Articles

L'arbitraire des nominations


Nous ne savons pas si ce cours texte sans titre (une page de tapuscrit) constitue le début d’un texte plus long. Il date probablement des débuts de la présidence de François Mitterrand. Le titre est de l’éditeur. 


Version Pdf

La souveraineté s’exerce dans l’établissement des lois et l’organisation générale des pouvoirs publics. Quant au choix des personnes requis pour le fonctionnement des institutions, il ne doit jamais dépendre de l’arbitraire du pouvoir exécutif. Dans un régime républicain, ce choix relève de procédures fixées d’après les règles et les usages en vigueur dans l’institution considérée. Le pouvoir ne peut choisir de façon discrétionnaire un magistrat ou un maître d’école, mais seulement le nommer d’après ces règles. Si le pouvoir politique procède directement aux désignations sans consulter auparavant les instances régulières, il tombe dans un despotisme sans contrôle qui instaure au sein même de l’État un nouvel état de nature. Cette forme, parfois subtile, de banditisme politique est la maladie mortelle d’un régime républicain.

C’est pourquoi un fonctionnaire public cesse d’être astreint au devoir de réserve dès qu’il est dessaisi des prérogatives qui sont attachées à sa fonction. Il est alors fondé à informer ès-qualité le public du désordre qui s’est installé dans l’institution et, en cela, il agit aussi comme simple citoyen exerçant et invitant ses concitoyens à exercer un pouvoir légitime de contrôle.

Quand l’habitude s’est prise de traiter les fonctionnaires comme de simples exécutants du pouvoir politique, c’est la notion même de fonction qui se perd et l’arbitraire de l’exécutif qui envahit toute l’étendue de l’institution. L’obéissance d’un fonctionnaire se limite au cadre de la fonction qu’il exerce. Il doit donc avertir le pouvoir politique des risques que peut faire courir une transgression, c’est-à-dire un abus de pouvoir. Et si l’exécutif est sourd à ses représentations, c’est au public qu’il doit rendre compte des faits relevant du contrôle des citoyens. Si, par exemple, le pouvoir est entièrement passé du côté de conseillers placés au service de l’exécutif et si, dans ces conditions, les décisions sont prises au mépris des fonctions, l’arbitraire corrompt l’État et il n’y a plus de république.

Il est clair depuis longtemps qu’il existe plusieurs socialismes profondément divergents. C’est l’affirmation ou la négation plus ou moins explicite de la forme républicaine de l’État qui fait toute la différence.


Ma première leçon d'anglais


Nous ignorons la date de rédaction de ce texte qui est repris dans l’avant propos de L’école ou le loisir de penser
, CNDP, 1993.


Version Pdf

À la suite d’une confusion relative à la répartition des élèves selon la langue vivante à l’entrée en sixième au lycée Pasteur, j’arrivai en retard au premier cours d’anglais et m’installai au dernier rang de la classe. Un professeur, dont j’appris peu après qu’il avait pignon sur rue, allait et venait sur l’estrade en parlant avec animation dans une langue dont je crois que je n’avais jamais entendu un seul son, car nous n’avions pas encore à la maison ce qu’on appelait alors la T. S. F.. Supposant toutefois qu’il s’agissait bien de l’anglais, je sortis machinalement un cahier, mais j’étais tout occupé à contempler la scène. Il me semblait que le professeur racontait des histoires, et des histoires drôles, car de temps à autre trois ou quatre élèves riaient aux éclats. C’était peu dans une classe qui en comptait plus de quarante.

J’appris beaucoup plus tard que certaines familles de Neuilly engageaient des nurses anglaises pour élever les enfants. Et je ne suis jamais parvenu à surmonter ce handicap socioculturel. Dans notre banlieue modeste on parlait français et il pouvait arriver à mon père de s’entretenir en corse avec sa mère.

Après quelques jours, pour une raison inconnue, vint un autre professeur. Il ne racontait pas d’histoires, se gardait bien de nous enseigner le vocabulaire et la grammaire, mais entendait discuter avec nous, ou plutôt avec les élèves déjà avertis. Je n’ai gardé de cet enseignement qu’un seul souvenir. Le professeur voulait nous expliquer qu’en anglais, à la différence du français, les sons ne sont pas uniformes quand on prononce les voyelles. Un camarade lui objecta que pourtant les petits enfants, pour désigner le chien, commençaient par dire oua-oua. Le professeur rétorqua, non sans douceur : « ne croyez-vous pas qu’ils disent plutôt vou-vou ? »

Je n’ai presque rien appris de cette langue au cours des années suivantes. Il est vrai que l’anglais était alors l’une des premières disciplines à subir de plein fouet la rénovation pédagogique. La notion même de langue vivante faisait obstacle à l’étude scolaire d’une langue en général.


