La prudence

Billet n°5 – 30 mai 1958. Version pdf.

L’esprit prudent ne pense pas. Craignant d’être démenti demain, hanté par les possibles, il suppute les chances et se rallie, le jour venu, au plus fort. Il vole au secours de la victoire. L’avenir incertain le décourage de choisir et il se sent étrangement divisé. Il veut avoir raison d’après l’événement, car il doute de lui-même et redoute par-dessus tout d’être condamné à la solitude. Voilà pourquoi il s’efforce de prévoir et de régler son opinion sur ce qu’il prévoit. Or, la guerre se prévoit : forgeons donc des armes ! La tyrannie se prévoit : acclamons donc l’homme providentiel ! Et certes il est imprudent de croire que la paix durera ou que la liberté se défendra toute seule : le risque est grand pour qui s’en remet à l’événement et laisse son jugement à la discrétion de l’histoire. Point n’est besoin d’expliquer cette lâcheté par le souci de préserver des intérêts à l’exemple du mauvais joueur qui refuse de poser sa mise avant le coup de dé. La peur de penser seul et sans secours, c’est la pire corruption de l’esprit.

Donc, pauvre République qui attend d’être victorieuse pour se défendre et qui périt à la seule vue de l’ennemi ! Sans doute a-t-elle montré trop d’inconstance ; sans doute est-elle épuisée par le jeu des partis et des politiciens. Mais la République est toujours décevante, parce qu’on la juge. Lorsqu’on juge un roi, c’est une révolution. Il faudrait juger sans détruire l’ordre. Mais c’est trop demander au peuple, dont les pensées sont musculaires.

Il y a trop de vérités contraires aux lois et aux hommes qui les font. Mais ces vérités s’opposent. Il est vrai que le régime des partis nous perd et qu’il n’est pas de démocratie sans partis, que l’Algérie est une terre française et qu’elle ne l’est pas, qu’il faut une autorité politique et que rien n’est au-dessus de la liberté. Donc tout est vrai. Tout est vrai ensemble, c’est-à-dire confusément. Et je suis perdu si dans le chaos des vérités je ne tiens pas ferme quelques principes que l’événement ne change pas. Que peuvent l’expérience et l’histoire contre la République, si je la veux par un décret souverain ? Elle n’est pas une chose dont on juge à l’usage. Elle est la décision de vivre libre dans une cité libre. Que la République soit solide en chacun de nous puisqu’elle ne tient qu’à nous, et rien ni personne ne pourra la détruire.