En lisant Rousseau

Texte publié dans : 

-La revue socialiste, revue mensuelle de culture politique et sociale, n° 156, octobre 1962 (A l’occasion des deux cents ans de la parution du Contrat social).

-L’École ou le loisir de penser, CNDP, 1993. Lectures philosophiques, pages 256-264 (absent de la réédition, Minerve, 2007).

-Cahiers philosophiques, n°68, CNDP, octobre 1996.

Texte adopté : L’école ou le loisir de penser, CNDP, 1993.

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Rousseau fut constamment obscurci par ceux qui, mal instruits dans l’usage des idées, n’ont vu que le petit côté. Je ne dis rien de ses ennemis jurés : ils ne lui pardonneront jamais d’avoir péché contre l’ordre en publiant ce qu’il pensait de l’État et de la religion. Mais les plus séduits par le style, c’est-à-dire par l’homme, ont cru voir en lui un nœud de sentiments contradictoires et impossibles. Ils ont voulu que les Discours n’aient été que l’improvisation d’une âme jeune et tendre, que Julie ait eu pour seule vertu de tirer des larmes, que toute l’œuvre ne soit que confessions et rêveries. Quant aux idées, on s’accorde à les trouver confuses, comme venant d’un homme qui juge d’après son cœur. Et il est vrai que ce qu’on nomme avec mépris l’histoire des idées est mortel aux auteurs qui ont un peu médité leur pensée. Faut-il s’en tenir aux ressemblances formelles, aux influences ou aux suites apparentes, comme si les idées avaient une existence en dehors des esprits et obéissaient à une nécessité extérieure ? En fait, tout ce qui ne trouve pas son sens dans le développement intérieur d’une pensée n’est que hasard. C’est pourquoi les penseurs véritables ont toujours déconcerté les lecteurs frivoles. Ceux-ci ont cru découvrir un Platon réactionnaire, un Descartes travesti, un Nietzsche tortionnaire. Tout lecteur a l’auteur qu’il mérite. Rousseau pour sa part, après deux siècles, est encore à lire.

S’il n’est pas clair en tout c’est faute de croire à la perfection du discours. L’art de raisonner lui est suspect comme à tout esprit jaloux de sa liberté intérieure. Comment nier que la raison nous éclaire et nous donne seule les lumières qui conviennent à l’homme libre ? Mais le raisonnement n’est pas raison : il nous corrompt quand il n’est pas gouverné selon des principes justes, que par sa nature il est impuissant à justifier. C’est pourquoi la doctrine la plus savante dépend toujours d’une vérité immédiate et toute simple, d’une certitude sans preuve qu’on juge d’un coup et qui touche l’âme. Le raisonnement nous fait perdre de vue les principes, le jugement nous y ramène toujours. Ainsi voulaient dire Descartes et Montaigne : aucune pensée libre hors du consentement de soi à soi. Et parce que ce jugement non discursif exprime une certitude en nous, par laquelle la vérité n’est pas une chose extérieure, mais vérité éprouvée, Rousseau préfère l’appeler sentiment. Le cœur ne contredit pas la raison, comme Pascal semble croire, car il a besoin de ses lumières et il les sollicite, mais c’est lui qui donne la force à nos pensées ; il est la racine de toute conviction, et sans lui, nous serions condamnés au scepticisme. Infaillible malgré nos erreurs et la faiblesse naturelle de nos idées, ce guide qu’il nous faut vouloir suivre, et qu’il nous est si aisé de méconnaître, a pour vrai nom conscience. 

Rien n’est donc plus mortel à l’homme qu’une raison corrompue, et pourtant c’est par la raison que Dieu nous éclaire et c’est elle seule qui nous rend libre. Le cœur nous trompe en mille manières, mais il est un accord immédiat de nous à nous, une impulsion secrète qui, avant tout discours, donne vigueur à nos pensées et valeur à nos actions. Rien enfin n’est plus dangereux que l’instinct ni plus éloigné de la raison ; il reste que la raison elle-même a besoin d’un principe, antérieur à tout savoir, qui la gouverne et l’empêche de s’égarer. Rousseau paraît souvent se contredire ou du moins hésiter dans les mots. En fait, il rectifie sans cesse une pensée qui doit trouver son point d’équilibre. Ni la conviction ineffable et sans lumière ni la raison abstraite et toute extérieure ne font l’homme libre, mais la raison ne vaut que par l’impulsion personnelle qui l’anime et, d’une certaine façon, la justifie.

