pédagogie

Les pédagogues du ressentiment

Nous ne savons pas si ces pages – dont nous ne possédons qu’un tapuscrit – ont été publiées quelque part. On le verra, elles sont l’expression parfois violente d’une indignation contre la destruction de l’école par la société « libérale ». Il n’est pas sûr qu’un tel propos exagère la catastrophe scolaire, sociale et finalement politique qu’il dénonce.

Il porte sur le rapport de l'école et de la société moderne, comme le texte intitulé L’école et le politique. On pourrait les mettre sous le titre commun : la modernité contre l'école.


Version Pdf

La cause profonde des malheurs scolaires reste enfouie sous un amas de jugements improvisés, de propos se donnant des airs scientifiques, invoquant surtout les changements irrésistibles, le cours du monde. Il existe un vrai fatalisme, une superstition de la modernité dispensant de toute conviction réelle le consentement inconditionnel au seul spectacle du changement. La vie c’est tout ce qui bouge. L’insincérité patente des propos tenus en la matière n’est pas accidentelle mais, si l’on peut dire, constitutive.

Ainsi on sait très bien que trop souvent l’école renonce à instruire, qu’un écolier sans soutien familial a moins de chance qu’autrefois à l’école du canton d’acquérir les méthodes et les connaissances élémentaires sur lesquelles on doit pouvoir faire fond si l’on veut poursuivre raisonnablement des études. On sait aussi que les examens n’ont plus la même signification, que ce qu’on appelle qualification professionnelle peut souvent cacher les plus graves lacunes relatives aux connaissances de base qui commandent toute capacité d’adaptation aux tâches nouvelles. On sait encore que le kaléidoscope audio-visuel fonctionne comme un divertissement perpétuel, qu’il n’instruit pas, qu’il se présente non pas comme une invitation à penser, mais comme un objet de consommation condamné à s’abolir par l’acte même de s’en saisir. Mais on veut que l’enfant ne se sente pas dépaysé à l’école, qu’il y retrouve son monde quotidien, que dans cette garderie sans gardien il puisse acquérir les titres reconnus par la société productiviste et marchande, même et surtout si ces titres n’ont aucune valeur scolaire, s’ils ne participent ni de l’instruction proprement dite, ni de la culture. L’essentiel, c’est l’adaptation au monde comme il va, l’habileté de faire sans savoir, de prévoir sans comprendre, de tirer parti d’un mode d’emploi ou d’une recette, le flair de s’orienter dans le supermarché des nouveautés réelles et imaginaires.

Qui pouvait se douter que la société libérale, au sens des premiers physiocrates, nourrirait un principe d’intolérance, aurait l’ambition d’absorber l’humanité tout entière, de lui imposer une seule et même dimension, de l’enfermer dans une totalité sans dissidence possible quant à ses fins ? Les doctrinaires de la révolution sociale ont été relayés par les intégristes de la spontanéité et de la convivialité. Le malheur veut que les seconds se trouvent en accord avec l’économie de marché que leurs aînés rêvaient d’abolir. Tout ce qui singularisait l’école et la distinguait du reste de la société doit être écarté. C’est le rejet de l’idée même d’école qui demeure caché aux yeux de la plupart des pédagogues, ce qui paraît ainsi garantir leur pauvre sincérité. La nullité de la préoccupation pédagogique apparaît seulement quand on a compris cette collusion, cette adhésion irréfléchie aux exigences tyranniques de la société moderne.

Ce n’est pas en raison de ses lacunes et de ses faiblesses réelles que l’école d’autrefois est déconsidérée par ceux-là mêmes qui, à une génération près, lui doivent tout ce qu’ils peuvent être. Une haine inexpiable de la Troisième République habite les rejetons d’une mémoire malheureuse. Mais surtout la modernité a le culte de l’ingratitude ; elle a complètement renversé l’appréciation du passé. Il faut être Grec pour respecter les anciens, leur reconnaître l’autorité que leur confère le seul fait d’avoir déjà vécu, car toute vie est leçon. Le renouvellement saisonnier, non pas des techniques elles-mêmes, mais des produits de consommation courante, du moins de leur emballage, entretient le mépris, voire la haine des ancêtres, suscite une émeute permanente contre ceux qui nous ont faits. Les fanatiques des grandes surfaces trouvent ridicule qu’on se serve parfois à l’épicerie du coin où l’on vous dit encore bonjour et bonsoir. Le déclin de la connaissance au sens classique entraîne infailliblement celui de la reconnaissance. Les expressions à la mode, rétro, ringard, ou prétentieusement obsolète, en disent long sur la bonne conscience des nouveaux barbares. Le mal présent, c’est la faute au passé. D’ailleurs c’est toujours une faute d’avoir précédé. Car, contrairement au sens premier, précéder ce n’est plus être devant et frayer le chemin, c’est être derrière, dépassé, rejeté, à la traîne. La vie même ne veut plus se penser comme un don. On ne sait plus vivre sans humilier ceux qui nous ont donné la vie. L’honneur de la modernité, c’est de ne rien devoir ! Le nouveau venu éprouve l’originalité de son présent comme par une sorte de ressentiment. Il se veut causa sui ; rien avant !

