Hommage à Jacques Muglioni, par Bernard Bourgeois


Allocution de Bernard Bourgeois, ancien élève de Jacques Muglioni à Mâcon en 1946-1947, prononcée au lycée Henri IV à Paris, lors de la séance organisée en l'honneur de Jacques Muglioni, fin de l'hiver ou début du printemps 1996. 

Nous remercions Bernard Bourgeois de nous autoriser à partager ce texte.


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C’était, il y a quelques décennies, dans un ancien collège de ces Jésuites dont la grande République scolaire sut – comme, en homme de la mémoire, il le rappelait – assumer l’héritage historique. Il entra dans la vieille salle grise, où la lumière extérieure pénétrait peu, nous salua dans un sourire discret en nous priant de nous asseoir, s’installa lui-même à la chaire, sortit de sa poche un menu papier qu’il ne regarda guère, et il se mit à penser. Sans la moindre initiation – qu’en est-il besoin, puisqu’elle est en nous ! – il nous mit, en s’y incluant lui-même, dans la pensée. Et nous pensâmes avec lui, plus ou moins bien, mais tous, une année durant, selon un discours dont la continuité, entrecoupée par les pauses variées de la vie, triompha de celles-ci. Nous découvrîmes, non pas un professeur qui faisait de la philosophie, tel un médiateur insistant sur lui-même – dangereux engrenage pédagogique ! –, mais la philosophie se faisant magistrale, enseignement d’elle-même, se faisant en se faisant telle, c’est-à-dire se donnant son existence adéquate. Assurément, tout l’homme, et d’abord son cœur, avec sa passion, parfois même son indignation, était redéployé, remobilisé, en lui, et, par lui, en nous, à partir du penseur, ou mieux : de la pensée reprenant, en les jugeant, toutes choses, mais désormais cette pensée n’était plus seulement, confusément, en nous, nous étions, éclairés, en elle. Un changement d’élément avait eu lieu pour nous. Bien avant d’être élevé à la théorie de lui-même dans le bel article sur « La leçon de philosophie », le geste spéculatif nous surprit ainsi pratiquement.

La relation institutionnelle, inévitable à l’époque moderne, entre le groupe des élèves et un magister que celle-là peut faire s’égarer en un dominus, était immédiatement convertie, dans le retrait créateur de la classe, en la relation, au sein de chacun, qu’il rentrât en lui-même à titre d’élève ou à titre de maître, entre lui-même et le vrai maître, le maître intérieur qu’est la pensée. La parole, toujours simple en sa rigueur précise – sans rien d’oratoire – , à travers laquelle ce maître intérieur absolu se faisait écouter ne s’interrompit guère, cette année là, dans la distraction d’interrogations ou de discussions extérieures : il est vrai que, « dans la meilleure leçon, l’élève n’a pas besoin d’être interrogé nommément pour répondre, voire pour interroger lui-même et soulever les objections », car « il se sent intérieurement sollicité et répond ou objecte exactement à la place du maître, témoignant ainsi qu’il acquiert lui-même la maîtrise de la pensée ». La dissertation vérifiait suffisamment, hors de la classe, dans l’objectivité de l’écrit, cette acquisition... Reviviscence dialectique, dans le contexte scolaire de la démocratie moderne, de cette élévation à la pensée vraie qui s’était originairement développée dans le dialogue immédiatement personnalisé de l’Académie platonicienne, tel nous apparut Jacques Muglioni. Philosophant pour lui-même – il préparait alors le concours de l’agrégation – il nous fit tous assez bien philosopher pour que nous réussissions, nous, au baccalauréat. Le philosophe moderne est la plupart du temps institutionnellement professeur de philosophie, mais Kant n’est grand qu’en tant que c’est Platon qui fait retour en lui. Platon, penseur le plus cité par Jacques Muglioni; Platon, auquel est bien consacré le dernier texte de L’école ou le loisir de penser ; Platon, accomplissement ainsi originel et final du philosophe.

Jacques Muglioni le Méditerranéen d’esprit et de cœur fut d’abord un Grec parmi nous. Contre les tyrannies collectives, il célébra à tout instant l’affirmation singulière, individuelle, de l’universel, du genre humain, en laquelle les Grecs inventèrent cette nouvelle figure de l’homme : le sage. La philosophie est née dans le bassin oriental de la Méditerranée, en cette Grèce où se dépassèrent en se rencontrant l’Europe, l’Asie et l’Afrique, car il n’y a pas à faire dialoguer après coup des cultures qui se seraient d’abord fixées en leur différence, puisque la culture même est dialogue ! En ce lieu où l’histoire recommença, c’est-à-dire commença vraiment, en tant qu’histoire libératrice ou humanisante, des « individus isolés » osèrent penser pour l’humanité toute entière : « Il est beau d’écrire que l’avenir de la Méditerranée repose sur les genoux des dieux. Un miracle est un événement rare autant qu’inexplicable. Quelle qu’ait été la richesse des traditions venues du Nord et de l’Orient, la Grèce fut le lieu d’un avènement qui marqua pour toujours le destin des hommes ». Simone Weil, ici évoquée, a raison de lire dans Platon la vérité de notre histoire, l’histoire même de l’institution, dans les hommes, divisés entre eux et en eux-mêmes, de l’Homme, un en tous et en chacun.

