Ces pages qui n’ont jamais été publiées – probablement écrites entre 1990 et 1995 – peuvent servir d’introduction à la pensée de Jacques Muglioni. La proposition qu’on y trouve : « La vraie question n’est donc pas comment enseigner ?, mais qu’est-ce qu’apprendre ? » a été a été proposée par Jacques Muglioni à l’oral de l’agrégation de 1978. Jacques Muglioni expose ici clairement sa philosophie : il montre les principes – toujours ignorés – et les conséquences – aujourd’hui patentes – de ce qu’il faut bien appeler la fin de l’école – l’école disparaît parce qu’elle a renoncé à sa finalité, sous la pression de la modernité. Par exemple, la pédagogie conçue indépendamment du contenu et de l’intelligibilité du savoir, c’est-à-dire l’oubli de ce que c’est qu’instruire, est fondamentalement liée à l’obsession de la nouveauté qui coupe nos sociétés de leur passé : ce qui permet de comprendre qu’aujourd’hui soit apparue la « cancel culture ». Ces pages écrites pourtant avant les réseaux sociaux montrent quelle évolution technique et économique de la société nous a menés là.
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L’une des perversions de l’esprit qui affecte en particulier le discours ordinaire sur l’école réside dans la conviction que, s’agissant des affaires humaines, il n’existe aucune permanence, que rien n’est plus comme avant, qu’il faut donc savoir entériner tout changement, réel ou apparent, qui se présente. Un haussement d’épaule invalide tout propos évoquant la fonction originelle de l’école, sa signification, son essence et sa fin. Voilà pourquoi les meilleurs esprits peuvent accueillir sans broncher les pires sottises et renouveler les plus grossiers sophismes, sans même paraître se douter qu’ils ont été depuis longtemps réfutés. On n’arrête pas le progrès. L’irréversibilité du temps est invoquée pour justifier parfois des destructions qui renvoient à un passé barbare. Le jugement portant sur les choses les plus simples est paralysé. On craint par-dessus tout de se retrouver seul devant l’événement et d’avoir à juger.
On sait que la préoccupation pédagogique, qui certes ne date pas d’aujourd’hui revient, pour commencer, à déplacer l’attention de l’objet vers le sujet, de la discipline enseignée vers les procédures psychologiques et les circonstances, de l’intérêt immanent au contenu vers les motivations antérieures à tout savoir et indépendantes de lui. Or la psychologie, pour ne citer qu’elle, ne fournit aucune fin. Et d’ailleurs il n’est plus question de se référer, comme Kant le recommande, à l’homme tel qu’il doit être.
C’est assez dire qu’on tend de plus en plus à relativiser, à réduire, à effacer les programmes d’enseignement au profit de situations, d’attitudes, d’objectifs, bref de comportements dont une société de fait fournit le modèle imposé. Ce repli de l’objet substantiel vers le sujet empirique, de la matière vers la manière, explique assez bien le destin d’une école qui est ainsi de moins en moins incitée à instruire. D’innombrables publications, dont les auteurs sont parfois de véritables porte-drapeau, exercent depuis longtemps une pression apparemment irrésistible sur les hauts responsables de l’école et finalement, à la faveur de stages répétés, sur ceux d’entre les instituteurs, les professeurs, dont la conviction est la moins assurée.
La critique de l’érudition livresque, du conformisme scolastique, du dogmatisme et de l’académisme, se trouve certes chez Montaigne comme chez Rousseau. Mais on finit par faire dire à ces auteurs le contraire de ce qu’ils pensaient. Leur propos n’était pas d’abolir le savoir ni de fonder une sorte de « puerocentrisme », mais de rendre vie à un enseignement sclérosé, paralysé par ses routines. Le pédagogisme est plutôt une tendance du XIXe siècle : il s’est développé en même temps que s’est posée la question sociale. Resterait à savoir pourquoi il a dû attendre la seconde moitié de notre siècle, du moins en France, pour s’emparer du pouvoir.
