beauté

L'apparence

Ce texte fait partie d’un ensemble de corrigés de dissertation de philosophie générale pour la préparation à l’Agrégation et au CAPES. Il date du début des années soixante, alors que Jacques Muglioni était professeur en khâgne moderne puis classique au lycée Henri IV à Paris. 

Nous présentons les suggestions bibliographiques d’origine après le corrigé.


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La plupart des remarques qui suivent ont été suggérées par les fautes ou les imprécisions rencontrées dans le peu de copies reçues.


I – L’apparence doit être soigneusement distinguée de l’erreur et de l’illusion.

L’erreur n’est pas dans la représentation, mais dans le jugement (voir Descartes, Méditation quatrième), c’est-à-dire dans l’acte par lequel je prétends au vrai et prononce sous son concept. Ainsi affirmer que les planètes ont réellement un mouvement rétrograde, ce n’est pas seulement recueillir l’apparence, c’est se prononcer sur l’être objectif du mouvement. Dès que la trajectoire vraie est connue (système de Copernic, lois de Kepler etc.), l’erreur est reconnue et de ce fait est supprimée : elle ne laisse pas de trace dans la pensée. Au contraire l’apparence ne peut être détruite ni changée. Le ciel n’a pas attendu l’astronomie pour paraître comme il fait. Le monde est indifférent à nos doctrines et nos erreurs ne le touchent pas. D’où deux sens du mot :

a/ L’apparence est ce qui n’a aucune réalité. Tels sont nos rêves, nos fictions, tous les semblants (il semble que..., mais ce n’est pas vrai). Non pas la pure représentation, apparence muette comme les « tableaux » de Descartes, mais la croyance qui résulte d’une « aveugle et téméraire impulsion ». Ici, l’apparence redressée, c’est l’apparence supprimée : point de fantômes.

b/ Mais quelque chose n’en demeure pas moins, qui est la matière de nos rêves les moins consistants et qui n’est pas d’autre nature que le monde le plus réel. Kant dit que la différence entre la réalité et le rêve ne résulte pas de la nature de nos représentations, car elles sont identiques des deux côtés (Prolégomènes, p. 55) ; la seule différence tient à la façon dont elles sont liées dans le concept d’un objet. Il est donc clair que l’apparence ne doit pas être mise au compte des sens, mais bien au compte de l’entendement à qui seul, précise Kant, il revient de prononcer un jugement d’après les phénomènes. Car lorsque le phénomène nous est donné, nous sommes encore tout à fait libres de juger d’après lui la chose comme il nous plaît. Il ne dépend pas de lui si nous prenons l’apparence pour la vérité, le subjectif pour l’objectif.

Donc en un sens l’apparence n’est rien : la trajectoire vraie des planètes dissipe d’un coup tous les rêves ptoléméens. Mais, en un autre sens, l’apparence ou phénomène est invulnérable à toutes nos folies. Le monde nous laisse libres et ne se mêle point de nos pensées. Ce mutisme du paraître, qui est tout innocence, montre assez que l’apparence sensible est entièrement vraie et que, comme le note Alain, elle suffit. Aucune faute dans les mille reflets de l’océan ; un seul mesuré d’après les règles porte toute la vérité de la nature (Entretiens au bord de la mer, p. 11-12). Quant au bâton brisé, il ne nous trompe nullement, bien qu’il paraisse toujours brisé, car il le faut selon les lois. Le monde, dit Hegel, apparaît toujours comme il doit. La raison apaisée se fie donc à l’apparence.


II – Donc il serait vain de chercher l’être hors de l’apparence, comme s’il y avait un autre monde, un arrière-monde, ou comme si le monde était à double fond.

Il n’y a pas de fond des choses et nous pouvons seulement aller d’apparence en apparence selon toute l’extension du monde (ici relire Pascal). Microscope, télescope, vaisseau planétaire, ne sont pas des instruments métaphysiques. Tout notre effort pour dépasser l’apparence nous y ramène. Ici plusieurs pièges attendent le disciple laborieux.

a/ Le platonisme qui est un faux Platon, un Platon d’école. Or, si on lit de près les Dialogues, sans impatience théologique, on apprend moins à mépriser l’apparence qu’à prendre appui sur elle pour s’élever jusqu’à la pensée qui la justifie. Le morceau de bois (dans le Phédon) n’est pas grand ni petit ni égal en soi, et pourtant les rapports intelligibles le font apparaître, de sorte qu’il n’y a pas deux mondes séparés dont l’un serait de l’autre la copie tout extérieure et pour ainsi dire mécanique, mais l’intelligible est ce par quoi nous pensons toute l’expérience. Il est vrai du même coup que la simple perception suppose la pensée absolue qu’aucune dialectique ne peut rejoindre, si l’on en croit le mythe, car la lumière, qui rend l’œil voyant et la chose visible, dans sa source pure ne peut être vue. D’où il suit que l’apparence, c’est le monde même que nous avons pour tâche de penser. Les mathématiques habitent cette région moyenne où le sensible et l’intelligible se touchent, comme on le voit dans le symbole de la ligne et dans la caverne.

