L'école ou le loisir de penser, recension par Henri Dilberman

Nous remercions Henri Dilberman et la Revue philosophique de la France et de l’étranger de nous autoriser à partager ce texte.

Texte publié dans la Revue philosophique de la France et de l’étranger, 2018/2 (Tome 143), « Analyses et comptes rendus », p. 247-304.


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Jacques Muglioni, L’École ou le loisir de penser, préface de Catherine Kintzler, seconde édition revue et corrigée, Paris, Minerve, 2017, 264 p., 23 €.

Nombre des articles qui composent ce livre – la première édition est de 1993 (CNDP ; analyse dans la Revue, 1995/1, p. 113) – ont paru d’abord dans la Revue de l’enseignement philosophique. Étranger à toute nostalgie réactionnaire, Muglioni entend rendre toute sa force au mot « scholè » – loisir de penser – comme à l’Idée de l’école, inséparable de la philosophie des Lumières et de sa promesse. L’école révèle au plus humble la puissance de l’esprit (p. 61). 

Or, l’on n’a cesse depuis plus de trente ans de tourner le dos à ce concept : tandis que l’hostilité « démocratique » à la méritocratie multiplie les « ghettos scolaires » (C. Kintzler, p. 9), on assiste à une privatisation croissante de l’enseignement (p. 82). Et ce n’est pas que les problèmes de l’école reflètent ceux de la société, ou encore l’emprise des medias (p. 48) ; on a simplement renonce à une vraie école ou on se donnerait la peine d’émanciper les enfants par l’instruction. La pédagogie, et la psychologie qui en est solidaire (p. 47), sous prétexte d’adapter l’école aux élèves a fini par adapter les élèves à ses propres dogmes (p. 39), si bien que nous avons moins affaire aux enfants d’une époque qu’à ceux d’une pédagogie (p. 48). 

Il s’agit donc là d’une véritable trahison (p. 37), qui dépasse la seule politique scolaire. Bien des maux de notre époque ne se comprennent que parce qu’en réalité on les tolère, qu’on reconnaît des raisons jusqu’au terrorisme. Sous prétexte de tolérance, l’on a nié l’unité de la raison humaine, l’on a substitué les cultures – sommes des préjuges ambiants – à la culture, qui est distance favorisée par les humanités (p. 64). Il est remarquable que terroristes et intellectuels mondains se retrouvent dans la même conception des sciences humaines, le structuralisme. Il y a donc complicité de supposés philosophes, d’où l’état dans lequel se trouve l’enseignement de la philosophie, en particulier à l’université : dans une note de la p. 136, Ricœur en prend pour son grade.

Dans ses analyses, M. fait la part belle au ressentiment. C’est toujours une erreur de croire qu’il provient directement de la misère et de l’oppression. Il est en réalité enseigné, inséparable d’une idéologie savante. À cela s’ajoute la responsabilité des indifférents, ceux qui veulent penser qu’à terme toutes choses seront égales, qu’on peut donc fermer les yeux. 

Le savoir scientifique lui-même, spécialisé et sans rapport avec l’idéal encyclopédique, ne mérite plus guère le nom de science. Non seulement la domination de la nature a pris le pas sur la compréhension de l’univers mais le calcul aveugle, algébrique, comparé par Alain (p. 168) à un tunnel sous lequel on ne voit rien de la montagne qu’on traverse, a pris la place du raisonnement. On trouvera la même évolution en droit : la loi n’exprime plus la volonté générale, elle n’est plus qu’une technique littérale. La technocratie est partout, le sens nulle part.

Ajoutons que, davantage encore que les sciences de la nature, l’histoire digne de ce nom est inséparable d’une perspective philosophique. La philosophie est à la culture de l’historien ce que sont les mathématiques à celle du physicien (p. 203). Il ne s’agit pas d’une histoire a priori à la Husserl, M. convoquant bien plutôt le Conflit des facultés de Kant : il faut être sensible à la signification théâtrale qu’a pour l’humanité un grand événement, comme la Révolution française. Au-delà des passions des acteurs de la scène historique, il y a là un signe vers la possibilité des Idées universelles (pp. 205-206).

C’est dire que, moyennant une prise de conscience historique et républicaine, l’école, inséparable en somme de l’essence humaine, pourra continuer son œuvre malgré l’évolution consumériste, productiviste, « démocratique », de notre société. Ce relatif optimisme conduit M. a se demander pourquoi les Droits de l’homme, qui sont universels, n’ont été proclamés que tardivement (p. 216). C’est que des hommes insuffisamment conscients de leur autonomie à l’égard de leur communauté ne pouvaient parvenir à une conscience claire de leur dignité. Malheureusement, avec le culturalisme, nous voici reconduits à la même erreur.

M. s’en prend au fameux « la jeunesse d’aujourd’hui est ainsi ; on n’y peut rien » (p. 153). Non, une école digne de ce nom est toujours possible, il suffit que nous la voulions. « D’ailleurs, s’il s’agissait seulement de suivre la tendance, il ne serait nul besoin d’une volonté politique. Dans l’histoire, ni la république ni l’école publique ne sont des faits d’adaptation » (p. 88). On peut constater que les élèves des écoles de l’Ancien régime ont su faire les révolutions : c’est que l’école la plus traditionnelle recèle un ferment permanent d’avenir et de liberté (p. 73). Est-ce vrai aussi de l’école d’aujourd’hui ? M. se garde bien de le dire. Hélas, autant il est facile de trouver des génies, autant le vrai courage est rare, celui de ceux qui n’ont pas peur de braver l’opinion ni ne se préoccupent d’être à la mode, et se contentent donc, de témoigner, c’est-a-dire de résister. « Aujourd’hui les prévisions de M. sont sous nos yeux » note C. Kintzler (p. 9). Ces textes paraissent alors prophétiques ; ils n’étaient que lucides et sans compromis.