Le trait majeur de la société contemporaine n’est certainement pas la nouveauté considérée en elle-même. Toute grande époque a eu sa part essentielle de nouveauté et elle a souvent su revendiquer cette nouveauté. Mais la nôtre a peut-être inventé quelque chose de plus, non pas seulement la satisfaction d’un progrès ouvrant les perspectives d’une recherche ou d’un travail, mais l’euphorie d’un changement ayant sa valeur en lui-même, parce qu’apparemment coupé de toute référence au passé. Aucune époque plus que la Renaissance n’a voulu annoncer ces temps nouveaux. Mais c’était par la redécouverte de sources perdues, comme si l’on sortait enfin de la nuit. Nous savons bien maintenant que cette nuit n’était pas aussi obscure qu’on a cru devoir longtemps l’enseigner. L’essentiel reste que la nouveauté plongeait ses racines dans l’histoire et se gardait bien de ressembler à une table rase. De nos jours, au contraire, la nouveauté se présente comme l’inédit qui invalide avec légèreté tout ce qui a précédé. C’est une sorte de fin en soi qui s’exprime à travers les expressions du jour : évoluer, changer, bouger. Il est exclu de jamais dire pourquoi et comment. Un devenir sans référence : ni passé ni avenir défini. Rien n’étant plus comme avant, l’impératif inconditionnel porte à l’adaptation permanente, non pas par une action orientée, mais par une agitation sans fin. C’est la notion même d’enseignement qui s’est perdue puisqu’il n’y a plus la référence d’un savoir et d’une culture précédant l’acte d’enseigner, précédant l’école elle-même, et que toute permanence se présente comme un outrage à la modernité. Un même ressentiment porte à mépriser les classiques et à détruire la classe.
Il en résulte que la formation des maîtres, d’abord fondée sur des concours théoriques et axée sur les grandes disciplines, est de plus en plus appelée à se convertir en une sorte d’apprentissage comportemental doublé d’informations sur les rouages de ce qui désormais, n’étant plus une institution, est baptisé par l’aplomb technocratique système éducatif. Car il importe moins de bien savoir les mathématiques ou l’histoire pour les enseigner selon leur rigueur propre que d’être initié aux procédés permettant d’instaurer des modes de vie au sein d’un groupe. Bref l’instituteur et le professeur font place à l’animateur, terme emprunté subrepticement au vocabulaire du vieux music hall et qui a aujourd’hui en pédagogie la fortune que l’on sait.
Mais sous cette apparence moderne revient, à peine voilée, l’ambition toute cléricale d’un gouvernement, des âmes et des volontés. Les techniques de manipulations se substituent à la maîtrise du savoir, le mimétisme gestuel à la culture. On ne cesse de proclamer que l’école est d’abord un lieu de vie où l’on s’épanouit, un « libre service » où l’on peut choisir à volonté sa nourriture et ses plaisirs, bref un monde sans contrainte. Tel était le projet formulé avec humour en mai 68 : sous le pavé la plage ! En réalité cette école sans maîtres, sans tâches et sans contenus n’est qu’un mauvais décor de théâtre, un pur jeu d’apparences. Si la contrainte y paraît absente, c’est qu’elle n’a pas la forme d’une discipline explicite et qui ose dire son nom. On sait que les influences les plus impérieuses sont celles qui restent inaperçues.
Car l’école enfin émancipée est à la merci de la plus impitoyable tyrannie, la pression, l’arbitraire du groupe sans responsabilité. Bien plus, elle est sommée par des directives officielles inspirées par les faussaires consacrés par la mode de ne plus être une école : les techniques pédagogiques et les programmes mis en place apprennent à ne pas savoir lire (le lecturisme et la globalité opposés à l’alphabétisme jugé fasciste) ou écrire (dessiner les mots avant d’apprendre les lettres), à ne pas savoir compter (le système décimal un temps déconsidéré comme simple cas particulier et convention arbitraire), à ignorer la suite d’événements mémorables qui constituent l’histoire (les thèmes généraux et la longue durée où il ne se passe rien), à mépriser le dessin dont Ingres disait qu’il est la probité de l’art, à ne pas se douter que nous devons notre langue aux œuvres mémorables, aux grands livres du passé. La plupart des disciplines sont plus ou moins atteintes selon la servilité ou, au contraire la rigueur, la conviction des maîtres. A quelle extrémité se trouve donc réduite une institution dans laquelle seuls des caractères exceptionnels trouvent la force de faire leur devoir ?