Rousseau, comme on voit, est loin de mépriser la raison, mais il ne cesse de combattre l’abus qu’en font les hommes sans principes. D’une part elle est finie de sa nature, ce que Kant va établir avec la rigueur qu’on sait, et elle nous interdit elle-même de hasarder nos pensées au-delà de ce qu’elle peut étreindre. Est-ce donc la nier que de nous défendre contre ses sophismes, quand, au lieu d’éclairer notre route, ce qu’elle fait sans faillir, elle nous invite à des spéculations qui ne sont pas faites pour elle ? D’autre part la spéculation est sans force sur la conduite. Si la volonté doit être éclairée, la seule connaissance ne peut lui donner l’élan et la direction. La probité d’un homme est sans rapport avec l’étendue de son savoir. Et non seulement la science ne fait pas la bonté, qui relève de la nature, elle ne fait pas non plus la vertu, qui est force et choix volontaire. Il faut être bien naïf pour croire que les lumières rendent l’homme meilleur. D’un tel préjugé une civilisation peut bien périr. Car les sciences nous donnent la maîtrise des choses, mais elles nous laissent esclaves de nous-mêmes. Bien plus, les vertus de la connaissance sont aisément séduites quand la raison dévoyée tombe au pouvoir des passions. Pour nous croire délivrés de la dépendance des choses, nous entrons davantage dans la dépendance des hommes Ainsi doit-on juger ce que des esprits sans rigueur ont appelé progrès. Il faut être bien imprudent pour proposer à l’humanité un avenir aussi incertain, et bien sceptique pour ne pas voir dans le présent même l’unique racine de ses vertus.

Mais il est une certitude première, sans laquelle le doute s’empare de l’âme et la livre aux passions. Aucune spéculation ne peut la donner. Au contraire, tout savoir est vain ou plein de périls s’il est séparé de la conscience. Or la conscience n’est pas par elle-même une connaissance, mais une impulsion, un principe d’action. Elle ne nous représente pas des objets, mais elle nous gouverne et nous oblige. La certitude première n’est donc pas spéculative, mais pratique. Cette primauté de l’action sur la connaissance, de la moralité sur la spéculation, Kant la mettra au cœur de la philosophie. Mais, en un sens, Rousseau est allé plus loin encore. Car au lieu de séparer simplement l’action de la connaissance, il montre qu’aucune connaissance n’est possible si elle ne s’appuie sur une certitude morale. Et c’est à condition de reposer déjà sur un principe pratique que la connaissance a de l’influence sur la volonté. Tous les sens du mot conscience se trouvent ainsi rassemblés dans le sens primitif : la conscience est morale ou n’est rien. L’amour de l’ordre et du beau peut être plus ou moins éclairé par la raison, plus ou moins cultivé ; mais « un cœur droit, écrit Rousseau, est le premier organe de la vérité ». 

Cette idée est impénétrable à qui ne voit pas qu’elle anticipe, sans théorie préalable de la connaissance, sur la distinction kantienne de la raison spéculative et de la raison pratique. Le devoir est au-dessus du savoir et il fait toute la valeur de l’homme. Mais il y a plus : la raison elle-même n’est saine que si elle trouve dans le sentiment son inspiration profonde. Renversement paradoxal en apparence, mais qui rétablit l’ordre vrai : il n’y a d’infaillibilité que morale, et ce n’est pas l’entendement, mais la liberté qui fait l’homme. Or cette liberté s’exprime sous la forme immédiate du sentiment. Le concept discursif, le mode abstrait de la loi en seront le développement, non le principe. Il est donc assez clair que le sentiment n’est pas un penchant particulier, un simple fait de notre nature psychologique, mais la force qui nous libère des passions et nous élève d’une certaine manière au-dessus de la nature. En somme, bien conduire sa raison suppose une attitude morale, une direction du cœur dont dépend tout notre bien. C’est cette impulsion morale, distincte des inclinaisons et des penchants particuliers, que Rousseau nomme sentiment ou conscience.

