviner, derrière les progrès d’apparence, la politique la plus rétrograde. Sur la question de l’école plus que sur toute autre, la vérité ne doit pas être mise de côté.


Les deux paragraphes suivants correspondent aux deux pages supplémentaires mentionnées ci-dessus.


Allons plus loin. La rénovation pédagogique ne serait-elle pas l’expression d’un projet dont l’objectif serait tout autre que pédagogique ? En effet, dans le sens du moins que le mot tend à prendre de plus en plus, et qui rend aux réserves de Platon une singulière actualité, la démocratie achevée paraît supposer la fin de l’école. Tant que l’école entend instruire, transmettre un savoir, une culture, elle s’engage à constater l’inégalité des résultats individuels, ne serait-ce que pour prévoir les ajustements pédagogiques nécessaires. Or ce sont ces inégalités qu’on veut précisément empêcher d’apparaître. Et comme elles sont inséparables des études et des apprentissages réels, il reste à imaginer une école ne comportant rien de tel, une école, en conséquence, ne se référant plus explicitement à un objet auquel on doive se mesurer, mais déployant seulement des activités à travers lesquelles s’expriment les sujets individuels tels qu’ils sont ou, mieux encore, le sujet collectif. Sans doute la recherche pédagogique se donne-t-elle en principe pour fin de faciliter l’apprentissage en l’adaptant au développement de l’enfant ; mais, poussée à son terme, la logique même d’une telle recherche conduit inéluctablement à évacuer tout contenu défini par les grandes disciplines, à refuser la transcendance du contenu par rapport à toute psychologie, à s’installer dans l’immanence de l’immédiat et du vécu. Et c’est paradoxalement au moment on elle affiche son ouverture au monde que l’école se replie sur le psychologique, se substitue au monde réel, se ferme sur soi comme un monde clos. L’école devient effectivement un lieu de vie quand elle a cessé d’avoir la moindre exigence objective. La ruse de la rénovation pédagogique est d’en appeler à ce que le sentiment démocratique peut avoir de positif pour nourrir du ressentiment à l’égard de l’école républicaine qui s’était donné pour mission de substituer aux privilèges de l’hérédité et de l’argent la seule récompense du travail et du talent. Il serait temps de déjouer la ruse et de se représenter la trop fameuse « école démocratique » dans sa vérité.

Il ne faudrait pas croire, toutefois, que cette école démocratique se définisse seulement de façon négative, comme refus de l’instruction et de ses conditions institutionnelles. Elle entend surtout substituer à l’instruction quelque chose qui lui paraît très positif, à savoir un genre de vie, une façon d’exister. Voilà pourquoi on tient tant aujourd’hui à substituer l’éducation à l’instruction. Cette tendance ne date pas d’hier. Il ne s’agit plus de répandre les lumières et d’en appeler ainsi à la liberté de chacun. Il s’agit, au contraire, de déconsidérer les lumières pour mieux disposer de la liberté individuelle, pour la confisquer au profit d’une certaine conception de la vie collective. La nostalgie du patronage trahit ici un cléricalisme sournois, et il n’y a pas lieu d’être surpris si ce sont certaines organisations, dont la façade gauchiste ne peut cacher l’origine confessionnelle, qui ont pris la tête de la rénovation pédagogique. C’est particulièrement clair quand, par exemple, on entreprend de substituer à l’instruction civique une éducation ayant pour objet non plus la connaissance raisonnée des droits et des devoirs du citoyen, mais l’entraînement collectif à certains modes de vie et d’activité où se diluent les vertus proclamées d’initiative, de responsabilité, d’autonomie, de solidarité. Ce qui est irrémédiablement perdu, c’est l’idée du citoyen comme être séparé et capable de se déterminer seul, sans assistance, appartenance ou enracinement vécu. À l’horizon de la rénovation pédagogique pointe ainsi une société totalitaire aux formes apparemment douces et harmonieuses en attendant les révoltes qu’heureusement elle ne pourra manquer de provoquer, et d’où toute instance proprement politique, c’est-à-dire rationnelle et explicite, aura été soigneusement exclue. Il est quand même étonnant que les bons apôtres de la rénovation, dont on peut espérer qu’ils ne sont pas tous corrompus et dissimulateurs, ne paraissent pas se douter qu’ils contribuent à nous préparer un avenir redoutable.