D’ailleurs on veut en même temps faire de l’école un lieu de formation, comme on dit, entendons de simple dressage où se montent, le plus souvent sans relation avec le savoir théorique et la raison cultivée, les comportements professionnels. Car la « qualification » comme seul objectif rend nécessairement peu exigeant quant à la culture et à la rigueur intellectuelle. On voit mal, par exemple, l’intérêt qu’on pourrait réserver en mathématiques à la démonstration qui, il est vrai, n’est jamais entrée comme telle dans un procédé de fabrication. On ne paraît pas s’aviser de ce que la réussite économique n’est peut-être pas une bonne indication sur le niveau de l’instruction intellectuelle ou de culture d’un peuple. La nullité de l’enseignement pour le plus grand nombre aux États-Unis n’a pas empêché des prodiges dans l’ordre de la technique et de l’économie. Des ignorants spécialisés, bardés de formules, de recettes et de procédés performants, intégrés et asservis à un système contrôlé par quelques têtes, peuvent bien produire des résultats spectaculaires.
Mais que reste-t-il alors d’une culture désormais réputée hors usage parce qu’elle aurait été naguère inséparable d’un critère de distinction et d’une ségrégation sociale qu’on fait aujourd’hui semblant de réprouver ? Sans souci de cohérence sont ainsi amalgamés d’une part le projet de libérer l’école, d’en faire un lieu de vie, et d’autre part le souci de la consacrer aux dressages exigés par les besoins d’une société productiviste et affairiste. Tels sont les objectifs apparemment contradictoires, en réalité complices et ensemble inlassablement prônées d’une éducation qui fait paraître archaïque ou caduque, le projet d’instruire. Telles sont en même temps les références exclusives qui donnent sa parfaite unité à la langue de bois pratiquée par les réformateurs et leurs relais médiatiques.
Il est fort possible que le nouveau style de l’école rende certains maîtres heureux. Mais beaucoup d’autres sont désorientés jusqu’au point de mettre en cause le bien fondé de leur conviction. Il faut avoir un caractère vigoureux pour ne pas broncher quand la fonction que l’on continue d’exercer est déconsidérée aux yeux d’un large public encouragé à cet égard par l’ensemble de la presse et, à sa suite, par le discours officiel.
S’attarder à faire construire et comprendre des notions de base qui n’ont guère d’autre intérêt que de satisfaire et de fortifier l’esprit, donner présence à un grand texte, à un poème consacré par le temps, qui suppose un recueillement peu compatible avec l’insensibilité entretenue par le miroitement de surface, par l’agitation audio-visuelle, ce sont maintenant des audaces que parfois il peut sembler hasardeux de se permettre. Il ne faut pas chercher ailleurs la cause de la désaffection à l’égard de l’enseignement. C’est qu’on doute s’il y a encore un enseignement et même si un enseignement est encore possible. Pourquoi y aurait-il des candidats pour une fonction qui n’existe plus, ou qui du moins, pour survivre, doit se couvrir d’une demi-clandestinité ? Ce n’est pas une publicité de bas étage, aux relents médiatiques, comme celle qu’on entreprend depuis peu, qui risque d’attirer les meilleurs. La crise du recrutement prend une telle ampleur qu’on peut se demander si le temps n’approche pas où les enseignants, comme on dit par antiphrase, seront les gens les moins lettrés et les moins savants de la nation.
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On ne peut enseigner si l’on n’a pas soi-même appris et si l’on n’est pas encore capable d’apprendre. L’enseignement n’est pas un métier. Il n’est pas, comme les métiers proprement mécaniques, une capacité fortifiée par l’appropriation de procédés, par l’exercice et la répétition. Il est un art, comme la médecine, c’est-à-dire la capacité, fondée cette fois sur un savoir théorique, de porter des jugements singuliers sur les cas qui se présentent. On enseigne à des élèves qu’il faut être capable de voir et d’écouter au lieu de se croire seul et de se fermer sur soi. Or Kant nous rappelle ici opportunément qu’on n’apprend pas à juger, qu’on peut seulement fortifier le jugement en l’exerçant. L’autorité n’est pas l’objet d’un apprentissage. Il en résulte que, mises à part cette présence personnelle et cette attention à autrui, qui certes ne doivent pas faire défaut, l’aptitude à enseigner ne se distingue pas de l’aptitude à apprendre soi-même, entendons apprendre véritablement selon un ordre des pensées communicable à soi d’abord. A l’opposé, ce qu’on appelle aujourd’hui pédagogie, c’est l’ensemble des expédients destinés à palier les carences du savoir et de l’autorité. Toutes les réformes de l’enseignement consistent à chercher comment l’on pourrait bien dispenser les maîtres d’être respectés pour eux-mêmes.