« La vérité que j’aime, dit-il, n’est point tant métaphysique que morale. » Il faut certes croire qu’il y a un Dieu et que notre destinée a une signification religieuse, mais l’important est de nous connaître nous-mêmes et de comprendre comment notre volonté peut être librement conforme à l’ordre. Or nous ne sommes capables de vérité et de vertu que si nos dispositions natives portent en quelque sorte le signe de Dieu. La bonté naturelle de l’homme n’empêche pas qu’il puisse faire le mal ; elle ne signifie pas qu’il lui soit permis de déserter la vie sociale pour retourner à l’innocence primitive, mais plutôt que la nature en nous n’est jamais corrompue au point de nous détourner irrémédiablement du bien. La nature n’est point opposée à la grâce, mais elle en est, au contraire, l’expression constante. Nul péché originel, nulle damnation ne fait dépendre notre salut d’une humiliation de la nature et de la soumission à un principe étranger à nous. La conscience n’est rien que la conscience de soi et l’amour n’est rien qu’amour de soi ; mais en nous, c’est-à-dire dans la nature, nous avons le choix entre le bien-être et la beauté morale, le corps et l’âme. C’est parce que le conflit est intérieur à sa propre nature que l’homme peut le résoudre, par ses seules forces, au profit de la liberté. L’appel à la conscience est donc inséparable d’une religion naturelle.

Il faut dire à l’homme qu’il est bon en dépit de toutes les apparences contraires, car c’est lui faire croire qu’il peut attendre tous les secours de sa propre nature et c’est l’exhorter à faire usage de ses facultés. Qui donc peut regretter autrement qu’en paroles l’état primitif où les hommes sont stupides et bornés ? Sans doute peut-on rêver à l’innocence perdue, puisque la vie sociale et l’histoire nous ont à jamais arrachés aux conditions idéales du bonheur. Le sauvage, en effet, n’a pour se conduire que l’instinct qui l’attache à lui-même et la pitié que lui inspire la souffrance d’autrui, mais, ignorant le lien social, il n’a pas l’usage de la raison. La seule dépendance des choses à laquelle il se soumet spontanément est la garantie d’une liberté sauvage qui s’épanouit dans la solitude. L’état de nature est donc conforme aux conditions du bonheur. Car pour être heureux, si du moins les circonstances extérieures sont favorables, l’instinct suffit. Avant Kant, Rousseau dénonce le sophisme répandu par les rhéteurs du siècle qui mettent dans le progrès des lumières la condition du bonheur. Or si l’on suppose une providence, c’est-à-dire une finalité dans la nature, la raison paraît superflue et beaucoup moins capable que l’instinct de nous rendre heureux. Le développement de la raison accroît nos besoins au-delà de nos forces et suscite les passions dont le sauvage est exempt. Enfin la raison nous introduit dans la sphère de la moralité, c’est-à-dire du devoir et de la faute, dans laquelle notre bien-être a cessé d’être tout notre bien.