b/ Le kantisme traînant comme un boulet la chose en soi. Or, à lire la Critique et d’abord l’Esthétique, on comprend que le phénomène est non pas ce qui cache mais au contraire ce qui manifeste la chose et la met devant les yeux. Simplement l’intuition humaine est réceptive, ce qui suppose une forme selon laquelle l’objet est reçu et par là est fait objet. La chose en soi n’est rien qui se dissimule derrière le phénomène, comme la substance occulte que poursuit le physicien naïf : elle correspond à cette intuition originaire que nous n’avons pas et par laquelle nous produirions nous-mêmes la chose sans avoir à la penser comme objet donné. Le phénomène est donc ce qui de la chose est l’objet possible d’une connaissance finie, l’homme étant celui pour qui et par qui l’être apparaît comme monde. Répétons qu’on ne peut rien connaître sans passer par l’esthétique qui fonde en droit la possibilité d’un paraître et qui enracine pour toujours la science dans la perception. Mais le centre de la Critique est le schématisme qui fait voir l’entendement à l’œuvre dans l’expérience. Sans l’espace et le temps qui sont les conditions du paraître, l’entendement ne peut former aucun objet. Par ce raccourci on comprend l’apparence transcendantale que produit l’oubli des conditions hors desquelles la pensée perd de vue son objet, car elles sont les conditions de l’objet même. D’où la célèbre division de la logique transcendantale en Analytique ou logique de la réalité et Dialectique ou logique de l’apparence.


III – Platon dit que nul ne se contente de ce qui paraît bon et que dans ce domaine chacun méprise l’apparence qui n’est rien (République VI).

Pourtant cuisine, toilette, rhétorique, sophistique qui produisent l’apparence du bien ne manquent pas de clientèle (voir Gorgias). Or on n’en finit pas avec Platon si on consent à le suivre dans cette chasse à l’apparence, car elle est sans fin. Qui surprendra le sophiste dans son repaire (voir Sophiste) ? Les larges avenues platoniciennes sont pleines d’illusions, de déceptions aussi, pour le voyageur seulement préoccupé de trouver un gîte. Tout à l’opposé, Kant choisit la voie la plus courte et la porte la plus étroite. Ce refus de toute dialectique qui renvoie en bloc toutes les apparences fait surgir l’idée morale dans sa rigueur. Le devoir est absolu, parce qu’il n’a pas à être déterminé comme objet. Limiter le savoir, c’est donc faire la part des choses et délivrer la morale du relatif. Celui qui agit conformément au devoir et non par devoir croit pouvoir produire un monde d’apparence qui suffirait. Or le monde moral est invisible et tout intérieur. La raison pratique n’a donc pas à sauver les phénomènes ni à invoquer le cours du monde. Mais qui tient aux espérances que nourrit en nous la divine dialectique pourra suivre Hegel aussi loin qu’il voudra lui-même aller.

Il reste à l’apparence le plus beau domaine qui est celui du beau. L’esprit scientifique nie que l’apparence puisse être objet et il construit, d’après elle sans doute, un monde qui dans sa vérité se dérobe à tout regard : le souci de déterminer l’objet interdit la contemplation. L’action, d’autre part, interdit l’apparence : le désir, l’intérêt se portent vers l’existence réelle ; de même la volonté morale exige un bien réel. La contemplation seule trouve dans l’apparence une suffisante nourriture. Le monde des formes, des couleurs et des sons, au lieu d’être aboli ou asservi à l’objet déterminé, devient pour la réflexion désintéressée comme un miroir de l’âme. C’est donc l’art qui fait naître l’apparence et qui la délivre, parce qu’il la fait exister en elle-même. Le paraître, comme pur spectacle, peut librement manifester l’idée, comme si le sensible dans sa totalité concrète était tourné vers le sujet pour s’offrir à l’échange des regards. L’imagination esthétique remplit alors le rôle de la raison et satisfait au vœu de la métaphysique, mais elle le fait librement et par jeu. L’art c’est l’apparence rendue à l’esprit libre.

Dans cette voie il est possible de retrouver une dialectique, à la manière de Platon. Mais à condition, ici encore, d’éviter le platonisme, car au-delà de toute apparence on perd la beauté. Le mouvement de l’esprit pour atteindre l’absolu ne peut finir, parce qu’il lui faut le sensible pour aller plus haut. L’idée pure est au-delà du symbole qui l’exprime toujours imparfaitement, mais cet « au-delà » même doit être signifié par quelque apparence. Donc en un sens il n’y a pas d’apparence, c’est le choix de la science. Mais en un autre sens nous n’avons que l’apparence et elle ne peut être dépassée. Illusoire et cruelle métaphysique qui oublierait le visage de l’homme. 



Suggestions bibliographiques

Nous disons l’apparence et non pas l’illusion ou l’erreur. Toute la philosophie occidentale s’est efforcée de distinguer la réalité de l’apparence, et pourtant de tirer parti de l’apparence. Il nous est donc impossible de citer toutes les sources. Nous nous limitons aux auteurs et aux textes qui, sur ce sujet au moins, sont les plus classiques.

L’auteur de choix est PLATON, qui peut suffire à une méditation approfondie. Si l’on croit devoir limiter la recherche, on n’en tiendra au Gorgias et à La République, notamment VI, VII, X.

La pensée moderne reprend et développe dans diverses directions la réflexion platonicienne. Par exemple : Montaigne, Essais, II, 12 et Spinoza, Éthique, II.

La notion d’apparence est traitée pour elle même dans Kant, Critique de la raison pure. 

Enfin, nous rappelons que l’idée d’apparence prend une signification tantôt métaphysique, tantôt esthétique chez des auteurs tels que Hegel, Esthétique, Alain, Entretiens au bord de la mer et Système des beaux-arts.