L’école a su réussir dans une société hostile dont elle combattait avec résolution les préjugés et l’ignorance. Elle s’enlise aujourd’hui dans une société qui lui impose ses propres normes et lui conteste toute indépendance. Reproduire, est-ce émanciper des esprits, les mettre sur le chemin de la connaissance, ou bien entretenir un lieu de vie et d’adaptation, copie conforme de l’environnement, sauf pour la minorité qui a les moyens d’échapper à la fatalité commune ? De qui se moque-t-on lorsque, chiffres en main, on compare « scientifiquement » ce qui n’est pas comparable, ce qui n’a pas de mesure commune ? On compare l’école aux prises avec la condition prolétarienne, qui forçait à gagner sa vie le plus tôt possible, et l’école dévorée par la société de consommation, qui incite à travailler le plus tard possible. La première a su s’imposer à une société difficile et c’est en cela qu’elle a réussi, n’en déplaise à nos sociologues férus de statistiques. Il faut être veule, amnésique ou de mauvaise foi pour ne pas reconnaître dans la trop célèbre théorie de la reproduction le plus grossier truquage. Réussir, cela voulait dire au temps du petit père Combes instruire directement en français des écoliers dont il n’était pas alors la langue maternelle, Bretons, Basques ou Corses. Et par bonheur les instituteurs n’avaient pas suivi de stage particulier qui les eût certainement empêchés d’accomplir leur tâche ; ils enseignaient le français en français, élément par élément, et ils l’enseignaient à des Français, non pas comme une langue étrangère, mais comme s’il s’agissait de leur propre langue. À l’un d’entre eux, sorti de l’école normale d’Ajaccio en 1905 au moment de la séparation des Églises et de l’État, fut demandé un mémoire sur la meilleure manière de s’y prendre pour enseigner le français aux écoliers du cours préparatoire ; il répondit qu’il suffisait de leur faire la classe en français, y compris pour régler la discipline courante. Par chance il n’avait aucune notion de ses pseudo-sciences qui servent aujourd’hui à empêcher l’enseignement. Mais les instituteurs à tour de rôle vérifiaient que des écoliers ne traînaient pas dans les chemins creux au lieu de faire leurs devoirs après la classe.

Réussir, cela veut dire aussi que l’école avait alors la capacité de changer le monde extérieur ; c’est elle qui, par exemple, enseignait la propreté élémentaire du corps, l’hygiène générale, et dans une large mesure elle a contribué à modifier des habitudes, même dans l’agriculture. Mais alors le maître d’école était le messager de la république ; il avait derrière lui toute la nation. Voilà qui ne figure pas dans les statistiques. Apprendre à se tenir, à suivre une règle et à la faire sienne ; le désir de s’instruire et la volonté d’instruire. Noblesse du devoir aujourd’hui brocardée et présentée comme aveuglement servile. C’était le contraire d’une école stérile, devenue incapable d’assurer sa propre reproduction. Il suffirait de revoir des bandes d’actualité sur la sortie d’une école en 1930 pour avoir sous les yeux la différence. Les statistiques, c’est bon pour mentir ou pour régler des comptes par ressentiment. On se souvient encore dans un village de montagne perdu dans une île qu’il y a beaucoup moins d’un demi-siècle il avait fallu sortir les baquets un dimanche matin pour laver à fond les enfants, car l’instituteur avait annoncé son intention de les passer en revue le lundi. L’école savait faire honte à la société extérieure qui, aujourd’hui, fait honte à l’école. Qu’on dise quelle statistique peut vérifier ce fait.

Sans doute l’école n’est-elle pas seule en cause. S’il arrive aujourd’hui que la famille s’en prenne au maître, c’est que la société a bien changé, Autrefois c’est l’enfant qui était corrigé ; aujourd’hui c’est le maître. La faute a changé de camp. La bonne conscience aussi. Et comme le maître ne veut pas être pris en faute, comme il a mauvaise conscience, il peut arriver qu’il n’enseigne plus rien. L’école se met au niveau de la société ; elle exclut de se distinguer, de faire bande à part. Comment peut-il être encore question de chasser les poux quand la drogue circule ? La classe prend le métro ou va au cinéma, comme tout le monde. Ce n’est plus entre les quatre murs nus d’une classe qu’on enjambe le temps et l’espace, qu’on salue l’infini, qu’on change le monde. Il faut vivre avec son temps, se cloîtrer dans l’environnement, même bête et ignare. De la maison, de la rue à l’école, nul dépaysement. L’école est de plain-pied.

L’écolier qui autrefois était chargé de mettre les bûches dans le poêle ne savait guère faire autre chose. Mais alors l’idiot du village se disait au singulier. Et il ne fréquentait pas encore le bistrot du coin qui était dépourvu de machine à sous. Au temps des bordels, la discothèque n’était pas l’annexe du collège et l’on ne vendait pas la drogue à la porte de la classe. Il était plus difficile de tromper la vigilance du concierge qu’aujourd’hui de traverser un cordon de C.R.S.