Il en résulte que si la vie sauvage, dépourvue de vices et de passions, a la vocation du bonheur, elle n’est l’inspiratrice d’aucun droit et d’aucune vertu. Il n’est pas de droit naturel, si l’on entend par là un droit issu de l’état de nature, les hommes s’associant, par exemple, pour résoudre le conflit de leurs intérêts et rétablir le bien-être compromis. L’utilité ne peut provoquer que des associations éphémères et un droit contingent. Quand l’échange des services n’est réglé que sur le besoin, il n’est pas réglé du tout. Je ne suis jamais sûr d’être payé de retour et il est souvent plus profitable de faire le mal que le bien. La réciprocité des services ne peut donc naître, dans l’état de nature, du seul besoin, car elle suppose elle-même une première convention. Et comme la dépendance des choses suffit à définir la vie sauvage, on ne voit pas comment elle pourrait engendrer le droit. Or la société entraîne la dépendance des hommes comme une conséquence presque fatale. Au lieu de se soumettre aux choses comme l’y poussait son instinct, l’homme désormais capable de prévision et de calcul cherche à se soumettre son semblable. L’homme sauvage, dit Rousseau, est « privé de toute sorte de lumière » et « borné au seul instinct, il est nul, il est bête » ; car, « privé du secours de son semblable... et réduit en toutes choses à la marche de ses propres idées, (il) fait un progrès bien lent de ce côté-là ; il vieillit et meurt avant d’être sorti de l’enfance de la raison. » L’homme social, au contraire, a rompu l’équilibre naturel entre son appétit et sa force ; sa connaissance accroît ses besoins ; la dépendance d’autrui lui inspire des passions. Son cœur se déprave, parce que, n’obéissant plus au seul instinct, il a perdu sa belle innocence. Énervé par la connaissance, détourné de sa fin naturelle, l’instinct lui-même est devenu suspect. Car au lieu de se limiter à la conservation de l’être, il pousse alors les hommes à s’opprimer mutuellement. Non seulement l’homme asservit son semblable, il est plus encore esclave de lui-même.

Donc le genre humain serait perdu irrémédiablement si la conscience ne redressait la raison corrompue et ne lui fournissait la règle de son bon usage. Car la société ne déprave pas l’homme jusqu’à détruire ses facultés naturelles ; même, en un sens, elle leur donne occasion de se développer. Enfermé dans la solitude, le sauvage n’a nul besoin de justice ; la moralité ne le concerne pas et il n’a pas de passions. Mais ayant perdu cette unité primitive du pur vécu, il dépend de nous désormais de céder à nos appétits ou de suivre la justice. Notre liberté s’en trouve toute changée. Jusqu’ici elle était seulement négative : la nature nous préservait d’éprouver comme une contrainte notre soumission aux choses, car nos facultés n’excédaient jamais nos besoins ; et nous ignorions la dépendance des hommes. Mais, depuis que nous avons l’usage de la raison, nous nous trouvons devant l’alternative du bien et du mal. Cette liberté est positive et nous avons désormais le mérite de notre choix. L’homme social, qui ne fait qu’un seul être avec l’homme raisonnable, est pleinement responsable ; il dépend de lui de reconquérir l’équilibre perdu et de rétablir la paix avec soi qu’il a rompue en cessant de se confier à l’instinct. Il lui importe donc de retrouver, dans l’état civil, une pureté de mœurs si naturelle au sauvage. Mais, cette fois, il devient à lui-même sa propre providence : sa moralité fait sa valeur car sa liberté est sa victoire.

En entrant dans la vie sociale et dans l’histoire, nous perdons beaucoup en un sens. Nous perdons l’innocence. Nous cessons d’être confiés à la nature et d’obéir sans pensée à ses lois. Nous sacrifions ce bonheur immédiat qui appartient au pur instinct. Car l’homme commence d’être malheureux quand il se mêle de penser et de connaître son semblable. Alors il désobéit à la nature et cesse de coïncider avec soi. Ce progrès, c’est-à-dire ce déséquilibre, il doit le payer d’un effort personnel, puisque sa vie n’est plus désormais réglée de l’intérieur par la nature. Le progrès, c’est le risque du mal. C’est par le progrès que le mal vient au monde. L’histoire est comme une tentation et une aventure. Mais l’homme ne perd pas tout pour avoir connu la tentation et l’histoire n’est pas une damnation éternelle. Seulement, hors de l’état naturel, l’instinct ne lui suffit plus et il ne peut plus refuser l’usage des idées. L’avènement de la raison est donc irréversible. Certes, ce que Rousseau appelle conscience est encore instinct, c’est-à-dire impulsion immédiate, mais au lieu d’être au service du seul appétit comme il suffisait dans l’état de nature, il tourne nos regards désormais vers l’ordre et la beauté que seule la raison peut éclairer. La conscience est donc ce qui en nous force la raison à être pratique et à concevoir des lois pour notre conduite. Une fois rompu l’équilibre originel, c’est le meilleur de notre nature qui nous invite à régler nos mœurs sur des conventions.

