Karl Jaspers, La foi philosophique

Texte publié dans La revue socialiste, revue mensuelle de culture politique et sociale, n°70, octobre 1953, pages 322-323.


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Jaspers (Karl). – La foi philosophique. (Traduit de l’allemand par Jeanne Hersch et Hélène Naef). P., Pion, 1953, 18,5 x 12, 247 p.

Ce recueil de six conférences fait suite à l’« Introduction à la philosophie » dont la traduction française fut publiée en 1951 chez le même éditeur. On lira avec plaisir un texte accessible à l’honnête homme sans que la pensée en soit moins riche ou moins ferme. C’est l’occasion de dénoncer le dogmatisme verbal qui infeste presque toute la littérature philosophique en France depuis qu’elle prétend puiser aux sources allemandes. Nous trouvons la preuve dans ce livre que même un philosophe allemand peut, quand il le veut, s’exprimer dans la langue commune.

La foi philosophique se refuse d’ailleurs au jargon comme elle méprise les systèmes. On ne doit pas la confondre avec le culte de l’irrationnel ou je ne sais quelle effusion sentimentale. Elle est la conviction – celle de Descartes – que l’espoir seul peut donner un sens à ses propres démarches au moyen de la réflexion. Mais l’histoire de la philosophie est celle des tentations auxquelles succombèrent parfois les meilleurs philosophes. La tentation du système qui s’épuise en rhétorique et en disputes : or la philosophie n’est qu’une recherche qui récuse toute pensée déjà faite ; loin donc de briller dans les disputes d’école, elle en est absente et elle s’en moque. La tentation de la technique qui réduit la philosophie à une suite d’informations objectives qui appartiennent en fait aux sciences constituées, ou à des procédés partiels et discutables d’investigation tels que la méthode des tests et la psychanalyse. La tentation du moi pur qui, détourné de sa vocation poétique, prétend donner ses faiblesses et ses drames intérieurs pour les signes certains de la Réalité. S’il y a une foi philosophique, on peut la retrouver à l’œuvre chez tous les grands philosophes. Il y a une « philosophia perennis », car comme l’art avec lequel elle ne doit jamais se confondre, la philosophie n’est pas un savoir ou une technique qui progresse, mais une interrogation dont les circonstances et le langage peuvent se renouveler sans en changer le sens profond.

Mais il ne suffit pas de montrer que la philosophie est une foi, car on peut le dire aussi de l’art, de la science et de la religion. L’élan vers la vérité qui donne la vie au langage du philosophe comporte un danger particulier. S’il suffit à la science d’être cohérente et efficace, si l’artiste est satisfait lorsqu’il a trouvé les formes ou les signes qui émeuvent, la philosophie aspire à une vérité qui lui livre la réalité même. Cette passion de l’Être que tout homme nourrit de ses angoisses, le philosophe a pour but de la calmer, au moins pour soi, mais sans jamais trahir les exigences du vrai. C’est pourquoi il se méfiera des élans de son cœur, en refusant de confondre ce qu’il espère et ce qu’il sait. Il ne saurait donc reprendre à son compte les mythes des religions séculaires. Et c’est bien parce qu’ils traduisent les aspirations et les craintes des hommes, parce qu’ils expriment leur passion constante, qu’une pensée en quête du vrai – et du vrai seulement – devra s’en dégager. La vérité est en dehors des passions. On ne peut donc accorder le titre de philosophie à une pensée qui au départ suppose acquis un principe ou une connaissance. Il n’y a pas pour le philosophe de révélation initiale : la tradition biblique ne jouit en droit d’aucun privilège – pas davantage la tradition marxiste, si elle existe ! On parle souvent de la philosophie chrétienne ou de la philosophie marxiste ; or si le christianisme ou le marxisme est donné avant toute réflexion, il n’y a pas de philosophie du tout, mais une misérable mystification.

C’est cette indépendance du philosophe que Jaspers ne défend pas jusqu’au bout. Peut-être y a-t-il des affinités qu’un homme ne peut vaincre, et nous ne saurions reprocher à l’auteur des croyances qu’il a su dépouiller d’intolérance et de langage dogmatique. Cette indépendance pourtant a fait de la philosophie la plus noble entreprise des hommes.