Ce que les statistiques cachent effrontément, c’est qu’une école qui conduisait un enfant d’illettré jusqu’au certificat d’études devait être beaucoup plus solide qu’aujourd’hui une école accueillant un fils de bachelier jusqu’à une licence dérisoire. Bac + n serait-elle la formule moderne de l’inculture ? L’école qui ne sait plus apprendre à lire, qui parfois même ne s’en soucie guère, l’école de la calculette et de la télévision, l’école à tu et à toi, l’école lieu de vie, échappe à toutes les statistiques. On nous assure que le niveau monte. Il était idiot d’apprendre ses départements ; est-il sublime d’ignorer que Lyon est au confluent de deux fleuves, que l’Europe est comprise entre l’Atlantique et l’Oural ? Il paraît que les enfants savent autre chose que nous ne savions pas. Que savent-ils donc ? Mais on ne veut surtout pas savoir ce que veut dire savoir. La calculette dispense d’apprendre que « deux et deux sont quatre ». L’école naturalise toutes les décadences ; le ton traînard, gouailleur, la prononciation asyllabique… Si l’on s’étonne, on s’entend répondre : « et puis après ? ». Toute règle est conventionnelle, donc arbitraire : le progrès consiste à répudier tout ce qui précède. Dès que, s’agissant d’une règle de grammaire ou simplement de politesse, on entend dire qu’il faut savoir évoluer, il est sûr qu’on fait peu de cas de l’humanité.

La mauvaise foi conduit à dire qu’il faut prendre les enfants « tels qu’ils sont aujourd’hui », comme s’ils étaient nés ainsi, comme si parents et maîtres ne portaient pas l’entière responsabilité de ce qu’ils sont. Les adultes, si l’on peut dire qu’il en existe encore, attribuent à la nouvelle génération des caractéristiques dont ils feignent d’être les premiers surpris, comme s’ils n’y étaient pour rien. Ils ne veulent absolument pas voir que les enfants sont conformes à l’éducation qu’ils leur ont donnée. Les chenapans de Sartrouville ou d’ailleurs sont copie conforme.

Les adultes font les enfants à leur image. Il arrive alors un moment où la résistance à l’éducation devient la chance de l’éducation. Le happy few parvient alors à s’en tirer. Mais si tous les enfants étaient conformes à l’éducation ordinaire, la barbarie ne serait pas loin. Nature n’est pas barbarie. L’enfant peut encore être transporté par Mozart ; encore faut-il qu’il ait eu l’occasion de le rencontrer ! Mais les adultes sont persuadés que Mozart n’est pas de son âge, comme si Mozart avait perdu son temps à jouer et à écrire de la musique qui n’était pas de son âge ! S’étonnera-t-on de ce que, dans une école de musique aujourd’hui, avec instrument et partition, les enfants sont aussi dociles qu’il y a cent ans. Pourquoi n’en est-il pas de même au collège et au lycée ? Il suffirait, d’examiner cette question pour conclure qu’il faut abolir toutes les réformes en cours.

Les réformateurs tournent le dos à l’évidence ; au-delà du seuil de l’instruction élémentaire due au futur citoyen, nul ne doit être forcé d’apprendre, ou de faire semblant, sinon de quoi exercer honnêtement une profession. On doit suivre jusqu’au bout l’idée qu’il faut apprendre, mais que, si cela ne plait pas ou rencontre trop de résistance, on fasse nécessairement autre chose. Mais voilà ; il n’y a plus rien à faire, car ramasser les ordures aujourd’hui, c’est juste bon pour les Arabes ou pour les Nègres ! Notre société libérale, si harmonieuse qu’elle paraît être discrètement gouvernée par la providence, est incapable de retenir à l’école ceux qui peut-être y apprendrait encore quelque chose à condition d’être invités à la discipline et à l’instruction ; elle est également incapable de leur offrir l’emploi, même le plus modeste, car on leur reproche de manquer de qualification ; on a aboli l’antique devise fabricando fit faber, et dans une société qui méprise l’école on exige étrangement un titre universitaire pour balayer la cour, pour tout simplement gagner sa vie. Un nombre croissant d’adolescents découvrent que la société n’a pas besoin d’eux, qu’ils sont de trop. Ils n’ont plus d’autre ressource que de casser, de détruire symboliquement un monde qu’on leur interdit d’habiter, qui n’a rien à leur dire, qui leur fait honte d’exister. Cette société sans principe, si contente d’elle-même, fomente en réalité toute les subversions. Elle paraît n’avoir aucune idée de son extrême fragilité.

Et pendant ce temps-là nos pédagogues poussent à la roue. Ils se font les commis voyageurs de l’incompétence, de l’ignorance, de l’inculture conviviale. Ils ne voient même pas que l’économie de marché n’a pas besoin d’eux, que le système a la capacité d’assurer sa reproduction, et même son expansion, que la raison d’être de l’école ne doit pas être cherchée dans la déroutante modernité, car elle est plusieurs fois millénaire. Mais le jeu parfois subtil, il est vrai, des mécanismes économiques et sociaux leur est une bonne raison d’en finir une fois pour toutes avec l’intelligence. Et quel bonheur de se croire dans un monde post-historique, sans passé et sans obligation !


