Définition des objectifs et des finalités de l'enseignement philosophique


Note du 8 décembre 1975, rédigée sur papier à en-tête du ministère. La note proprement dite est précédée de l’introduction que nous reproduisons, signée de Jacques Muglioni.

Ce texte est en grande partie la reprise du texte publié dans la Revue de l’enseignement philosophique, 25e année, n°1, octobre-novembre 1974, intitulé À l’occasion de l’entrée en vigueur du nouveau programme. Il est avec ce dernier l'exposé de l'idée de la philosophie et de son enseignement qui a présidé au travail de Jacques Muglioni comme professeur et comme inspecteur.


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Conformément à l’échéancier de l’application de la loi 11 juillet 1975, l’inspection générale de philosophie propose une définition des finalités et des objectifs de l’enseignement philosophique.

Dans un passé récent, nous avons eu maintes fois l’occasion de présenter des notes, rapports et exposés qui ont contribué à faire connaître les réflexions de notre groupe sur les finalités et les objectifs de la discipline dont il a la responsabilité. Ce sont ces réflexions que le texte ci-joint rassemble pour l’essentiel.


Définition des finalités et des objectifs 

de l’enseignement philosophique


La définition de la philosophie et de sa finalité ne constitue pas un préalable de l’enseignement philosophique.

Le philosophe tient pour paradoxal qu’on l’interroge sur la finalité de son étude, c’est-à-dire qu’on lui pose comme une question qui appelle réponse une question qu’il ne cesse lui-même de se poser dans son enseignement. Il retournera donc la question à ceux qui la lui adressent : quel est le type d’enseignement qui s’interroge sur le sens de son activité sinon l’enseignement philosophique ? Et si l’on convie les autres disciplines à réfléchir sur ce qu’elles sont pour justifier ce qu’elles font, n’est-ce pas au nom d’une exigence qu’on pourrait qualifier de philosophique dans son intention sinon dans ses moyens. Dès lors ne faudrait-il pas dire que toute activité suppose finalement cette conscience philosophique, laquelle à son tour ne suppose qu’elle-même ? Mais on peut dire les choses autrement. La question du sens de la philosophie constitue la philosophie même bien plus que la réponse à cette question ne la définit. La question de la finalité de la philosophie ne se confond donc, pas avec la question de la finalité de l’enseignement philosophique.

Savoir s’il existe une fin de la philosophie, si la philosophie peut s’enseigner etc. est un problème spéculatif qui intéresse au même titre que d’autres le philosophe et peut faire ainsi l’objet d’enseignement. Mais l’enseignement lui-même n’est pas un problème spéculatif ; il est une pratique qui implique une responsabilité. Et pour se mettre d’accord sur le contenu et la méthode de leur enseignement, les professeurs de philosophie n’ont nul besoin d’une définition de la philosophie. Les mathématiques qui se donnent pour le modèle de la rigueur se préoccupent aussi peu qu’on voudra de se définir elles-mêmes. La définition de la philosophie n’est donc pas un préalable de l’enseignement philosophique, c’est éventuellement une question de son programme ; une question, parce que précisément les philosophes peuvent avoir des conceptions différentes de la philosophie et que c’est aussi l’un des traits distinctifs de la philosophie que de pousser la rigueur jusqu’à s’interroger sur elle-même. Mais les professeurs de philosophie ne peuvent pas ne pas être d’accord sur ce qu’est et sur ce que vise l’enseignement philosophique qui intègre justement leurs divergences éventuelles sur la définition de la philosophie. Osons dire que le doute, méthode philosophique par excellence, ne vaut rien en pédagogie qui n’est pas d’ordre spéculatif, mais directement pratique. On s’interroge sur des questions or l’enseignement n’est pas une question, mais une fonction que nul n’est obligé de remplir.

L’enseignement philosophique vis des objectifs spécifiques

Les traits distinctifs de l’enseignement philosophique sont les suivants :

L’enseignement philosophique engage une réflexion et une interrogation radicales sur les fondements du savoir et sur les fins de l’activité humaine.

Sur le plan théorique la philosophie se distingue des sciences en ce que ses préoccupations ne sont pas situées dans une seule discipline, mais qu’elles en recouvrent plusieurs selon un mode spécifique d’interdisciplinarité ainsi les concepts philosophiques d’expérience, de preuve, de vérité etc. intéressent plusieurs disciplines et surtout en ce qu’elle entreprend une critique de la connaissance qui n’entre dans le projet d’aucune science constituée.