Il peut arriver qu’un polytechnicien rencontre quelque difficulté pour expliquer la division à son fils. Ce n’est pas du tout parce qu’il en sait trop en mathématiques et pas assez en pédagogie. II ne lui manque rien. Ou plutôt il lui manque de savoir revenir au moment de l’ignorance pour recommencer, comme par plaisir, à apprendre ce qu’il sait déjà. Il est incapable de faire comme s’il ne savait pas afin d’apprendre de nouveau et de refaire le chemin du savoir. Car son savoir est comme détaché, coupé de l’esprit : savoir trop facile qui n’est plus fait de l’étoffe de la pensée. Le savoir sans pensée, la science sans l’esprit n’enseigne pas. Le plus grand savant du monde ne peut enseigner si, allant tout droit au résultat, il est incapable de rebrousser chemin. Alors prend tout son sens ce paradoxe : celui qui sait le moins, si du moins il sait vraiment quelque chose, peut encore apprendre à celui qui croit savoir le plus.
Voilà en quel sens il peut arriver qu’on enseigne mal parce que tout simplement, et malgré l’apparence de brillants résultats, on sait mal. Il peut arriver qu’on enseigne mal parce qu’on a trop d’habileté pour s’arrêter aux difficultés de la pensée. Par exemple on peut être un calculateur virtuose et ne pas connaître les nombres, ne pas savoir les enseigner pour cette raison même, ou encore parce qu’emporté par la facilité du calcul on n’a aucune attention pour une pensée qui s’interposerait comme un obstacle entre les données et le résultat. Alain peut alors dire que « le comptable ne connaît pas les nombres ». Qui n’a pas commencé lui-même par ne pas comprendre ne pourra jamais enseigner. Voilà pourquoi il faut être capable d’apprendre soi-même, d’apprendre même ce qu’on sait et de le réapprendre sans cesse. C’est en cela que l’enseignement le plus élémentaire exclut la répétition. Il veut un constant renouvellement, il faut être tout neuf avant chaque leçon, comme si on allait la conduire pour la première fois. Il est vrai que cette patience de l’esprit n’est pas à la portée de tout le monde et c’est bien en cela que l’enseignement requiert une vocation.
La vraie question n’est donc pas comment enseigner ?, mais qu’est-ce qu’apprendre ? Ceux qui apprennent trop vite et trop bien, économisant ainsi le travail de la pensée, ou plutôt ceux qui savent avant d’avoir appris, qui par conséquent n’ont jamais eu à s’arrêter, à s’interroger, à espérer ou à désespérer, ceux-là peuvent entrer dans des professions qui ont besoin de la science comme moyen ; il est rare qu’ils désirent enseigner ou qu’ils en aient la patience. La science est pour quelques-uns comme un cadeau des dieux, mais précisément la science infuse ne se communique pas aux hommes purement hommes. Il faut avoir soi-même séjourné dans l’ignorance, l’erreur ou la contradiction pour savoir bien ce que c’est qu’apprendre et se trouver ainsi en mesure d’apprendre aux autres. Si l’on tient le savoir et la culture pour quelque chose que l’on possède une fois pour toute, on se rend incapable d’enseigner. Le vrai maître d’école, le professeur, n’a pas son savoir derrière soi, mais devant soi, toujours neuf, toujours à conquérir d’abord pour soi-même.