Or une convention prise en ce sens n’a rien de commun avec un artifice de langage, ou un expédient recommandé de façon facultative par la commodité des besoins. L’idée de convention est souvent liée au souci de l’utile ; on a dit, par exemple, que si les principes des mathématiques se réduisaient à des conventions, cette science n’était plus qu’une langue bien faite, tout au plus une technique. Il faut donc retrouver l’idée forte : convenir, venir ensemble, conclure un accord entre esprits. Une convention ne peut être nouée qu’entre des êtres raisonnables, c’est-à-dire des êtres capables de se conduire selon des principes universels et de se communiquer selon ces mêmes principes. Une convention suppose ce que la nature exclut, la fidélité volontaire et libre à une loi que n’impose pas la nécessité des choses. Par exemple, la faim pousse l’animal à se nourrir, mais ici l’action dépend de l’impulsion et s’éteint avec elle. La force des besoins ne crée pas une seule loi. C’est assez prouver que la société humaine ne peut se fonder sur des principes hypothétiques. Ou bien l’État repose sur des bases absolument rationnelles, ou bien il n’existe pas. On peut concevoir un agrégat d’individus passagèrement rassemblés par l’utilité, mais une association permanente suppose des principes qu’on ne puisse contester. La société ne dérive donc pas de la nature et la sociabilité va de pair avec la rationalité. Allons plus loin : toute doctrine est comme on dit, réactionnaire qui, prétendant tirer la société de la nature, met l’instinct au-dessus de la loi rationnelle ou instituée, pour conclure au mépris des conventions.

Rousseau égale ici la rigueur platonicienne et, dans le troisième chapitre du Contrat, on croit deviner l’ombre inquiétante de Calliclès ou celle de Thrasymaque. Ce défi de la force n’est pas sans grandeur, car il est beau d’espérer la force et de croire qu’on la gardera. Il est même un mérite de la force qui se nomme audace, risque, courage, et qui fait dire que l’esclave aussi en un sens, a choisi. Il est même une générosité de la force qui fait espérer de l’acquérir et d’être à son tour victorieux. C’est bien pourquoi la force, comme l’adresse et la ruse, est célébrée dans les jeux. Mais les jeux sont tous de convention : l’emploi de la force y est décidé et réglé. Calliclès l’a bien compris, qui se déchaîne contre la loi ; il n’y voit qu’une convention sans valeur, destinée précisément à ruiner les valeurs qui surgissent de la nature. La force seule fait droit, car elle est quelque chose, et très reconnaissable, ajoute Pascal. Et surtout si la force est reconnue comme seul principe, l’homme retrouve son unité, il est en paix avec lui-même. Tel est le rêve d’un état de nature dans lequel les hommes établiraient leurs rapports sans l’intermédiaire de lois artificielles et extérieures, par la seule force des individus, car la valeur y serait immédiatement sanctionnée par la domination, la faiblesse par la dépendance, la servitude et la mort ; comme si l’état de société, par la simple communication des hommes entre eux, n’imposait pas d’autre loi que la loi naturelle qui préside au jeu des forces. Mais s’il y a une logique de la force, il faut aller jusqu’au bout de cette logique, comme l’implacable Darwin ; car en biologiste il purifie la force, il la réduit à sa seule force, au lieu de lui porter secours à la manière des politiques. Dire que le plus fort fait la loi, ce n’est désigner personne pour régner tout à l’heure. On verra bien qui alors sera le plus fort. La sélection naturelle est un régime instable qui ne reconnaît aucune infaillibilité et rend vaine toute adoration, si le plus fort doit faire la preuve au moment même. Et il faudra bien que le vainqueur rende la coupe, s’il est vaincu à son tour. Mais dans les jeux, le vaincu garde ses chances pour une autre partie ; dans l’état de nature, il est définitivement exclu du concours.

« Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître » : ce jugement en forme d’attaque ruine d’un coup tout le réalisme politique. Car il dit trop la faiblesse de la force et qu’en voulant garantir son avenir elle se trahit elle-même. Dans le présent, même le plus fort ne peut pas régner sur tous s’il n’inspire pas la crainte, qui n’est déjà plus une puissance physique, et s’il ne fait pas croire à sa légitimité. Le prétendu règne de la force repose donc, en fin de compte, sur l’opinion. On voit pourquoi Socrate retrouvait Calliclès dans le même camp que Gorgias. La tyrannie ne va pas sans rhétorique et toute politique se résout finalement en paroles. Car la force seule est sans mystère ; elle ne prouve qu’elle-même et encore ne le prouve-t-elle qu’au moment où elle agit. Les physiciens enseignent qu’elle ne se connaît pas en elle-même comme une puissance existant en soi, mais se reconnaît à ses seuls effets réels. Cette pure mécanique ruine le prestige de la force parce qu’elle tempère l’imagination et ramène les paroles à leur vrai sens. Bien percevoir les choses est la première tâche d’Émile, s’il doit être juste et bon citoyen.

Mais la force n’est pas seulement faible parce qu’elle peut toujours être surmontée par une autre ; elle est surtout sans force devant le jugement. Aucune moralité ne peut résulter de ses effets, car si la force contraint assez, jamais elle n’oblige. Que prouvent cent bataillons, sinon qu’ils peuvent détruire une ville, ruiner une province et faire tout le mal qu’on voudra ? Mais ils ne prouvent rien de plus que la foudre ou le tremblement de terre ; ils font partie des choses extérieures et rentrent dans l’indifférence du monde. Or l’homme écrasé est encore un témoin et un juge. Cette supériorité de vigile que l’homme a sur l’univers consiste-t-elle seulement, comme semble dire Pascal, à avoir conscience ? L’homme de Rousseau a davantage, il a une conscience car il se dresse devant la force irréfutable. C’est ici qu’il faut savoir se passer de preuve et reconnaître une certitude qui n’est pas de l’ordre du monde. Nul ne peut prouver que l’esprit n’est pas rien, mais nul non plus n’est tenu de juger ou de discourir. L’état de nature est donc bien loin derrière nous, et si la force aveugle nous invite à la servitude, nous ne sommes plus libres désormais de lui céder innocemment. 

A la manière de Platon, Rousseau retourne donc par une question le jeu de l’empirisme : qu’est-ce que cela prouve ? Toute l’histoire est à juger en une fois, car nul événement n’impose l’adhésion à l’esprit libre. L’utopie du progrès comme le réalisme politique n’est qu’adoration de la force. Ce qui a lieu ne crée aucun droit. L’esprit seul sait tracer le droit, je veux dire l’esprit géomètre qui ne prend pas modèle sur le monde, mais ne croit fermement qu’à ce qu’il peut penser sans secours. D’où cette pure logique du droit, qu’aucune expérience n’émeut jamais, et qui conclut toujours à l’égalité. Ce droit n’est sans doute qu’une forme abstraite, mais c’est la forme à travers laquelle la liberté s’exprime et se découvre. D’où encore cette passion qui traverse la critique lucide et qui est la force même de la liberté, si peu croyable aux esprits positifs. Le scepticisme est vaincu, sans aucune preuve, par l’acte d’une liberté qui ne s’appuie sur rien, ne concède rien et ne tire son autorité d’aucun compromis avec le monde. Ce dénuement volontaire, cette solitude du jugement font ensemble la dignité de l’homme et la raison du droit.

Qu’on ne discute donc pas des faits, puisque ce n’est pas de ce côté qu’on trouvera les fondements indestructibles de la société politique. Il serait aussi vain d’opposer à la réalité observable un modèle imaginaire et arbitraire. L’utopie n’est pas si éloignée du réalisme, puisqu’elle représente les choses comme on souhaite qu’elles soient, au lieu d’éclairer les principes. Rousseau laisse donc l’observation et la conjecture pour se demander ce que peut bien signifier une société humaine. Sa méthode est semblable à celle de Platon, dont on sait qu’il ne prêche nullement une utopie, mais dégage les conditions a priori sans lesquelles l’État ne réalise pas son essence, c’est-à-dire n’est pas vraiment l’État. Elle prépare celle de Kant, qui défendra contre tout mélange le principe de la moralité et du droit, jusqu’à faire voir dans la paix perpétuelle la loi a priori devant régir, quoi qu’il arrive, les rapports entre les nations.