Sur le plan pratique, la philosophie se distingue de l’engagement politique ou moral, et de même de l’instruction civique ou de la morale, en ce qu’elle a pour tâche d’expliciter les principes ou les valeurs dont se réclament les actions humaines, et surtout d’établir qu’ils constituent un problème et requièrent une justification.

L’enseignement philosophique, sans être la seule discipline à contribuer à la formation du jugement, remplit dans cette formation une fonction essentielle.

On pense avoir tout dit en disant que l’enseignement philosophique vise la formation d’un jugement autonome, d’un esprit libre non seulement à l’égare des préjugés de toutes sortes, mais qui se sent libre, c’est-à-dire capable par lui-même d’apprécier vers quoi et comment orienter sa réflexion et de répondre à lui-même du sérieux et de la sincérité de cette réflexion. À la formation de ce jugement aussi éloigné du scepticisme paresseux que de la crédulité facile la-philosophie peut contribuer en donnant à l’adolescent la maîtrise d’instruments de pensée qui aide à l’ouverture de l’esprit, détache de problèmes affectifs ou d’expériences saisies affectivement, le garde des réponses hâtives ou prévenues, de l’indifférence et du dogmatisme, le rende attentif à la réflexion d’autrui et, par une vue plus équitable des champs de l’activité humaine, lui permette enfin une adaptation aux circonstances mouvantes de sorte qu’il ne soit pas coupé de son temps, sans tomber dans un dogmatisme sommaire. Au risque de simplifier et sans confondre l’enseignement philosophique avec la diffusion d’une idéologie, c’est vouloir faire du sujet un citoyen et, sans confondre la maturité avec l’âge, de l’adolescent un adulte.

Assurément ces objectifs ne sont pas spécifiques et d’autres disciplines peuvent les énoncer. Aussi l’enseignement philosophique ne croit-il-pouvoir s’approprier cet idéal commun que parce qu’il prétend y’apporter un complément essentiel celui d’une réflexion qui appelle et fonde cette autonomie et marque un style propre de l’exercice de la pensée.

Des questions d’intérêt philosophique se posent en dehors de la philosophie, mais elles ne deviennent philosophiques que par la méthode qui les traite

Il n’y a certes pas d’art, de science, de technique ou de politique qui ne soulève des interrogations et qui ne véhicule bien souvent en guise de réponses des conceptions philosophiques vulgarisées ou dégradées en idéologies. De manière générale, le goût de la spéculation, quand il s’exprime dans une curiosité ouverte à toutes les apparences, avide de réponses et prompte à recevoir de n’importe quoi ses lumières sur tout, accrédite l’idée que la philosophie étant chose spontanée exclut un enseignement alors qu’il en manifeste l’urgence. Mais pas plus qu’on ne saurait prétendre que la philosophie absorbe toutes les activités de l’homme, on ne devrait appeler philosophie une réflexion sans règle où la notion de rigueur intellectuelle se perd. Si des questions d’intérêt philosophique se posent ailleurs et en dehors de la philosophie, elles ne deviennent philosophiques que par la méthode qui les traite, son rôle étant d’analyse, de distinction, d’évaluation.

La méthode philosophique consiste à maîtriser les pouvoirs de la réflexion.

La formation et la connaissance philosophique sont une capacité propre. Elles rendent aptes à reconnaître les concepts majeurs que telle recherche non philosophique implique ou exploite, à discerner par là-même les vraies questions, à s’interroger à propos sur ces questions parfois obscurcies par les prestiges d’une technicité insolite. Beaucoup de platitudes, voire d’erreurs portant sur des sujets débattus dans l’actualité – on sait que ce risque n’épargne pas les spécialistes –sont imputables à une culture et à une réflexion insuffisamment averties. Pour ne citer qu’un seul exemple, les bruyantes et injustes controverses qui ont entouré le vote d’une récente loi auraient eu plus d’intérêt si l’on avait d’abord respecté certaines distinctions conceptuelles entre la morale, les mœurs, la législation, le droit, ou encore si l’on s’était interrogé sur la difficulté de dégager une définition univoque de la vie. On voit que l’enseignement philosophique n’est pas hors du temps, qu’il a son utilité, propre, qu’il signale l’imprudence, d’aborder une question, si brûlante soit-elle, sans disposer d’une solide assise conceptuelle.

La méthode philosophique traduit une triple exigence.

Des problèmes d’intérêt philosophique peuvent donc se poser en dehors de la philosophie, mais s’ils sont posés ailleurs et sont philosophiques dans leur intention, ils ne sont pas traités philosophiquement. Ils ne le deviennent que par la méthode. Cette méthode traduit une triple exigence élucidation radicale, universalité, unité. Élucidation, c’est-à-dire interrogation.