Alain et Freud : comparaison n'est pas raison

Cet article dont le tapuscrit est daté de février 1992 a été écrit afin d’être inséré dans le Post-scriptum des actes de la journée de rencontres Alain-Freud du 24 novembre 1990 organisée par l’Institut Alain à l’hôtel de ville du Vésinet. Le titre original en était : « Comparaison n'est pas raison ». Nous l’avons modifié pour plus de clarté. 

Texte publié dans Alain - Freud. Essai pour mesurer un déplacement anthropologique, Institut Alain, 1992, actes de la journée de rencontres Alain-Freud du 24 novembre 1990 à l’hôtel de ville du Vésinet, pages 180-182.

Version Pdf

Peut-être la seule question qui demeure est-elle de savoir à quelle condition il est légitime de comparer deux auteurs. Alain n’était pas docteur. Est-il alors permis de rapprocher ou d’opposer celui qui se veut clinicien de l’âme et celui qui ne cesse d’être professeur jusque dans ses écrits ? Car on peut toujours trouver des points de comparaison, par exemple en confrontant deux listes lexicales. Mais c’est un procédé mécanique qui fait paraître les occurrences sans toucher pour autant au sens des œuvres. Alain est inaccessible à l’érudit. Freud, je ne sais pas. La pertinence, si elle existe, de leur confrontation ne peut s’offrir qu’au lecteur assidu et vraiment philosophe.

Alain, on le sait, reprend volontiers la maxime préférée de Comte : « régler le dedans sur le dehors ». Comme le dedans c’est tout ce que l’on veut, il est ainsi parfaitement juge de son rapport avec Freud et tous ceux qui contreviennent à la loi encyclopédique en imaginant entre le monde et l’homme une subjectivité digne de nos soins, des soins mêmes de la science et de ce qu’elle promet, l’art d’aménager et de corriger. La question n’est donc pas de savoir s’il y a compatibilité ou non entre des théories et finalement, s’agissant de l’indémontrable, entre des manières de voir. Elle est bien plutôt de savoir si le projet d’une telle confrontation est pertinent. On se demandera alors ce qu’en enseignant et en écrivant le philosophe voulait faire qui sans doute n’est jamais entré dans le projet de Freud, ou de Piaget qu’on aime encore citer. Et si ces deux auteurs ont eu un succès incomparable en leur temps et au-delà de leur temps à la différence d’Alain, ne faut-il pas en chercher la raison dans ce que notre siècle attend et que précisément le simple philosophe ne pouvait promettre. 

Car Alain n’est pas moderne, du moins au sens actuel, en ce qu’il refuse de se jeter dans les nouveautés comme si elles étaient des cadeaux toujours bons à prendre. On sait qu’il ne suit pas les commentateurs d’Einstein qui entendaient tirer une rente interminable d’un capital qu’ils se gardaient d’exposer en plein jour. Plus encore il ne se laisse jamais circonvenir par les charmes d’une scientificité nouvelle, celle des sciences, toujours annoncées, qui prétendent traiter de l’homme en lieu et place de la philosophie. Que la psychanalyse veuille prétendre à la scientificité n’est précisément pas fait pour le rassurer. Il est trop proche de Comte pour estimer que la psychologie puisse être une science et même avoir un semblant d’objet. Nous voulons dire que la divergence des démarches et des pensées fondatrices rend tout à fait aléatoires des rencontres d’apparence, comme celles par exemple qui toucheraient à l’interprétation des mythes et des fables. L’herméneutique d’Alain est sans hermétisme : quand le sens nous échappe, il n’appartient qu’à nous de le retrouver par lecture et médiation. La connaissance de soi ne résulte pas d’une cure, mais d’un enseignement et d’une réflexion.

Mais surtout Alain sait toujours préserver cette part de matérialisme, qui est à l’opposé de la superstition scientiste, car son unique fin est de nous rendre la maîtrise de soi. S’il n’est pas la meilleure philosophie, il est au moins un recours pour l’esprit et qui sauve l’esprit. L’on peut ainsi comprendre que la clinique soit d’essence somatique : quand elle prétend à l’âme, elle n’est plus qu’une perversion de la médecine. Donc s’agissant de l’âme et non pas du corps, le philosophe refuse le clinicien qui nécessairement doit faire du sujet une chose et conclure ainsi à l’inconscient, ce qui n’est pas seulement une erreur mais une faute Or ce qu’on nomme névrose, ou bien c’est le corps et il faut agir en conséquence par médication ; ou bien cela relève de l’éducation, des mœurs, de la maîtrise de soi. Certes Descartes nous apprend que l’unité substantielle de l’âme et du corps rend difficile de démêler ce qui appartient à l’une et ce qui relève de l’autre. Pourtant la médecine et la morale, qui achèvent l’arbre de la connaissance, ne doivent pas se confondre. On ne médicalise pas l’esprit.

