À Jacques Muglioni, par Jacques Billard


Nous remercions Jacques Billard de nous autoriser à partager ce texte.

Texte publié dans la Revue de l'enseignement philosophique, 46e année, n°3, janvier-février 1996, pages 73-74.


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Ce qui frappait chez lui, dès la première rencontre, c’est, plus que la droiture, qui est morale, la rectitude, qui est philosophique. Au premier regard on le voyait entier et quand on le connaissait mieux, on savait qu’il ne serait jamais autrement parce que telle était sa nature.

Jacques Muglioni était d’un contact facile, mais d’un premier abord difficile et plus d’un collègue s’est plaint de sa manière d’être, qui, en un premier temps, pouvait engendrer la crainte. Mais on avait tort et je connais aussi plus d’un collègue parti le rencontrer pour lui dire son fait, revenir conquis et fidèle défenseur de ses thèses. Pourtant Jacques Muglioni ne cherchait ni des émules, ni des disciples. Il n’avait besoin d’aucune troupe personnelle. On venait à lui par respect et on lui restait fidèle, naturellement.

L’œuvre de Jacques Muglioni n’est pas vraiment une œuvre écrite, bien qu’il se soit exprimé dans de nombreux articles, largement diffusés, notamment par notre propre Revue. Elle est surtout dans sa parole, au sens entier du mot qui ne renvoie pas seulement à la seule profération verbale. Être philosophe, c’est être philosophe et non être philosophe, voila, au delà du jeu de mot ce qui pourrait formuler sa pensée : la philosophie est moins une activité qu’une essence. On ne sait si la philosophie répondra jamais à la question « qu’est-ce que l’homme ? », il est, en revanche certain que se poser la question est de l’essence de l’homme. Ce n’est pas à dire que la philosophie ne soit réservée qu’à certains et Jacques Muglioni, comme inspecteur général a œuvré à l’introduction de l’enseignement philosophique dans les séries technologiques. La philosophie est en effet pour tous parce que chacun dispose, par soi-même, et à la condition d’être simplement allé à l’école, du pouvoir d’être conforme à son essence.

C’est pourquoi on peut dire que Jacques Muglioni était en quelque sorte, la philosophie vraie, alors même que sa propre philosophie – en avait-il seulement une ? et faut-il en avoir une ? être philosophe, est-ce avoir une philosophie ? – n’était pas facile à cerner. Ce qui n’est paradoxal qu’en apparence : autant la vraie philosophie est difficile à déterminer, autant elle est facile à reconnaître. C’est ce sens interne du philosophique qui légitimait, à ses yeux, la fonction institutionnelle d’inspection. Au vrai, l’inspection ne consiste nullement à rapporter le discours du professeur visité à de prétendues limites que l’institution aurait préalablement posées, ou à des normes fixées, croit-on, dans un programme ou ailleurs, mais seulement à entendre qu’il y a de la philosophie dans ce qui se dit. Jacques Muglioni n’inspectait pas vraiment. Il se rendait chez des collègues. S’il y trouvait de la philosophie, quelle qu’elle soit, alors on était son ami proche, son semblable. S’il n’en trouvait pas, on était un étranger, une personne étrange qui perdait son temps et surtout faisait perdre aux élèves la seule occasion de philosopher que la plupart n’auraient jamais. Je lui ai souvent entendu dire qu’il avait appris beaucoup de philosophie dans les classes des collègues, ce qui ne voulait pas dire qu’il avait entendu des choses nouvelles – cela aussi arrivait, et plus souvent qu’on ne croit – mais qu’il avait entendu une parole philosophique vivante. Et dès qu’une parole est vivante, elle est nouvelle. Elle est, même pour celui qui sait déjà, comme s’il l’entendait pour la première fois. On comprend pourquoi il refusait d’entendre dire que le professeur de philosophie exerçât un métier.

Jacques Muglioni était un inspecteur général... impossible. Pour l’administration. On comprend que bien des ministres aient pesté contre lui (n’a-t-il pas été évincé de son décanat par le ministre Savary ?) et lorsqu’on s’est préoccupé de lui obtenir, pour sa retraite, je ne sais plus quel titre, un ministre s’est étonné : « mais enfin il s’est opposé à toutes les modernisations, à toutes les évolutions ! ». Lui-même n’était pas tout à fait mécontent du soulagement éprouvé par bien des personnes lors de son départ à la retraite, c’était là le signe qu’il avait été ce qu’il fallait être, un philosophe intempestif.

Je l’ai eu au téléphone la veille de sa mort. Idées claires et conseils judicieux comme toujours. Je lui annonçai une conférence à Nanterre pour le mois prochain et nous convînmes de nous y voir. Savait-il qu’il mourrait le lendemain ? Il était chez lui en Corse, à Noël. Au téléphone il m’expliquait qu’il relisait les épicuriens. « Ah la la, disait-il, ils ont tout compris ». Il était en train de méditer la Lettre à Ménécée ! C’est lui qui avait tout compris : qu’il allait mourir, puisqu’il avait un cancer mais qu’il ne fallait pas s’en alarmer parce que la mort n’est rien. Il est donc resté dans la philosophie jusqu’au bout et a ainsi vécu en dieu parmi les hommes.

Il n’empêche. Jacques Muglioni est mort trop tôt. Et Épicure n’a raison que partiellement : c’est pour celui qui meure que la mort n’est rien. Pour ses amis, c’est autre chose...