Si la pensée s’assure d’elle-même dans le retrait de la vie immédiate, vie non personnelle – à la fois non singulière et non universelle – en proie aux influences aliénantes du milieu toujours particulier, elle n’est vraie qu’en se faisant elle-même existence concrète, dans l’unité, puisqu’elle est à faire, pratique, de son idéalité théorique et de sa réalité pratique. S’inscrivant ainsi dans l’unique héritage de la raison platonicienne et kantienne, Jacques Muglioni rappelle que « la certitude première n’est pas spéculative, mais pratique », que « ce n’est pas l’entendement, mais la liberté, qui fait l’homme », un homme qui, contrairement à ce que veulent faire accroire les sciences humaines, ne se constate pas, mais doit, en chacun, se décréter. Un tel humanisme pratique réunit alors, en Jacques Muglioni, comme chez le sage de la Grèce antique, l’homme privé et l’homme public. Il sut toujours accueillir dans son chez-soi familial le souci de l’universel, philosophant dans sa vie la plus quotidienne ; tout autant, sa générosité chaleureuse lui fit nouer des rapports personnels, singularisés, d’amitié, avec ceux que sa mission institutionnelle lui faisait rencontrer. Bref, au plus loin de toute confusion indiscrète, il fut, en privé, le même homme qu’il était en public et, en public, le même homme qu’il était en privé. Il assuma la responsabilité de l’existence pensante, en sa distance libératrice de toute adhérence, en homme entier. En homme entier, c’est-à-dire simple ; en homme simple, c’est-à-dire droit. Une droiture relevant sans doute plus de l’éthique, en sa signification antique d’incarnation quasi naturelle de la raison pratique, que du commandement moderne d’une moralité crispée face à une nature jugée négativement, opposant trop la raison et la sensibilité. Certes, Kant est le Platon moderne et nordique, mais la réconciliation offerte dans l’antiquité méridionale culminant avec le platonisme est plus concrète ou plus totale. Ici aussi, par conséquent, Kant, certes, mais d’abord, toujours : Platon !

Cependant, une existence totale requiert une certaine hiérarchisation des diverses activités humaines, hiérarchisation paradoxale, puisqu’elle érige en principe le contraire de la force ou puissance, l’autorité dont l’universalité libère, mais en la situant, en sa particularité, à son rang, chacune de ces activités. En Jacques Muglioni, le démocrate, mais fondamentalement et d’abord républicain, sait apercevoir dans la République platonicienne la reconnaissance que l’empire de la force, bien loin d’être la seule vérité, n’est aucunement vrai. « La vraie noblesse républicaine » dont son enfance a été nourrie lui révéla que « le meilleur citoyen n’est pas celui qui s’est seulement dévoué à ses tâches ordinaires et à l’État, [mais] celui qui sait trouver hors de l’existence politique et sa nourriture et sa vie », par conséquent, qu’« il faut placer bien au-dessus de toute politique la science, l’art et la sagesse ». Même l’idéal universel de la république se heurte à la réalité des séparations et oppositions politiques : aussi la Grèce, encore elle, a-t-elle travaillé à construire ces vrais ponts entre l’universel ou le divin et l’humain que sont la science, l’art, la religion et la philosophie. Ce qu’ils ne peuvent pourtant être qu’en ne retombant pas à la puissance qui divise, oppose et par là déshumanise. Destin que la science moderne, séduite par ses effets techniques, n’a pas su éviter, délaissant son intégralité spirituelle en laquelle Platon avait lié la vérité à la beauté. Contre le culte épistémologiste, Jacques Muglioni rappelle le cheminement comtien et s’en remet à l’art. Un art lui-même mesuré, contre tel ou tel excès gothique tenté par quelque puissance, à sa belle origine spirituelle : l’équilibre réconciliateur de l’architecture et de la statuaire grecque. Il resplendit avec un éclat incomparable dans la Grande Grèce : Paestum, l’un des ravissements de notre ami. Mais il se prolonge aussi, longtemps après le déferlement de la brutale force romaine, dans la beauté romane, généreusement offerte par le Mâconnais des premières années enseignantes. Il s’accomplit enfin dans le lyrisme, aussi pictural, de la grande Renaissance, en cette Italie dont le peintre et mélomane aima tellement les beautés, de l’air toscan aux aria napolitaines... Toujours la Méditerranée, la grande médiatrice dont les harmonies naturelles recréées par l’art sauvent l’esprit des divisions et des scissions – la raison hors des choses, l’esprit contre la nature, l’individu opposé au tout, le singulier face à l’universel – cultivées plus au Nord. C’est cet héritage méditerranéen, l’affirmation singulière de l’universel, que l’Europe ne peut cesser d’honorer et de développer sans renoncer à elle-même.