Du contrat social est un titre trompeur si l’on songe aux contrats révocables que font souvent les hommes à l’intérieur de la société. Ces actes temporaires créent des associations particulières ; ils n’ont pour mobile que l’utilité privée, même collective, et ils ne peuvent survivre aux circonstances qui les ont suscités. Surtout, ils supposent l’état social qui force à respecter les engagements pris et à être juste, mais ils ne le créent point. Ce qui range Rousseau parmi les plus purs philosophes, c’est qu’il cherche à découvrir l’origine radicale du lien social sans s’embarrasser des apparences historiques. Il est clair, par exemple, qu’entre le maître et l’esclave, il n’y a point société, puisque malgré l’existence des lois qui régissent l’esclavage, l’état de guerre entre eux n’est nullement aboli ; leur rapport demeure un rapport de force. La preuve en est que si l’esclave désobéit et se révolte, il ne rompt aucun lien de droit. Un tel lien suppose l’adhésion d’êtres raisonnables et libres. Ainsi donc, lorsqu’un homme ou plusieurs hommes imposent leur loi à d’autres hommes, quelle que soit la rigueur des textes et la constance relative des rapports humains, il n’existe pas entre eux de société au sens propre du mot. Comme il n’y a pas de consentement forcé, l’état civil ne peut organiser la dépendance des hommes mais seulement leur liberté. Qu’on ne s’étonne pas s’il est sans cesse contredit par les lois écrites et par les mœurs. Mais s’il est clairement défini, voilà le modèle qui sert à confondre toutes les tyrannies et toutes les usurpations.

Il faut savoir par cœur le chapitre « De l’état civil », page unique qui met sous les yeux de l’esprit la vérité pure cent et cent fois contredite par les politiques de tous les temps. En passant de l’état de nature à l’état civil, l’homme est changé, ou plutôt il est né une seconde fois. Sans doute a-t-il perdu l’innocence des premiers âges, mais, loin d’être une qualité humaine, elle n’était que l’état d’un animal stupide et borné. Nature et société s’opposent comme l’animal et l’homme, l’instinct et l’intelligence. Le propre de l’homme est d’être assez libre à l’égard de ses besoins pour pouvoir se gouverner d’après des principes. Il ne peut donc plus céder aux mouvements obscurs de l’instinct sans être responsable de sa sujétion. Et telle est bien la servitude des passions qu’elle est jugée par nous comme une faute dans laquelle nous sommes tombés. L’état civil change donc tout l’homme, puisque l’appétit n’a plus désormais le même sens. Il était l’instrument de la liberté naturelle, et maintenant il n’est plus qu’une force étrangère et subie, que l’homme peut bien faire sienne, il est vrai, mais en la gouvernant. L’animal n’est qu’un corps soumis aux lois naturelles, tandis que l’homme, par un renversement sans exemple dans la nature, s’il ne peut se défendre d’avoir des penchants, possède du moins le pouvoir d’échapper à leur emprise et de se régler sur des principes qu’il conçoit lui-même. Disons donc que la raison fait l’homme, car elle lui permet d’exercer ses facultés au-delà des bornes que lui assignait l’instinct. Elle le rend perfectible parce qu’elle le rend libre. Ses pensées désormais prennent leur vol ; ses sentiments mêmes, qui puisent leur substance dans la nature, acquièrent de la noblesse, et l’homme tout entier accède à une dignité inconnue des choses. Ainsi sommes-nous à jamais arrachés à l’état de nature. Et si l’homme pensait vraiment à sa condition, il célébrerait sans relâche l’instant heureux de cette naissance, qui est l’origine vraie de l’homme. Car la liberté crée l’homme sans retour. Mais en même temps, l’assujettissement aux passions, loin de le rendre à l’état de nature, le dégrade au-dessous des bêtes. La même cause, qui fait l’homme intelligent et libre, l’invite à la violence et à l’injustice. L’état civil n’est donc pas un don gratuit de la nature, mais il est une conquête de l’homme et il ne peut se conserver que par un combat sans fin.