Dans le De Magistro Saint-Augustin reprend l’idée platonicienne de la réminiscence. Enseigner, ce n’est pas transmettre quelque chose que l’on posséderait. L’enseignement n’est pas un fait de communication. Enseigner, c’est inviter notre semblable à retrouver en soi-même ce qui relève de l’esprit, à consulter le maître intérieur. C’est avoir la conviction que si du moins on a la patience de lui montrer le chemin, il saura finalement le suivre, car alors il retrouvera son pays d’origine, le reconnaîtra comme sa patrie jusqu’à éprouver en lui-même la parenté originelle de l’esprit et du vrai. Le vrai maître élit séjour dans les commencements. Ceux que les commencements ennuient et qui ne s’intéressent qu’aux résultats sont à jamais incapables d’enseigner.
Ne décidons pas si savoir trop vite et trop bien, c’est encore savoir. Mais qui se porte sans effort au terme n’est guère incité à recommencer ; les commencements l’ennuient et seul compte le résultat. Quand on parle aujourd’hui des savoirs au pluriel, il est à craindre que trop souvent l’on ait en tête les savoirs constitués, consignés, inertes et par là-même à la disposition permanente des utilisateurs. Ces savoirs conservés, congelés, surgelés, prêts à être réchauffés pour la consommation courante, peuvent être d’une grande efficacité technique et, du seul point de vue pragmatique, d’une utilité irremplaçable pour gagner sa vie, voire pour spéculer : ils sont, comme on dit, performants. Mais leur acquisition ne relève pas toujours d’un enseignement, au sens propre du mot. Il suffit de suivre ces recettes, d’où l’économie d’études approfondies et conduites avec méthode. Être privé de ces expédients, ce n’est pas simplement ignorer et peut-être alors désirer d’apprendre, c’est moins glorieusement se sentir démuni, frustré de puissance, non pas de pensée. L’illettrisme gestionnaire se reconnaît à l’étrange capacité de consulter un dossier portant sur une question dont on ignore tout, puis d’en tirer des conclusions jugées cependant pertinentes : tel est trop souvent le talent attribué aux décideurs. Mais ce qui parait réussir pour le suivi des affaires courantes s’avère parfois redoutable lorsqu’il y a lieu de décider sur une question de fond. Voyez la politique !
On va aujourd’hui jusqu’à prêter à ce genre d’expédient la valeur d’une méthode pédagogique. Par exemple au concours d’entrée dans une école normale d’instituteurs on propose comme épreuve scientifique un dossier technique très illustré sur les muscles, le candidat étant invité à répondre à quelques questions. On ne lui demande pas d’avoir étudié l’anatomie et la physiologie des muscles, mais de faire paraître la capacité de se débrouiller à partir de documents sur un sujet qu’il n’est pas censé connaître. L’habileté à s’orienter comme le chien dans la forêt, par simple flair, est actuellement prisée par dessus tout. Avec l’entretien reposant essentiellement sur la ruse et l’opportunité verbale, c’est aujourd’hui un mode de recrutement qui tend à supplanter l’examen ou le concours classique. Qui va encore prétendre qu’il faut étudier et s’armer de méthode pour savoir quelque chose ?
Cette tendance pédagogique de plus en plus répandue trahit la haine de l’élémentaire, c’est-à-dire de l’école. Ce qui ne paraît pas supportable, c’est d’aller à l’école, de se mettre à l’école, de commencer par le commencement, de se rendre capable de restituer toutes les étapes de la constitution d’un savoir. Il faut tout de suite se porter au terme en tirant parti du savoir des autres, d’un savoir à crédit, afin d’obtenir des effets utiles, par exemple dans l’exercice d’une profession. Ce genre d’esprit, à la fois aveugle et habile, n’est pas seulement de plus en plus répandu, il sert de modèle pédagogique destiné à mettre hors jeu l’école traditionnelle considérée comme désuète et inefficace. Sont ainsi rejetés de l’école, et plus gravement encore dans l’école, ceux qui ont besoin qu’on leur explique pour comprendre. Loin de faire la sélection des meilleurs, cette pédagogie réussit à un type d’homme sans grandes exigences intellectuelles et dont l’obscure habileté favorise l’instinct de domination.
