constitution

Avenir de la France... Avenir du monde

Article du Populaire de Saône-et-Loire n°4.

Texte publié dans Le populaire de Saône-et-Loire, Hebdomadaire de la Fédération Socialiste (S. F. I. O.) de Saône-et-Loire du Samedi 3 novembre 1945.


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La consultation populaire du 21 octobre a donné raison à ceux qui avaient délibérément choisi l’avenir et qui de l’avenir avait prédit les grandes nouveautés. La France veut une Constitution : elle veut une République où tous les hommes seront libres, où tous les citoyens participeront également au pouvoir ; elle veut une démocratie sociale où le travail sera progressivement affranchi des servitudes que le capitalisme fait peser sur lui, où toute intelligence, quelle que soit son origine, pourra selon sa valeur et selon sa vocation assumer librement sa fonction dans l’organisation humaine.

Nous devons aller au-delà des chiffres et comprendre au-delà des événements. Quand nos pères, il y a trente ans, imaginaient qu’un jour leur pays enverrait à une Assemblée constituante une majorité ouvrière, une majorité de députés se réclamant des principes du socialisme ou du communisme, ils pensaient qu’alors la Révolution serait sur le point de s’accomplir ; qu’il ne dépendrait que d’un consentement tacite et naturel entre les militants ouvriers pour que cette majorité gouvernât au nom de la classe ouvrière, pour elle et par elle ; que, débarrassé des soucis de la classe ouvrière, le prolétariat de France pourrait commencer la refonte économique, la transformation sociale qu’avait prédite Marx...

Allons plus loin. Le socialisme est réellement le maître de l’heure. Non seulement les partis d’origine marxiste ont étendu leur crédit à la majorité du pays, mais le socialisme comme doctrine d’évolution sociale et de libération humaine est entouré d’un acquiescement quasi universel. Il n’est pas en France de force organisée importante qui prétende représenter le capitalisme. La bourgeoisie, ruinée économiquement, déclassée socialement, est aussi déchue moralement. Je sais bien que les formules de progrès social servent parfois de masque aux forces de conservation, mais il reste vrai que dans l’ensemble, non seulement la France, mais le monde n’envisagent plus l’avenir sous les formes du passé.

Pourquoi donc le socialisme, qui a maintenant pour lui la force de l’évidence et qui entraîne l’assentiment général, n’a-t-il pas sur le plan politique et pratiquement une force équivalente ? Pourquoi en tant que puissance politique reste-t-il un peu en retard sur sa puissance morale de rayonnement ?

C’est précisément parce que ses principes ne sont plus guère contestés, il est au croisement dangereux de sa course. Toute son action de demain, sa propagande et sa pensée, vont porter sur des nuances qui jusqu’alors ont paru accessoires. Il est parvenu à ce sommet que Marx n’avait peut-être pas prévu, où devant l’immensité de ses tâches et les responsabilités qu’il a toujours réclamées, il lui faut hésiter entre des chemins divergents et risquer une division de ses propres forces.

Il ne s’agit plus de savoir si l’on admet encore les formes capitalistes de la propriété, s’il faut choisir entre l’intérêt privé et l’organisation collective, si l’on a gardé quelque inquiétude à l’idée de voir surgir une société nouvelle. Non, sur ce point essentiel, le socialisme a triomphé et Marx avec lui a triomphé. Tout ce que le socialisme avait de scientifique n’est plus à démontrer. L’histoire récente lui a apporté une vérification péremptoire.

Il reste seulement des nuances qu’il est difficile d’expliquer au peuple, des nuances imperceptibles pour le travailleur qui lutte pour sa vie de chaque jour, asservi encore aux conditions économiques, impatient de s’en libérer.

Mais nous saurons parler aux paysans, nous nous adresserons aux ouvriers en nous élevant à cette simplicité naïve qui fait souvent leur grandeur. Nous leur montrerons d’une part le mensonge qui enlaidit les causes les plus nobles, d’autre part la vérité qui illumine et embellit l’idéal qu’elle sert.

Nous leur montrerons d’un côté le fanatisme aveugle, de l’autre le sacrifice modeste mais résolu. Nous leur ferons sentir que le besoin de liberté qui anime l’homme est une exigence supérieure, que le corps n’est pas libre si l’esprit est asservi, que l’esprit n’est pas libre si le jugement est faussé. Nous leur ferons comprendre que l’idéal le plus élevé se ternit et dégénère au contact d’arguments malhonnêtes, que toute concession dans l’ordre des moyens se répercute fatalement sur les fins, que l’on trahit une cause en la défendant avec trop d’âpreté, que la justice ne veut point qu’on soit injuste pour la défendre, la liberté qu’on asservisse...

Il nous faudra trouver les mots et le courage pour convaincre. Le centre du combat n’est plus seulement à l’usine, sur les barricades de la lutte sociale, il se déplace peu à peu vers l’homme lui-même. Tout l’avenir est là : celui de la France et celui du monde. Un nouvel ordre matériel, une nouvelle structure sociale vont succéder au désordre universel. Sera-ce pour libérer définitivement l’homme ou pour l’asservir davantage ?



Platon

Billet n°6 – 20 juin 1958. Version pdf.

Alain n’aimait pas lire les pages que Platon a écrites contre la démocratie. Il y voyait surtout le mépris aristocratique et le radical en lui se révoltait. Ces pages nous irritent, il est vrai, parce qu’elles nous condamnent tous. Nous nous reconnaissons dans ce régime bariolé comme un manteau multicolore, digne de la curiosité des femmes et des enfants, que Platon décrit d’après Athènes. Personne n’y gouverne car personne ne s’y gouverne. Autant de partis que d’humeurs, c’est-à-dire plus que d’individus ; autant d’opinions que d’intérêts ou de modes changeantes ; c’est au surplus une foire aux constitutions, où l’amateur n’a que l’embarras du choix. Cette diversité est séduisante et cette liberté sans frein plaît d’abord. Les bêtes mêmes en profitent, car dans ce régime, les chiennes ressemblent à leurs maîtresses et les ânes bousculent les passants.

Mais la démocratie est surtout la proie des orateurs et des sophistes. Ceux-ci flattent le peuple, sans souci du vrai et du bien commun. Ils savent comment séduire les assemblées. Ils sont experts dans l’art d’apprivoiser la foule, ce gros animal dont les passions violentes sont déchaînées ou calmées par des discours. Alors vient le temps où le peuple désespéré se choisit un protecteur et, fanatique, se livre au tyran. Et le peuple épouvanté se réveille un matin dans la peur et dans le crime.

Voilà pourquoi Platon dénonce les dérèglements de la démocratie. Il nous dit notre destin : un peuple qui s’abandonne connaîtra la terreur et la guerre, un peuple qui désobéit aux lois servira un maître, une démocratie qui refuse de se donner des règles finira dans la tyrannie. Certes, la question demeure toujours, depuis l’illustre République, de savoir quel est le meilleur régime politique et quelle doit être sa constitution. Mais nous qui avons appris le goût de la liberté et le sens de l’égalité, nous devrions savoir que, loin d’être des biens de consommation, elles sont des vertus difficiles. Nous devrions savoir aussi que la vraie constitution n’est jamais écrite, car elle est la substance du peuple et le caractère des citoyens. Solon est grand, mais il n’est pas la République. Il peut faire des lois, dans le présent, mais l’avenir reste l’affaire des partis et des hommes. Or, pour accomplir la tâche civique, ce qui manque aujourd’hui, comme hier, ce n’est pas l’intelligence, mais le courage.