L'entonnoir et la bouteille vide


Il s’agit là sans doute d’un premier état du texte publié sous le titre
« L’école doit instruire » dans le journal Le Monde du 18 décembre 1984.


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Que l’école soit faite pour transmettre le savoir et pour instruire, qu’en outre il ne soit pas raisonnable d’y jeter un voile pudique sur les réussites du travail et du talent, ce sont des déclarations aujourd’hui inattendues dans la bouche d’un Ministre de l’Éducation nationale. Quoi d’étonnant si cette dissonance scandalise des pédagogues ayant pignon sur rue ? Mais que ceux-ci croient déconsidérer l’instruction en exhumant l’image de l’entonnoir et de la bouteille vide, voilà bien la preuve, pour qui en doutait encore, qu’ils n’ont pas fini de s’acharner sur une caricature.

L’audace de rappeler l’école à la mission qui n’aurait jamais dû cesser d’être la sienne est en soi un événement. Car depuis peut-être un demi-siècle les réformes successives tendent presque toutes à faire que l’école soit de moins en moins l’école. Des groupes de pression opiniâtres continuent d’occuper les tribunes dont ils ont l’exclusivité. Mais les maîtres, ou simplement le public, soudain réconfortés par des propos aussi insolites, ne peuvent, sauf exception remarquable, qu’exprimer en privé, et presque en secret, leur soulagement.

Il s’agit de savoir ce qu’est une école laïque. Que peut et que doit l’école à laquelle sont confiés indistinctement, sous la garantie de l’État républicain, les enfants du peuple ? Elle doit simplement, mais résolument, instruire les esprits et ainsi les libérer pour des tâches qu’il appartient ensuite à chacun de fixer. Il n’en résulte pas que l’école renonce à l’éducation. Tant s’en faut ! Le projet même d’instruire est un acte de confiance dans la liberté qu’on ne se mêle pas de diriger, mais simplement d’éclairer pour qu’elle ait la capacité de trouver elle-même ses voies. S’il en découle une pédagogie, celle-ci ne doit pas tomber à la discrétion de ceux qui se font forts de scruter les consciences et de régenter les volontés.

En effet, dès que l’école a la prétention d’imiter la vie et de produire des comportements, elle s’arroge le droit de disposer des hommes. Le débraillé peut bien prêter au dressage les apparences de la liberté, il n’en change pas la nature. Il s’agit toujours de faire prévaloir les activités, habiletés ou habitudes caractéristiques d’une certaine société, tantôt présente et très réelle comme l’empire industriel avec ses contraintes, tantôt utopique comme la communauté conviviale avec ses licences. La prédilection pour la spontanéité, le groupe, le mélange occasionnel de savoirs empruntés, les acquisitions de circonstance, l’imagerie enveloppante, l’environnement, le « concret », suppose qu’un modèle de société soit imposé à tous, sans considération d’autres choix possibles, sans égard pour la liberté.

Il est clair que rappeler l’école à sa fonction première, l’instruction, c’est revenir – il était temps ! – à l’idée républicaine qui n’impose aucune conception de la vie individuelle ou collective, mais demande des citoyens et des hommes libres. S’agit-il vraiment, comme on a pu récemment lire, d’un grand bond en arrière ? Est-ce nostalgie que de préférer à l’obscurité la lumière et de donner pour tâche à l’école de faciliter ce passage de l’une à l’autre, que les hommes de progrès nommaient jadis civilisation ?

Mais, rétorquent nos pédagogues, vous jetez l’enfant dans l’abstraction qui contredit sa nature : il s’y sent dépaysé. Et, contre la conviction des vieux maîtres, le plus lointain – histoire, culture, rationalité – n’est pas ce qui permet de prendre la mesure du plus proche : le détour n’est pas libérateur, car toute distance est déportation. Maintenons donc l’enfant dans son environnement, son milieu immédiat, son chez soi familier. L’école traditionnelle – ô Barrès ! – faisait des déracinés : rendons l’enfant à son terroir.

A son terroir comme à un ghetto. Et cet enfermement dissimulera les inégalités, le temps passé à l’école exclusivement. Cette pédagogie de quartier donne la mesure de la culture populaire quand on l’oppose à la culture intellectuelle. A-t-on oublié que Vichy dénonçait déjà en Descartes « le grand péché français » ? Depuis cet anathème Maurras n’a cessé de prendre l’avantage sur Condorcet. L’universel, voilà l’ennemi ! Qui donc a parlé d’extrême-droite en matière de pédagogie ?

Que des théoriciens fassent carrière en falsifiant l’histoire de l’école républicaine, ce pourrait être tolérable si les réformes qu’ils inspiraient naguère encore ne faisaient des millions de victimes. « L’éducation » qu’ils continuent de préconiser désigne la version « scientifique » de l’intégration au monde comme il va, avec ses enfers, ses purgatoires, ses paradis artificiels. Le mot sert de caution au nouvel obscurantisme.

Il y aura toujours des maîtres ennuyeux, comme des médecins inefficaces. Il faut certes qu’il y en ait le moins possible. Il y aura toujours des élèves difficiles et qui reviendront de loin. Mais l’ennui ne tient pas au savoir. Le maître s’ennuie s’il est étranger à ce qu’il enseigne et l’élève s’il est étranger à ce qu’il apprend, quand est substituée à la connaissance organisée une accumulation d’informations inertes. On le répète depuis des siècles : instruire n’est pas verser une provision de connaissances toutes faites dans un entendement vide, mais c’est accompagner l’élève sur le chemin et lui apprendre à mettre de l’ordre dans ses pensées. Instruire, c’est révéler l’esprit à lui-même, l’inviter à se redresser pour aller au vrai, le faire participer à des richesses qui depuis toujours et pour toujours lui appartiennent.

La métaphore de l’entonnoir et de la bouteille vide est loin de représenter aujourd’hui la réalité scolaire. Son emploi déplacé indique plutôt le niveau de pensée où descend ce qu’on a le front d’appeler pédagogie. On ne peut tomber aussi bas dans la polémique sans déshonorer et discréditer les doctrines ou réformes qu’on prétendait défendre.

Courage donc aux maîtres qui osent enseigner et puisse la République – enfin – leur prêter main forte !