Malaise dans le secondaire

Les 1er, 2 et 3 décembre 1948, paraît dans la « Tribune des lecteurs » du  journal Combat « une enquête » de Jean Senard dans laquelle la parole est donnée à plusieurs enseignants. Les trois épisodes de cette enquête s’intitulent : -L’Université française remplit-elle sa mission ? 

-« L’École ne peut remplir sa mission pour la majorité des enfants du  peuple »  -Malaise dans le secondaire 

Un quatrième épisode sur l’enseignement supérieur, annoncé le 3 décembre, n’apparaît pas le 4.  

Nous retranscrivons ici l’intervention de Jacques Muglioni. L’enquête  complète est disponible ici.

Version Pdf

M. Jacques Muglioni, agrégé de philosophie, nous écrit de Mâcon : 

« Disons que l’école instruit passablement mais éduque très mal. Par exemple, un bachelier ne sait pas écrire une lettre ni converser avec un ami. On peut lui trouver  un certain vernis qu’il emprunte à sa famille ou à sa classe, mais cela même est rare. 

« L’exercice de la dissertation philosophique au baccalauréat trahit les faits suivants : 

« Impuissance manifeste à écrire la langue qu’on parle, à utiliser sa richesse, à  profiter de ses nuances ;  « Inaptitude à montrer une discussion simple sur un sujet de sens commun ;  une répugnance têtue à pénétrer la pensée d’autrui ou à la restituer honnêtement ;  une pauvreté extrême de la culture littéraire ; une ignorance générale de tout ce qui  concerne les disciplines méprisées par le baccalauréat et, en particulier, la musique, les arts plastiques... ; l’imperméabilité aux disciplines scientifiques sous leur aspect logique et culturel ;  Enfin manque de passion ou même d’intérêt, pour les grands problèmes de  notre temps. “

(Je parle d’élèves choisis, puisqu’ils ont tous passé avec succès la première partie du bachot).

Et M. Muglioni, d’une façon très proche de celle d’autres correspondants, et, notamment de M. R. Créty, conclut : 

« La tare de I’Université, c’est quelle est l’image trop fidèle, hélas ! de la nation.  Et c’est dans l’ordre : la nation est un peu, elle aussi, l’image du monde. 

Archives Jaques Muglioni – 2023 – texte publié sous licence Creative Commons 


L'état de la société

Ce court texte, dont nous ignorons la date de rédaction, s’intitule chez  Jacques Muglioni « Le lycée et la vie ».  

Version Pdf

Notre société a-t-elle assez de liberté pour prendre quelque recul, pour se séparer de  soi en pensée afin peut-être d’entrevoir ses propres limites, de soupçonner la partialité de ses  attachements et de ses choix ? N’a-t-elle pas horreur, encore plus que toute autre époque  depuis longtemps condamnée par l’histoire, de mettre en question les présupposés qui entretiennent son enfermement? L’histoire a montré plus d’une fois que ce sont les époques perdues qui sont les dernières à reconnaître dans leur présent même les signes qui pourraient  bien annoncer leur fin. 

Que la prospérité d’une entreprise ait désormais pour condition ou pour effet la raréfaction des emplois, que les acquis les plus spectaculaires du progrès aient pour conséquence la régression du travail humain, que les maux résultant de ce qui passe pour être la libéralisation des mœurs soient à la charge de la Sécurité sociale, et choses semblables, voilà qui ne  suscite aucune interrogation dans les journaux réputés les plus sérieux et les mieux informés. C’est qu’il est exclu, même pour expliquer les maux les plus actuels et les plus redoutés, d’évoquer les habitudes et les préjugés qui entretiennent la vie du présent. On ne peut que  continuer à piller les ressources de la techno-science pour faire croire qu’on n’arrête pas le  progrès ! On parle et on agit comme si toutes les questions posées étaient de nature technique ou de l’ordre de la gestion. L’oubli ou le refus de la règle abandonne l’enfant à sa turbulence et  si, par malheur, il tombe par la fenêtre, on porte plainte parce que les secours n’ont pas été  assez prompts. 

Notre époque a pourtant vu s’effondrer des systèmes entiers qui avaient assez longtemps entretenu l’enthousiasme le plus aveugle. La question est donc de savoir pourquoi elle ne paraît tenir aucun compte des leçons d’un présent pourtant peu avare d’enseignements.  Car depuis que les doctrines qui prétendaient contester le présent jusque dans ses fondements  ont perdu tout crédit, il n’y a plus ni opposition ni contestation. Le jeu dérisoire des partis qui  vont parfois jusqu’à échanger leurs programmes atteste assez qu’on refuse de penser. Et surtout on refuse avec horreur l’idée la plus ancienne : penser, c’est toujours penser contre son  temps. On ne sauve le présent qu’à la condition de le juger. Mais c’est se juger soi-même. Et ce  courage peut longtemps manquer.