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Le style pédagogique qui tend à s’imposer de plus en plus – il avait été inauguré entre les deux guerres pour l’enseignement des langues vivantes et aussi pour l’apprentissage de la lecture avec la méthode globale – atteste qu’on ne sait peut-être plus ce que c’est qu’apprendre ou, ce qui revient pratiquement au même, qu’on ne s’en soucie plus. Le verbe apprendre, à vrai dire, peut tromper si l’on ne distingue pas entre l’apprentissage proprement dit, qui vise à développer la capacité de simple exécution, et l’enseignement dont la fin est la maîtrise personnelle des concepts et la pratique d’une méthode grâce à laquelle la pensée peut, à chaque pas, rendre raison de sa démarche et de ses opérations.
Dans le premier cas, l’apprentissage manuel par exemple, le sujet est placé en relation directe avec l’objet : il ne vise pas l’intelligibilité théorique des opérations, mais il doit constamment tenir compte de la chose même qui décide de la validité de celles-ci. Car la réalité a parfois la rigueur impitoyable d’une sanction. Il est vrai qu’on peut ruser avec les choses comme avec les mots : c’est la fonction même de l’habileté. On ne peut pas ruser avec les idées considérées non pas comme objets de manipulation, mais prises en elles-mêmes. Telle est la part propre de l’enseignement.
Si l’on suit l’énoncé de Kant : « Dès qu’il suffit de savoir pour pouvoir et pour faire, cela n’est pas de l’art », on peut encore distinguer ce qui relève d’une instruction générale élémentaire, par exemple sur les circuits électriques, et ce qui appartient à l’habileté qui s’acquiert par imitation et répétition. L’apprentissage ne peut pas toujours se dispenser de l’élément théorique, si rudimentaire soit-il, mais pour l’essentiel il repose sur la pratique seule.
Dans le second cas il s’agit de ne jamais rien faire sans comprendre. La répétition peut être requise, pour la maîtrise du calcul numérique par exemple, mais elle n’est pas le fondement de l’instruction. Ici la capacité d’apprendre n’est pas mesurée d’après le rapport à la chose et à sa résistance. La relation entre la pensée et les objets qui lui sont propres, sans équivalent matériel, requiert une capacité d’attention aux seules relations intelligibles, qui varie beaucoup selon les sujets. Des élèves qui sont peu attentifs aux questions spéculatives, qui ne paraissent pas s’y intéresser, se sentent souvent libérés quand on leur permet de se mesurer avec la chose même. C’est alors une faute que de les tenir en lisière et, pour ainsi dire, de les assigner à résidence, sous prétexte que l’activité spéculative est en soi plus noble. Mieux vaut être un bon apprenti qu’un mauvais bachelier.
La formation visant une qualification professionnelle dans l’ordre des techniques modernes ou de la gestion ne suit ni l’un ni l’autre modèle. Les médiations techniques constituées et matérialisées notamment par des appareils très complexes tendent à éloigner l’élève à la fois de la chose et de l’idée. Ce type de formation, qui prévaut de plus en plus, risque d’être aussi indifférent à la réalité qu’à la culture intellectuelle.
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Le marxisme, sinon l’œuvre effective de Marx, a longtemps obscurci la grandeur et la servitude du travail. Il a fait oublier notamment ce qui demeure indépassable dans l’analyse de l’esclavage chez Aristote. L’auteur de La Politique distingue d’une part l’âme comme centre de la pensée qui conçoit, de la volonté qui ordonne, d’autre part les membres et l’ensemble du corps qui exécutent. L’organe est un outil au service de l’âme, mais un outil vivant et animé. Ainsi l’esclave est le vivant qui a la capacité d’exécuter ce que le maître veut et conçoit. Nul peut-être n’est désigné d’avance pour être esclave et l’on connaît la répartie de Beaumarchais sur les valets
qui pourraient être maîtres et inversement ; mais, sans toujours consulter les vocations, la société se divise elle-même selon les fonctions. Et maintenant que les navettes marchent presque toutes seules, la prétendue qualification ne consiste pas dans une libre instruction, mais dans la seule appropriation des recettes qui dispensent de l’effort physique sans aucunement libérer l’esprit.