Entre Alain et Freud la méconnaissance mutuelle n’est donc pas accidentelle. Leurs chemins ne peuvent même pas se croiser. Ils ne parlaient pas de la même chose et l’homme, pour l’un et l’autre, n’habite pas la même planète. Sartre est plus proche de Freud quand il veut sauver l’inconscient par la mauvaise foi. Alain estime que toute psychologie fait l’économie de la volonté, et même qu’on ne l’invente jamais qu’à cette fin. Se complaire à soi conduit à l’idolâtrie du corps. Qu’il examine son semblable ou soi-même, nul n’a le droit de dire : c’est ainsi. Le pessimisme spéculatif appelle impérieusement un optimisme pratique qui est l’âme même de l’éducation. On a ainsi d’un côté une pédagogie toujours portée à dire : les enfants aujourd’hui sont ainsi et il faut les prendre comme ils sont ; à l’opposé celle qui n’en veut rien croire, qui refuse de sacraliser l’enfance en tant que telle et par cette attention indiscrète de perpétuer l’enfance dans l’enfant. Les psychologues s’attardent interminablement sur ce qui ne mérite pas attention. Au plus petit enfant, il faut savoir dire : tu es grand !

L’œuvre d’Alain développe de part en part une philosophie pratique. Et il pense toujours, s’agissant de l’homme, dans l’enfant aussi bien : qui n’en croit que ses yeux n’a ni foi ni loi. C’est pourquoi la scientificité est renvoyée vers les astres où d’ailleurs elle a très bien réussi. Quant à l’humanité, elle n’est pas donnée : elle est à faire.


L'école doit instruire

Cet article publié dans le journal Le Monde du 18 décembre 1984 porte le titre « L’entonnoir et la bouteille vide » chez Jacques Muglioni. Nous publions également un premier état de ce texte sous le titre retenu par Jacques Muglioni.

Version pdf

L’école est aujourd’hui le lieu d’une nouvelle controverse qui oppose apparemment les tenants de deux conceptions de la pédagogie. En insistant sur la nécessaire transmission du savoir par le système scolaire et en prônant le retour aux valeurs d’effort, de travail, de discipline, M. Chevènement a mis en cause, plus ou moins explicitement, les méthodes pédagogiques fondées davantage sur la créativité et la liberté de l’élève. Les partisans de ces méthodes modernes reprochent au ministre de l’éducation nationale de vouloir revenir en arrière et de tenir, comme l’a dit M. Edmond Maire, des propos « régressifs ». Dans notre page « Commentaires » du 8 décembre, M. Bernard Chariot critiquait ainsi la « pédagogie rétro » défendue, selon lui, par M. Chevènement et responsable, estimait-il, de la crise actuelle de l’école. Après avoir donné la parole à ceux qui dénoncent la nouvelle politique de l’éducation, nous faisons entendre la voix de ceux qui la soutiennent. 

Que l’école soit faite pour transmettre le savoir et pour instruire, qu’en outre il ne soit pas raisonnable d’y jeter un voile pudique sur les réussites du travail et du talent, ce sont des déclarations aujourd’hui inattendues dans la bouche d’un ministre de l’éducation nationale. Quoi d’étonnant si cette dissonance scandalise des pédagogues ayant pignon sur rue ? Mais que ceux-ci croient déconsidérer l’instruction en exhumant l’image de l’entonnoir et de la bouteille vide, voilà bien la preuve, pour qui en doutait encore, qu’ils n’ont pas fini de s’acharner sur une caricature.

L’audace de rappeler l’école à la mission qui n’aurait jamais dû cesser d’être la sienne est en soi un événement. Car, depuis peut-être un siècle, les réformes successives tendent presque toutes à faire que l’école soit de moins en moins l’école. Des groupes de pression opiniâtres continuent d’occuper les tribunes dont ils ont l’exclusivité. Mais les maîtres, ou simplement le public, soudain réconfortés par des propos aussi insolites, ne peuvent, sauf exception remarquable, qu’exprimer en privé, et presque en secret, leur soulagement.

Il s’agit de savoir ce qu’est une école laïque. Que peut et que doit l’école à laquelle sont confiés indistinctement, sous la garantie de l’État républicain, les enfants du peuple ? Simplement, mais résolument, instruire les esprits et ainsi les libérer pour des tâches qu’il appartient ensuite à chacun de fixer. Il n’en résulte pas que l’école renonce à l’éducation. Tant s’en faut ! Le projet même d’instruire est un acte de confiance dans la liberté qu’on ne se mêle pas de diriger, mais simplement d’éclairer pour qu’elle ait la capacité de trouver elle-même ses voies. S’il en découle une pédagogie, celle-ci ne doit pas tomber à la discrétion de ceux qui se font fort de scruter les consciences et de régenter les volontés.

Aussi faut-il voir clair et ne pas se tromper d’enjeu. La crise ne tient pas au scepticisme, à la paresse ou à l’incompétence de quelques maîtres, mais au choix idéologique qui, depuis longtemps déjà, inspirent la pédagogie officielle.

Rapprocher l’école de la vie, l’ouvrir au monde qu’est-ce que cela veut dire ? Que la spontanéité vaut mieux que le travail, l’imprégnation que l’étude méthodique, les comportements, attitudes et gestes que les connaissances, le groupe convivial que la culture personnelle, le conformisme à la fois collectif et anarchique que la réflexion.