Première exigence : élucidation radicale.

analyse, distinction, mise en, place, évaluation radicale parce que fondamentale et sans restriction. Élucidation de l’expérience car l’expérience vécue ne dit ni son pourquoi ni son comment. Élucidation des concepts formés au contact de l’expérience, car il n’y a pas d’objets bruts qu’on transformerait en objets philosophiques, mais des objets élaborés à des niveaux-différents.

Deuxième exigence : universalité. 

D’où ressort la seconde exigence inséparable de la première :exigence d’universalité. La nature propre de la réflexion philosophique la conduit à préciser des principes d’intelligibilité qui, en dégageant la signification universelle de toute expérience permettent une appréciation qui soit autre que la simple préférence individuelle ou l’idéologie collective. Une conceptualisation qui associe l’analyse des notions et des problèmes à l’étude des textes et des œuvres éloigne autant de la confusion empirique que de l’abstraction scolaire.

Troisième exigence : unité

Exigence d’unité enfin : reliant des disciplines différentes, l’enseignement philosophique est la recherche d’un point de vue à partir duquel des connaissances particulières puissent être évaluées. Quand on parle de domaines ou de thèmes qui auraient pour fonction de coordonner des approches différentes, le rôle de la philosophie en ce cas ne devrait-il pas se situer au point où l’on peut comparer des méthodes et des résultats ? Unité ne signifie donc pas réduction mais pluralisme cohérent, et pour le moins coordination acceptée de manière raisonnée.

La philosophie, loin d’être fermée sur soi, se nourrit de ce qui n’est pas elle.

On ne saurait donc confondre l’exigence philosophique avec une sorte d’intégrisme qui ferait de l’univers philosophique un monde clos et lui assignerait des frontières définitives. Rien ne serait plus ruineux pour l’avenir de la philosophie que la constitution d’un véritable ghetto puriste où la philosophie n’aurait de contact qu’avec elle-même. La philosophie se nourrit de ce qui n’est pas elle ; cette formule de M. Canguilhem, nous la reprenons à notre compte. Il ne s’agit pas d’annexion d’autrui, ni d’abdication devant autrui, mais d’échanges et de dialogues qui permettraient de donner un contenu réel à la notion souvent vague et indéterminée d’interdisciplinarité, de favoriser l’invention pédagogique tout en maintenant dans sa rigueur, encore une fois critique et théorique, la spécificité de la réflexion philosophique.

La philosophie joue dans l’interdisciplinarité un rôle majeur en raison de sa fonction médiatrice.

Sa spécificité exclut de concevoir la philosophie comme la suivante, voire la servante des autres disciplines. Elle n’est pas faite pour orner les loisirs des spécialistes et des savants dans les conversations d’après-dîner. Elle ne vit pas de brèves rencontres ou de courtes liaisons avec les autres disciplines en quête de bonne conscience philosophique. Cette spécificité ne l’enferme pas davantage dans une solidarité close qui ne répondrait ni aux besoins de l’enseignement supérieur ni à l’actualité de la recherche philosophique. On sait que la pensée philosophique n’a cessé d’engendrer et qu’elle continue d’inspirer de façon souvent décisive des disciplines très différentes, sans que cependant elle entretienne avec telle ou telle des liens exclusifs. Non seulement la psychologie et la sociologie, mais encore l’épistémologie, l’esthétique, voire la théologie, intéressent fondamental6ment une réflexion philosophique dont la capacité de renouvellement atteste une solidarité ouverte avec l’ensemble du savoir. Élucider, par exemple, la signification des modèles linguistiques qui ont récemment bouleversé des disciplines aussi différentes que l’ethnologie et la biologie n’entre dans le projet d’aucune d’entre elles : c’est une question philosophique. Dans l’univers en expansion et en apparence si divergent des recherches contemporaines, la philosophie continue de remplir, de façon irremplaçable, sa fonction médiatrice.

Le besoin d’une formation philosophique est rendu plus impérieux encore par la spécialisation scientifique et technologique.

L’apprentissage de la réflexion philosophique ne se présente donc pas comme un complément s’ajoutant de l’extérieur à la formation scientifique : il en constitue la reprise et, d’une certaine manière, l’approfondissement ; il la valorise parce qu’il tend à assurer son équilibre et son unité. Donc plus on s’engage dans la voie obligée d’un enseignement scientifique et technologique, plus il importe de solliciter chez les élèves les ressources de la réflexion et de la culture. Parce que jamais le monde n’a posé de façon aussi pressante des problèmes qui relèvent de la philosophie, l’interrogation philosophique correspond aujourd’hui, pour un nombre croissant d’hommes, à une attente et à une exigence majeure. Le monde présent appelle une prise de conscience qui, sans la médiation de la philosophie, resterait plus vulnérable à tous les dogmatismes. Aussi son enseignement prépare-t-il les élèves à mieux comprendre et assumer, dans les études comme dans la vie, la responsabilité de leurs choix.