Simone Weil examine directement le travail dans l’industrie moderne. Le caractère primordial du machinisme, c’est la séparation entre la conception qui est à l’origine de la machine et le fonctionnement qui a lieu sans pensée. Le service de la machine relève plutôt d’un dressage que d’une instruction. Il y a bien, en un sens, de la méthode dans la machine en tant qu’elle a été conçue. L’articulation des diverses opérations en vue d’une fin a dû être pensée avant d’être réalisée. Mais dans le fonctionnement de la machine une fois réalisée, la méthode se change en son contraire : elle est pur automatisme. Bref il n’y a pas de méthode, à proprement parler, dans la pensée du travailleur. Les mouvements physiques ne s’ordonnent pas comme les pensées. Voilà pourquoi il faut distinguer entre l’apprentissage et l’instruction. Le maniement d’une mécanique complexe requiert des mouvements qui relèvent d’un apprentissage, non pas d’une instruction proprement dite. L’efficacité même des mouvements exclut la compréhension rationnelle et la réflexion. Elle peut exiger une vigilance qui se réfère, par exemple, à des signaux (couper le courant à l’apparition d’un signal), mais cette vigilance même est obtenue par dressage plutôt que par une connaissance effective des principes.
Il y a même une différence de nature entre l’emploi d’une machine complexe et le travail manuel élémentaire. Celui-ci est immédiatement sanctionné par la chose même. La résistance de la matière remplit la fonction d’une règle immédiatement perçue et acceptée. L’habileté est une ruse apprise par l’exercice répété qui permet de maîtriser la chose en s’appuyant sur ses propres lois, non pas pensées, mais directement éprouvées. Le travail réel suppose le plus souvent l’art ou l’habileté que paralyserait sa subordination consciente et explicite à une théorie distincte. Val piu la pratica della grammatica.
Or les nouveaux « formés » ne connaissent le plus souvent ni l’enracinement rustique qui entretenait le sens de la réalité, ni la maîtrise du langage cultivé pouvant favoriser un début de vie spéculative. Ils sont emportés dans un monde qui n’est pas le monde réel, mais un monde factice et changeant qui fonctionne comme un écran : on ne voit plus le ciel, la mer, ni même la terre. II n’y a plus de choses, mais des objets manipulables uniquement d’après un code provisoire, un système de signes sans cesse remanié. C’est sans doute ce qu’on appelle l’ère communicationnelle. Et cette vie entièrement vouée à l’artifice n’a même pas la compensation d’une culture : elle ne peut pas l’avoir, car lorsque cesse l’activité professionnelle, se prolonge jusque dans la vie privée la fascination des objets et des signes par lesquels le monde moderne se ferme hermétiquement sur soi, s’entretient interminablement de soi. Comment ne pas voir que ce que les socio-pédagogues appellent environnement est un lieu clos, sans porte ni fenêtre. La génération des usagers du minitel ou de la télévision est pour l’heure absolument ravie de réussir ou de se divertir sans comprendre. Car chercher à comprendre, c’est toujours former secrètement le vœu de revenir à l’école, ce que précisément la modernité repousse avec horreur.
C’est donc au moment où l’on aurait le plus besoin d’une école résolument traditionnelle que celle-ci est mise en accusation, est sommée de se plier aux exigences et au style de l’environnement. Une telle société ne comporte alors que deux formes de contestation : d’une part la délinquance, d’autre part la superstition tantôt douce avec le retour en force de l’occulte, tantôt violente avec le retour des intégrismes, des fanatismes religieux et des nationalismes identitaires.
La faute irréparable, peut-être inévitable, a été de croire que l’école devait changer du tout au tout pour se mettre au service exclusif de l’artifice social. D’où un type d’éducation qui encourage la rupture avec le passé, avec l’humanité considérée dans son étendue, c’est-à-dire dans son histoire. Cette humanité déracinée d’elle-même n’aura sans doute qu’un temps, si par chance se maintiennent des foyers plus ou moins confidentiels de culture qui laisseront sans doute d’étroits mais libres passages pour d’autres lendemains.
Il faut donc souhaiter le retour d’une école où l’on ait de nouveau la patience d’apprendre et d’enseigner, où renaisse le désir de comprendre et d’admirer. Cette école n’aura qu’une devise, intempestive aujourd’hui : poésie et vérité.
Jacques Muglioni