La société vraie est donc un acte volontaire par lequel l’homme sort en quelque sorte de lui-même pour se régler sur le droit. La liberté naturelle n’est qu’indépendance à l’égard d’autrui ; elle n’est rien d’autre que l’impulsion physique qui, gouvernant l’animal du dedans, le dispense d’obéir et de connaître des devoirs. Dans l’état civil, au contraire, l’homme n’existe plus que par l’idée d’avoir des semblables et de pouvoir communiquer avec eux selon une règle universelle. La société n’est donc qu’une même chose avec la raison, et l’homme qui, jusqu’ici, n’avait regardé que lui-même, dit Rousseau, se voit forcé d’agir sur d’autres principes. La justice lui est une idée extérieure en un sens, puisqu’il doit se la représenter d’abord et la concevoir comme la loi de tous. Mais, en un autre sens, elle ne lui est dictée par personne et aucune force au monde ne peut le contraindre à obéir. C’est pourquoi celui-là seul est libre qui se soumet lui-même à une loi. « L’impulsion du seul appétit est esclavage et l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté. » Belle pensée pour un traité politique. Socrate demandait si le gouvernant n’avait qu’à gouverner les autres et non pas soi d’abord. Car faire ce qui plaît n’est pas faire ce qu’on veut, mais suivre l’humeur bientôt regrettée ; et le tyran est toujours le moins libre des hommes. Le gouvernement de soi, que Kant appellera autonomie, est donc aussi la condition d’un État libre.

Toute l’idée de civilisation tient dans cette pensée. Qu’est-ce, en effet, qu’un homme civilisé sinon celui qui reconnaît une loi valable pour tous et qui, se réglant sur elle, satisfait sa raison ? La barbarie est un retour violent à l’impulsion physique. Mais cette régression ne nous rend pas à l’innocence dont la nature est parée. Car on cède à l’appétit au lieu d’obéir à la loi. Être raisonnable n’est donc pas s’abandonner à l’appétit de vivre, mais se donner une règle de vie. La mort de Socrate le prouve assez, d’une éloquence sans parole. Et si l’on suit un peu cette pensée, on trouve que les sentiments les plus profonds naissent d’une règle acceptée. On ne fait pas des sentiments avec des impulsions et l’amour le plus vrai est celui qui conquiert sa fidélité. De cette idée si méprisée des psychologues, La Nouvelle Héloïse est le meilleur commentaire.

Le citoyen n’a donc pas à être un autre homme que l’homme privé. Il est fait des mêmes vertus. La volonté générale n’est pas davantage un compromis des intérêts particuliers que la conscience personnelle n’est une somme de penchants. Une loi n’est véritablement une loi que si elle est universelle, c’est-à-dire n’appartient à personne. Car « il n’y a point de liberté sans lois ni où quelqu’un est au-dessus des lois » ; et Rousseau poursuit dans ses Lettres écrites de la Montagne : « La liberté suit le sort des lois, elle règne ou périt avec elles. » La dépendance de l’homme à l’homme détruit donc l’état civil comme l’assujettissement aux passions corrompt la raison individuelle. Cette pensée juridique peut inspirer des sentiments véritables, mais elle est assez prévenue, par sa difficulté même, contre l’improvisation sentimentale des habiles politiques. Rousseau est donc cet homme-là qui conduit par ordre ses pensées et nous convie au carême de la méditation. Qu’il ait aimé en lui l’enfance et la poésie spontanée de cet âge, qu’il n’ait cessé d’éprouver la force des impulsions dont sa nature était prodigue, c’est en quoi beaucoup se sont reconnus. Aussi n’accablons pas les lecteurs de Jean-Jacques.