L’apprentissage de la réflexion critique répond plus que jamais à une exigence majeure.

D’ailleurs personne n’oserait avouer qu’il renonce à philosopher. Il serait commode de renoncer à l’étude de la philosophie sans renoncer à la philosophie elle-même. C’est déjà l’illusion des hommes d’État, des poètes et des artisans dont Socrate finit par découvrir qu’il est plus savant qu’eux tous parce que sa sagesse l’exempte de croire qu’il sait quand il ne sait pas. La méthode philosophique n’est pas spontanée et doit s’apprendre. C’est précisément parce que l’exigence philosophique de totalisation et d’unification est à l’œuvre en tout homme qu’il convient de l’éclairer et de l’éduquer : la passion de la totalité mène au totalitarisme, la passion de l’unité à la simplification et au fanatisme. Il n’y a donc pas à délibérer sur la question de savoir s’il faut donner à tous une formation appropriée et qui soit à la mesure d’ambitions irrépressibles.

L’apprentissage dé la réflexion critique consiste développer la conscience que la raison prend d’elle-même.

En quoi la contribution essentielle de la philosophie à la formation du jugement consiste-t-elle ? Kant nous avertit, que le jugement ne peut, au sens ordinaire du terme, s’apprendre et que l’enseignement ne se donne que par la communication des règles : « dans tout ce qui doit cultiver l’entendement, les règles doivent être présentes ».Toute formation intellectuelle vise donc à pourvoir la pensée de règles qui, sans déterminer ses jugements, fortifient sa capacité de juger. Quant à la formation philosophique, elle se propose de cultiver le pouvoir de découvrir soi-même les règles, de développer ainsi la conscience que la raison prend d’elle-même et de ses pouvoirs, d’exercer la pensée à s’interroger sur son fondement et sur sa valeur. Elle se garde donc d’encourager le mouvement naturel qui porte l’esprit à débattre ou à conclure sans préparation et à s’enfermer dans une opinion. Ayant ainsi un projet, une démarche et des moyens propres, notamment un langage-dont la technicité, puisée aux sources de son histoire, est exigée pour la précision de l’analyse conceptuelle, l’enseignement philosophique n’est ni-plus ni moins ésotérique que les mathématiques ou toute autre discipline qu’on ne peut savoir sans l’avoir apprise. Il ne suffit pas d’avoir des oreilles pour être musicien, des yeux pour être astronome, un entendement pour être philosophe. Non point – encore une fois – que la philosophie soit absente dés pensées qui se forment et des projets qui se trament partout dans le monde hors de la philosophie. Non point qu’il s’agisse d’initier l’élève parla brusque révélation d’un secret, comme dans les mystères antiques. Mais le terme d’initiation peut être gardé parce qu’il exprime fortement l’idée d’un commencement qui change les dispositions de l’esprit et l’introduit à une vie nouvelle.

De, ces remarques découlent les conclusions suivantes :

L’enseignement philosophique est autonome et distinct.

1. Ouvert par nature à l’interdisciplinarité, l’enseignement philosophique et entièrement autonome. En particulier il est distinct des lettres et des sciences humaine avec lesquelles il entretient des rapports positifs, mais qui excluent tout amalgame.

L’enseignement philosophique supposant une culture préalable doit se situer au terme des études secondaires.

2. Cet enseignement a d’autant plus de portée qu’il est dispensé à des élèves disposant déjà en d’autres matières de connaissances suffisantes pour être maîtrisées et susciter une réflexion authentique. C’est pourquoi dans l’économie actuelle des études l’enseignement obligatoire de philosophie doit se situer en classe terminale.

L’enseignement philosophique doit se présenter, au niveau d’une première initiation, sous une forme globale exigeant un horaire hebdomadaire substantiel.

3. L’enseignement philosophique visant, non pas uniquement à transmettre un savoir, mais également à élucider des connaissances et des expériences déjà données ailleurs à une compréhension préphilosophique, le progrès de la réflexion n’est ni linéaire ni cumulatif ; il consiste dans une initiation lente et régulière, mais globale et supposant un horaire hebdomadaire substantiel comme assise pédagogique d’une réflexion qui implique indissolublement, au niveau d’une première initiation, intensité et continuité.

