Hommage à Jacques Muglioni, par Georges Pascal


Nous remercions la fille de Georges Pascal de nous autoriser à partager ce texte 

Texte publié dans la Revue des amis d’Alain n°81, juillet 1996, pages 82-84. 


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Florence Khodoss, Jaques Muglioni. Nous avons eu à déplorer aussi, ces derniers mois, la disparition de deux autres fidèles et précieux Amis d’Alain, Florence Khodoss et Jacques Muglioni. Ils témoignent tous deux de la diversité et de la vitalité des inspirations dont Alain a pu être la source. Florence Khodoss, qui avait été son élève, semble avoir été marquée surtout par le kantisme de son maître. Ce n’est pas par hasard qu’elle a publié, en 1954 et 1955, des Textes choisis de Kant dans la collection « Les grands textes », aux Presses Universitaires de France. Ces ouvrages, à vocation essentiellement pédagogique, sont une parfaite réussite et demeurent, aujourd’hui encore, la meilleure introduction à une étude approfondie des trois Critiques. Et on est heureux d’y retrouver ce souci propre à Alain de ne pas faire d’objections aux grands auteurs. Ce kantisme d’Alain, qui ne signifie évidemment pas l’appartenance à une école, mais plutôt une attitude fondamentale, vertébrale, si l’on peut dire, de l’esprit, fait l’objet d’un article tout à fait remarquable que Florence Khodoss a publié dans le numéro d’avril-juin 1952 de la Revue de métaphysique et de morale consacré à Alain. Cet article, intitulé « Le poème de la Critique », est sans doute l’étude la plus pénétrante et la plus sûre qui ait été écrite sur cette suite de réflexions particulièrement difficile que constituent les Entretiens au bord de la mer. Florence Khodoss montre, notamment, que ce que Kant appelle le schématisme, c’est, selon Alain, l’activité même de l’entendement saisissant le monde. Elle remarque que « si quelque rumeur océanique apportée par la tempête d’équinoxe, si quelque reflet de nuage sur l’eau a parfois traversé la pensée de Kant, il nous l’a certes bien caché » (R.M.M, p 218) et elle voit dans Alain, précisément, le philosophe attentif à l’océan et aux nuages qui sait retrouver dans les jeux de l’imagination la marque de ces formes pures que décrivait Kant, et qui construit ainsi, dans cette « Recherche de l’entendement » que voulaient être les Entretiens au bord de la mer, « le poème de la Critique ». Aussi n’est-il pas étonnant que dans le Tableau à la philosophie contemporaine, de Weber et Huisman, les pages qu’elle a écrites sur Alain insistent sur cette « philosophie première », c’est-à-dire sur la métaphysique, qui soutient toutes les analyses et réflexions de l’auteur des Propos. En d’autres termes, Florence Khodoss n’était pas de ceux qui ont du mal à découvrir le philosophe derrière « l’essayiste léger » que souvent paraît être Alain, aux yeux d’un lecteur léger.

Jacques Muglioni non plus n’était pas de ceux-là. Il l’était d’autant moins que c’est précisément une certaine conception de la philosophie et de son enseignement qui le rapproche d’Alain. Dès 1894, alors qu’il était professeur depuis deux ans à peine, Alain, écrivant à Elie Halévy qu’il commentait Platon et Aristote dans ses classes, lui disait : « C’est le vrai moyen de restaurer l’enseignement de la philosophie » (L.E.H., p. 53) ; près de cinquante ans plus tard, en mars 1940, alors qu’il n’enseignait plus depuis sept ans, il écrivait en évoquant ces Exercices de style auxquels il songeait depuis longtemps : « Je ne dois point cacher que tous ces travaux, d’abord faciles, ont pour fin de changer profondément l’enseignement de la philosophie en France » (Avertissement au lecteur des Éléments de philosophie, p. 11). Ce souci de sauver l’enseignement de la philosophie a été le souci constant de Jacques Muglioni et, comme chez Alain, il était lié au souci de l’école en général et, plus particulièrement, de l’école républicaine. « Philosophie, école, même combat », c’est le titre bien significatif de l’ouvrage qu’il a publié, en collaboration avec Bernard Bourgeois, à la suite d’un Colloque tenu à Sèvres en 1984. La formation d’esprits libres, à laquelle vise l’enseignement philosophique, ne se distingue pas de la formation des citoyens éclairés, qui est la tâche propre de l’école de la République. En effet, « quand on ne sait plus se conduire soi-même, écrivait-il en 1993, il ne reste d’autre solution que de marcher au pas » (Revue de l’enseignement philosophique, septembre-octobre 1993, p. 85). On retrouve aussi chez lui bien des thèmes chers à Alain : la nécessaire séparation du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel, – la conception de l’Humanité comme un être réel, – la culture comme culte des grands hommes, – l’exigence d’une école qui soit, comme le dit son étymologie, un lieu de loisir (on a eu raison de réunir ses textes sous le titre L’école ou le loisir de penser), – la méfiance à l’égard de l’enseignement dit technique et la distinction radicale entre enseignement et apprentissage, – le refus du modernisme et la résistance aux modes, – le rejet des prétendons des soi-disant sciences humaines, – l’attachement à la laïcité, etc. Mais si, d’une certaine manière, on peut dire qu’Alain, à son époque, prêchait dans le désert, sans en être beaucoup affecté, il faut reconnaître que Jacques Muglioni s’est trouvé confronté à une tâche plus rude, ses fonctions d’Inspecteur général le mettant constamment en présence des défaillances et des déviations qu’il avait à cœur de dénoncer et nul n’étant moins que lui capable de déguiser ou de cacher sa pensée. Aux « Journées franco-belges des Collectivités d’éducation » qui eurent lieu à Spa en mai 1980, sa communication sur « La fin de l’école » se fit, selon le mot d’un de ses collègues, l’Inspecteur général Lechat, « devant un auditoire consterné » (Revue de l’enseignement philosophique, janvier-février 1996, p. 79). Il avait d’ailleurs commencé par dire qu’il n’aimait pas beaucoup ce rôle de provocateur qu’on lui avait confié ; il avait précisé : « Les réunions de cette nature auxquelles j’ai eu parfois l’obligation d’assister m’ont presque toujours inspiré une tristesse uniforme [...] » et il s’était excusé de « venir troubler [ces] journées par des propos [qu’il savait] d’avance intempestifs » (Revue de l’enseignement philosophique, octobre-novembre 1980, p. 36). Les propos que tenait Jacques Muglioni étaient bien, en effet, comme ceux qu’écrivait Alain, des « propos intempestifs ».

Qu’on me permette de dire que la mort de Jacques Muglioni m’a personnellement beaucoup touché. J’ai vivement regretté de ne l’avoir connu qu’assez tardivement. Outre la sympathie qui naît spontanément entre deux fumeurs de pipe, nous avions bien des raisons de nous entendre. Nous avions tous deux commencé par enseigner un peu de philosophie et, pour l’essentiel, du français, du latin et du grec, tout en préparant l’agrégation. Tous deux, jeunes professeurs, nous avions collaboré aux publications de l’anarchiste Louis Lecoin. Et, surtout, nous avions tous deux tenu ou retenu d’Alain une sorte de foi dans l’enseignement et la philosophie qui nous faisait considérer le métier de professeur de philosophie comme le plus beau métier du monde.