Veut-on des exemples ? En voici de très présents. Il existe, dit-on, des niveaux de lecture et, en ce sens, nul n’a jamais fini d’apprendre à lire : est-ce à dire que l’apprentissage de la lecture doit s’éterniser et qu’il ne faut pas s’émouvoir si trop d’enfants quittent l’école primaire sans savoir lire ? De même, dit-on encore, il existe des niveaux de langue, des codes différents selon les milieux socioculturels : faut-il donc renoncer à corriger l’expression orale ou écrite des élèves, sous prétexte que celle-ci témoigne toujours de l’authenticité d’une culture ?

Tout se passe comme si les prédicateurs de la rénovation voulaient condamner la majorité des élèves à l’ignorance et à l’enfermement social afin de se maintenir plus sûrement au pouvoir, eux et leur descendance. La pédagogie de l’innovation serait-elle, en définitive le moyen subtil de perpétuer des privilèges ? En effet, le savoir et la culture au singulier – qu’on me pardonne – n’ont pas toujours besoin de l’école pour se transmettre. Seuls les enfants du peuple ont toujours besoin de l’école pour s’instruire. Qui donc veut l’égalité ? Qui veut l’école démocratique ?

La France, pour des raisons historiques, a jusqu’ici été moins atteinte que d’autres pays occidentaux par la fausse démocratisation de l’école. C’est que nombreux sont encore les maîtres qui prennent sur eux d’enseigner malgré tout ce qu’ils ont eux-mêmes appris, sans trop se soucier des directives et des conseils qui pourtant les accablent. Une diversité d’observations fait alors apparaître une sorte de microclimat scolaire. Le public, maîtres compris, s’en trouve désorienté.

Reste que le démantèlement de l’instruction publique menace depuis plusieurs décennies les bases mêmes d’une civilisation. L’école traditionnelle, vouée à l’abstraction, faisait des déracinés : une pédagogie de quartier s’emploie donc à livrer l’école à l’environnement, au monde dans ses pires limitations, rendant ainsi irrémédiables les inégalités. Elle dresse le culte des différences contre l’universel. Elle entend faire de l’école le sergent recruteur d’une certaine société, tantôt présente et très réelle comme l’empire industriel avec ses servitudes, tantôt utopique comme la société conviviale avec ses licences. Elle entretient le mépris de la connaissance et de la pensée. Répétera-t-on bientôt, comme jadis la propagande de Vichy, que « Descartes est le grand péché français » ? Quand reviennent à la mode, avec des apparences novatrices, les idées de Barrès et de Maurras, faut-il encore se demander où est l’extrême-droite en matière de pédagogie ?

Assisterions-nous donc depuis quelques mois à « un grand bond en arrière » ? Oui certes, mais comme pour une renaissance ! Que des théoriciens fassent carrière en racontant à leur manière l’histoire de l’école, ce pourrait être tolérable si les réformes qu’ils ont longtemps inspirées n’avaient déjà fait des millions de victimes. « L’éducation » qu’ils continuent de prôner désigne la version « scientifique » de l’asservissement au monde comme il va, avec ses enfers, ses purgatoires, ses paradis artificiels. Le mot sert de caution au nouvel obscurantisme.

Quelle que soit l’organisation scolaire, il y aura toujours des maîtres maladroits et ennuyeux, comme des médecins inefficaces. Il faut certes qu’il y en ait le moins possible. Il y aura toujours des élèves difficiles et qui reviendront de loin. Le maître s’ennuie s’il est étranger à ce qu’il enseigne et l’élève à ce qu’il apprend, quand se substitue à la connaissance organisée et réfléchie l’accumulation d’informations inertes. On le répète depuis des siècles : instruire n’est pas verser une provision de connaissances toutes faites dans un entendement vide, mais accompagner l’élève sur le chemin et l’exercer à mettre de l’ordre dans ses pensées. Instruire, c’est révéler l’esprit à lui-même, l’inviter à se redresser pour aller au vrai, le faire participer, à quelque niveau que ce soit, si modeste qu’on voudra, à des richesses qui depuis toujours et pour toujours lui appartiennent.

Courage donc aux maîtres qui osent enseigner et puisse la République – enfin –leur prêter main forte !

Le lycée et l'université

Texte publié dans Indépendance Universitaire, Bulletin trimestriel de l’association universitaire pour l’entente et la liberté (A. U. P. E. L.), n°62, décembre 1994. ISSN 0221/9352.


Version pdf

Lorsque je faisais mes études, l’enseignement relevait encore d’institutions résolument distinctes de la société civile ; il se présentait pour l’essentiel comme sa propre fin. Le choix d’une profession pouvait éventuellement dépendre de la nature des études poursuivies ; il ne les gouvernait pas. Plus encore, du moins dans l’esprit, l’enseignement était à la fois le principe et le terme : la vraie licence s’appelait d’ailleurs « licence d’enseignement ». Un fait majeur de notre temps est, au contraire, l’éclatement de l’institution qui tend à se présenter comme « un service », un simple auxiliaire de la société civile, l’organe de la préparation aux emplois. Ni les syndicats ni les ministres ne vont dire le contraire ! Le changement s’est accompli sous le signe des bons sentiments, à la faveur de ce qu’on appelle à tort ou à raison la « démocratisation » qui ne consiste nullement, comme on feint de le croire, à rendre les chances plus égales dans l’ordre social pour que les meilleurs ne soient pas désignés d’avance comme par héritage, mais à diminuer, voire à effacer les exigences propres à l’école, au lycée, à l’université, à établir une continuité entre l’école et ce qu’aujourd’hui on appelle la vie. Le nombre d’années d’études sanctionnées après le baccalauréat tend de plus en plus à définir le rang social. Ainsi la « démocratie » est devenue la caricature de ce que les plus nobles esprits appelaient, naguère encore, de ce nom.