L’enseignement philosophique s’adresse à tous les élèves, quelles que soient leurs orientations professionnelles ou universitaires.

4. L’enseignement philosophique ne s’adresse qu’exceptionnellement à de futurs spécialistes de philosophie. Apprentissage d’un exercice méthodique et critique de la réflexion qui vise l’éducation du jugement : négativement par la critique des idées reçues, positivement par l’appropriation d’instruments de pensée qui rende l’élève véritablement maître de ses démarches et de ses adhésions, cet enseignement s’adresse à tous. Sans enseignement philosophique l’élève ne serait pas tant privé d’un savoir que d’une relation au savoir qui n’est pas possession mais usage et culture. C’est pourquoi en particulier un tel enseignement doit donner aux élèves d’orientation technologique les moyens d’une réflexion sur les problèmes de sens et de fondement.

L’enseignement philosophique implique, dans sa pratique pédagogique, la liberté réciproque du maître et de l’élève.

5. Interrogatif par essence, l’enseignement philosophique implique un pluralisme de principe. La philosophie, en effet, vise à porter la réflexion jusqu’aux limites de la lucidité dont l’esprit humain est capable, c’est-à-dire à lui permettre d’atteindre le plus haut degré de liberté. La réflexion philosophique se reconnaît à ce qu’elle ne se repose jamais sur un savoir déjà constitué et ne laisse aucun concept, aucune thèse, aucune doctrine à l’abri de l’examen critique. Cette liberté d’examen est l’âme même de l’enseignement philosophique. Elle exclut toute limite assignée d’avance-au mouvement de l’analyse et ignore les préjugés qui maintiendraient certains sujets, pour-quelque raison que ce soit, hors du champ de la réflexion. Cette liberté est absolue en son genre en ce sens que la pensée philosophique n’admet l’hypothèque d’aucun dogme et ne reconnaît aucune autorité, qu’il s’agisse de la science, de l’État ou de toute autre instance dont la compétence ou les prérogatives relèvent d’un ordre qui n’est pas le sien. Telle est donc la liberté du professeur, liberté de style, mais aussi quant à l’itinéraire intellectuel qu’il entend suivre, de choix quant à l’orientation de ses analyses ou aux conclusions qu’il croit-pouvoir tirer. Telle est, corrélativement, la liberté de l’élève, sans doute dans l’expression de sa pensée, mais plus profondément dans le processus de formation de cette pensée même, ce qui exclut l’exposé unilatéral d’une doctrine toute faite ou l’affirmation de certitudes univoques qui dispenseraient une fois pour toutes du libre examen. Il s’agit bien d’une liberté positive, capable d’entreprendre une œuvre constructive et de la conduire jusqu’à son terme, et surtout assez vigilante pour maintenir toujours-actif le caractère fondamental de recherche, d’interrogation, d’incessante mise en question des conclusions mêmes qui est la marque à la fois de la philosophie et de son enseignement. Le corollaire ou plutôt le signe de cette liberté est donc le refus du dogmatisme et, plus encore, de ce souci d’influence qui, à travers les pensées ou plutôt les paroles, viserait à gouverner les volontés et à régir les actions. Liberté et réciprocité sont donc bien des principes qui justifient l’enseignement philosophique comme tel c’est-à-dire comme institution.

L’enseignement philosophique, en raison de son principe d’ordre, contribue à maîtriser la crise actuelle des savoirs et de la culture.

6. L’enseignement philosophique se situe au point où des connaissances particulières et juxtaposées peuvent être comparées, confrontées et évaluées. Il exerce une fonction ordre d’autant plus indispensable que la mobilité des savoirs et des techniques imprime à l’enseignement, dans tous les domaines, un cours désordonné et imprévisible. Il n’y a pas de crise propre à l’enseignement philosophique. Mais s’il est vrai qu’il y a une crise générale des savoirs et de la culture, la pensée philosophique est nécessairement conduite à s’interroger sur une crise qui n’est pas née de la philosophie même, mais qu’elle a vocation d’élever à la réflexion.

L’enseignement philosophique s’identifie an projet éducatif lui-même.

7. L’enseignement philosophique intervenant au terme des études secondaires, au moment des choix professionnels et à la veille des spécialisations universitaires, ne tend pas seulement à introduire de l’ordre et de la clarté dans les connaissances préalablement acquises ; loin de se juxtaposer à elles, il invite l’élève à les mettre en perspective et ainsi il s’identifie au projet éducatif lui-même.