Aussi, le jacobin cosmopolitique incita-t-il sans relâche la pensée française, en son enseignement philosophique, à sortir de son existence hexagonale, à dialoguer avec les autres pensées francophones et, sans aucunement renier le style français et francophone de son universalisme essentiel, à contribuer au développement de la philosophie universelle, manifestation de l’unité même de la raison humaine. Pour l’avoir souvent accompagné, je sais combien, de Bonn à Madrid, de Fort-de-France ou Basse-Terre à Dakar ou Yamoussoukro, Jacques Muglioni fut un immense serviteur de l’humanité raisonnable. La vie philosophique est bien la vie la plus universelle, comme telle capable de se juger en jugeant tout le reste. S’arrachant, pour s’exercer, à tout enfermement particularisant, la philosophie requiert, à l’époque moderne, l’intériorisation du loisir antique dont jouissaient les premiers penseurs, dans le lieu et le moment ouverts au véritable tout, que l’on appelle à juste titre l’école. Contre le pédagogisme qui nie le contenu scolaire et comme contenu et comme scolaire dans son formalisme utilitaire, Jacques Muglioni répéta avec vigueur, sans défaillance, qu’à l’école il s’agit d’apprendre progressivement et méthodiquement des contenus disciplinaires finalement maîtrisés en leur sens dans l’encyclopédie philosophante, dont la méditation nécessairement désintéressée libère des pressions immédiates des engagements spécialisés : « La grande affaire de l’école moderne, rejoignant en cela l’école antique, est aussi de donner aux hommes de quoi exister quand ils ne travaillent pas ». Ce souci, qui s’exprime également au cœur même du dernier texte, niçois, de Jacques Muglioni, est totalement intempestif. Mais il devra, n’en doutons pas, être reconnu comme prémonitoire lorsque la dégradation de l’institution scolaire aura – ainsi qu’elle commence bien à le faire si l’on en croit ce qui ose se présenter comme une découverte du jour ! – malheureusement vérifié la justesse des avertissements lancés, année après année, par l’inflexible combattant.

Le combat pour la défense de l’école, de la philosophie, de la vie vraiment humaine, il fut heureux de le mener avec nous tous : corps de l’Inspection, professeurs des lycées, des écoles normales et des classes préparatoires, universitaires aussi assurément, sans oublier l’Association des professeurs de philosophie de l’enseignement public, ni non plus tel Collectif créé à cet effet il y a quelques années et, sans doute, d’autres concours encore. Une telle communauté philosophique rassemblée exaltait l’amitié à laquelle il tenait tant. Puissions-nous nous en souvenir, être nous aussi des hommes de mémoire ! Mais dans son long combat, il ne cessa aussi de se surprendre de la puissance, voire de la tyrannie qu’exerce l’opinion, l’opinion publique – ou ce que l’on prend pour elle – même sur des penseurs qui, dans des circonstances difficiles, pleines de dangers réels, se montrent, comme hommes, d’une admirable fermeté, mais, face à celle-là, renoncent, dans une pseudo-prudence, à reconnaître les exigences de leur propre pensée : « Peut-être est-il moins difficile de risquer sa vie les yeux fermés que de la conserver les yeux ouverts, de chercher pour soi-même et de dire la vérité, même quand elle contredit l’opinion générale ou simplement les puissants ». Ce constat fut sans doute l’une des plus constantes déceptions de ce militant de l’autonomie qu’est la sagesse. Il considérait comme la pire corruption de l’esprit la crainte de penser seul, qui n’autorise que l’audace inutile d’aller dans le sens de ce que l’on prend pour le progrès (quel progrès ?). La libération exige comme ses sujets des hommes et des penseurs eux-mêmes libres. Mais c’est là le difficile : « Bravons l’épée, non pas la ciguë ! ». « Tant de héros, si peu de sages ! » Jacques Muglioni fut cependant l’un de ceux-ci. Exemplairement. Le dernier mot du dernier article, sur Platon, dans le livre consacré à l’école, est celui de « courage ». Ma première rencontre avec mon maître avait été celle de la force de sa pensée. Toutes les années passées ensuite avec le compagnon et l’ami me firent sans cesse admirer, en ce sage militant des temps modernes, l’incarnation même du courage de la pensée.