On ne peut contester la dévaluation des titres et la baisse générale du niveau, à de rares exceptions près. Pour me présenter à l’agrégation de philosophie il me fallait avoir fait du latin et du grec, disposer en outre d’un certificat d’une licence scientifique. Je ne sache pas que la disparition de ces exigences ait été compensée par quelque progrès que ce soit dans l’étude des disciplines ordinaires. En particulier l’enseignement du français a beaucoup pâti de l’effacement des études classiques et, d’une façon générale, dans presque toutes les disciplines, les théories à la mode ont contribué à marginaliser l’élémentaire qui était à la base des études secondaires aussi bien que primaires.

C’est aussi pourquoi n’est plus guère présente l’exigence d’une continuité entre le primaire, le secondaire et le supérieur. On ne se trouve plus en présence d’une seule école qui, par-delà les différences nécessaires et les divers degrés, aurait une même fin, à savoir l’instruction et la culture des esprits. Combien de titulaires du baccalauréat ou même du DEUG aujourd’hui seraient-ils reçus au certificat d’études primaires de jadis, qui exigeait des bases solides en orthographe et en calcul ? L’idée que le savoir fondamental et la culture puissent être exposés à des options ne choque plus personne, car la signification de l’école en général s’est perdue. L’objectif poursuivi par la politique des options, c’est qu’il soit désormais impossible de distinguer en fin de parcours entre le plus savant et le plus ignorant, puisqu’ils ont les mêmes titres universitaires. N’importe quoi valant n’importe quoi, voilà la démocratie réalisée, comme Platon l’avait déjà annoncé ou plutôt décrit d’après Athènes.

S’il reste vrai que la spécialisation est la condition d’études plus approfondies et plus savantes, la dérive de l’université vers la « spécialisation dispersive », pour reprendre l’expression d’Auguste Comte, ne date pas d’aujourd’hui. Et elle est moins commandée par les besoins de la science que par les convenances personnelles. Or il est essentiel qu’au plus haut niveau du lycée, celui des classes préparatoires, la convergence des deux ordres d’enseignement soit développée. De même il est essentiel que pour les concours de recrutement des programmes nationaux continuent de rappeler des exigences qui importent à l’enseignement des grandes disciplines. Comment ne pas voir que la spécialisation précoce ou les choix arbitraires ont pour effet le contraire du but avoué. La baisse générale du niveau global des candidats, sinon peut-être des admis, – car la situation varie selon les disciplines – n’est déjà que trop sensible dans des concours gravement affectés, il est vrai, par une inflation aveugle et démagogique.

Qu’est-ce que l’enseignement supérieur peut attendre du secondaire et qu’est-ce que le secondaire est en droit d’attendre du supérieur ? C’est finalement une seule et même question. Il s’agit de savoir quels hommes on veut faire. S’il s’agit de livrer des étudiants de tous niveaux à des stages professionnels spécialisés, on sera peu attentif aux exigences de l’instruction fondamentale et de la culture générale. Une telle situation mériterait une ample étude, mais qui soit assez libre à l’égard des présupposés qui gouvernent de façon tyrannique les commentaires journalistiques, ministériels ou syndicaux. Ce qui semble d’ordinaire exclu désormais, c’est la mise en œuvre, dans l’exercice même de la profession, de ce qu’on a pu apprendre à l’école. A croire, à la limite, que le plus ignorant peut s’en tirer par un simple stage, puisque ce n’est plus le savoir fondamental, d’abord élémentaire, qui paraît être requis dans l’exercice de la profession, mais seulement l’adaptation improvisée à des manipulations dont les raisons théoriques demeurent à jamais cachées. Il ne s’agit plus de savoir compter pour être comptable, de savoir l’orthographe pour être secrétaire. La vertu le plus certaine de la calculette, c’est par exemple de rendre invisibles les fautes de calcul, c’est-à-dire de frappe, à un manipulateur qui ne sait pas se représenter les ordres de grandeur. « Dès qu’il suffit de savoir pour pouvoir et pour faire, écrit Kant, cela n’est pas de l’art ». Entendons qu’alors il n’est nul besoin d’entraînement professionnel prolongé, c’est-à-dire de stage. Or de plus en plus l’habileté requise pour exercer une profession ne relève ni d’un savoir théorique reposant sur des bases élémentaires acquises sur les bancs de l’école, ni d’une capacité manuelle générale, mais de l’adaptation ponctuelle à l’emploi d’un matériel ou d’un programme de travail qu’il n’est pas question de s’approprier par simple lecture en raison de l’hermétisme, concerté ou non, des modes d’emploi. Voilà pourquoi la question posée sur l’attente réciproque du supérieur et du secondaire, l’un par rapport à l’autre, peut aujourd’hui paraître obsolète.

Quand j’étais membre ou président des jurys du CAPES ou de l’agrégation de philosophie, il m’est souvent arrivé de déplorer chez certains candidats des lacunes relatives à la connaissance littéraire ou scientifique la plus générale. On ignore des notions scientifiques élémentaires qui ne pouvaient échapper autrefois – je n’hésite pas à me répéter – aux titulaires du brevet simple, voire du certificat d’études. Ne parlons pas des fables de La Fontaine ! A croire que la spécialisation et les options ont vraiment pour fonction de masquer, voire d’entretenir l’ignorance et l’inculture. Il est vrai que les programmes et souvent la pratique du secondaire ne fournissent plus guère la base sur laquelle pouvait s’établir un enseignement supérieur plus spécialisé. On peut ignorer presque tout des œuvres classiques, n’avoir jamais rencontré ni Molière ni Corneille, n’avoir jamais pratiqué la démonstration en mathématiques, croire que les fusées volent comme les avions, ainsi qu’un programme de physique pourrait inciter à le penser, et choses semblables.

C’est que la rectitude et la rigueur de penser ne sont plus au programme quand on se donne pour seul objectif avoué une adaptation professionnelle apparemment libérée d’exigences théoriques. Au long des années, j’ai vu des historiens, des littéraires, des mathématiciens, des physiciens, qui avaient été des professeurs exemplaires, renoncer à leurs convictions dès qu’ils se sont vus revêtus de hautes fonctions, tout simplement parce qu’ils ne voulaient pas paraître rétrogrades et se croyaient obligés d’obéir à l’impératif catégorique de la modernité. Alors on renonce à enseigner les grands moments du temps historique, les modèles classiques de la poésie et du théâtre, la démonstration, la genèse des notions scientifiques fondamentales.

Si encore ces mesures de décadence avaient été prises par des esprits médiocres, on se consolerait en invoquant la misère des temps ! Mais la pire trahison a affecté des esprits supérieurs, comme si les plus savants, les plus cultivés, avaient résolu d’être aux yeux de l’histoire les derniers clercs ! Ils ont laissé ainsi vider l’école de son contenu substantiel.

L’enseignement supérieur serait certes fondé à exiger que le baccalauréat soit effectivement et non pas seulement dans les mots le premier grade universitaire. Mais cela suppose le retour d’exigences scolaires à tous les degrés de l’école, du collège et du lycée. Il faudrait qu’ainsi ce diplôme fût la preuve d’un niveau de savoir et de culture pouvant justifier des études spéculatives de longue durée. Il en résulterait certes que la plupart des préparations professionnelles passeraient par d’autres voies et qu’on en finirait avec la formule de charlatan : bac + n. Mais il faudrait alors en premier lieu qu’on cesse de voir dans les diplômes un critère de hiérarchie sociale. La trop célèbre formule des quatre-vingts pour cent de bacheliers est en cela la plus réactionnaire qu’on pouvait imaginer. On ne le sait que trop : la sacralisation des diplômes a entraîné leur dévaluation, ce dont apparemment on n’incline guère encore à se plaindre. De même le lycée demande à l’université d’honorer d’abord les disciplines générales qui constituent l’instruction et la culture, qui ainsi doivent naturellement nourrir le programme du baccalauréat. Entendons-nous bien. Il ne peut s’agir de condamner toute spécialisation et toute option. Dans l’ordre de la spéculation et de la profession, et quelle que puisse être la divergence des deux voies, les exigences de la compétence passent bien par une spécialisation progressive. Mais d’une part la spécialisation ne peut surmonter ses vices ordinaires qu’à la condition de reposer sur une base solide et de ne pas mépriser les généralités fondatrices. D’autre part l’enseignement, jusqu’au plus haut sommet, se doit d’assurer les conditions d’une communication universelle. Voilà pourquoi, quelles que soient leurs différences nécessaires, les divers ordres d’enseignement doivent poursuivre des fins communes et se référer à des critères commensurables entre eux. Par delà toute nécessaire diversification ou adaptation, une même idée doit demeurer vigilante, qui soit relative à la qualité et à la dignité des esprits. Le rôle de l’université pourrait être en particulier de réduire l’écart entre la culture générale et la recherche spécialisée, comme entre la disponibilité d’esprit et l’efficacité professionnelle. Sans doute appartiendrait-il à l’enseignement supérieur de rendre vigueur à la vieille et généreuse idée d’université populaire qui rendrait alors superflue l’inflation dérisoire des diplômes. Des hommes ayant fait des études courtes pourraient, une fois engagés dans la profession, accéder à une activité spéculative qui auparavant leur paraissait étrangère. Ainsi ne serait pas seulement visé le perfectionnement professionnel, mais aussi l’enrichissement personnel. Rappelons qu’Auguste Comte s’adressant à un public d’ouvriers ne songeait nullement à les entretenir de leur métier : il leur proposait un Cours d’astronomie populaire ! Mais notre société est-elle encore capable d’attention pour les biens les plus précieux ? C’est toute la question.