Jacques Muglioni, 1921 - 1991, par Jean-Louis Poirier

Nous remercions Jean-Louis Poirier de nous autoriser à partager ce texte.

Texte publié dans Deux cents ans d’Inspection générale, Jean-Louis Poirier, Fayard, 2002. 


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Avant d’être inspecteur général, Jacques Muglioni fut (il faudrait dire : « était ») professeur de philosophie. Même s’il se refusait à opposer en lui les deux hommes, il convient de traiter séparément de chacun, car l’œuvre laissée n’est pas de même nature.

Un retour aux sources 

Professeur de philosophie, Jacques Muglioni le fut de 1947 à 1963, ne se faisant pas autrement remarquer que par sa discrétion. Du lycée de Charolles, en Saône-et-Loire, où il débuta, aux lycées parisiens où il termina sa carrière de professeur, de la classe de philosophie aux classes préparatoires littéraires, son enseignement suivit toujours à peu près les mêmes principes, sans doute, que son talent réincarnait chaque année, différemment, pour des élèves différents. Il n’y a pas lieu de décrire autrement un enseignement qui demeure dans la mémoire des anciens élèves et s’y trouve bien. Mais il y a lieu, assurément, d’en relever la structure : c’était un contenu articulé à une parole, ce qui veut simplement dire que des élèves, en écoutant cette parole, travaillaient et apprenaient des choses. Les œuvres, les outils, les concepts de la philosophie étaient convoqués, et il se passait quelque chose. 

Pour autant que la pratique de Jacques Muglioni, professeur, s’écartait de celle des autres professeurs de ce temps, c’était plutôt par la revendication d’un certain classicisme : dans ces années d’après guerre, où se cherchaient diverses doctrines ou attitudes philosophiques, Jacques Muglioni ne cherchait pas. Il ne cessait de trouver son inspiration aux mêmes sources. Il reliait imperturbablement Platon et Descartes, il feignait d’ignorer jusqu’à l’existence de Sartre, par exemple, et de quelques autres. Mais ce classicisme n’avait rien de classique, il portait même avec lui une vigueur peu ordinaire : il ne témoignait pas de l’incapacité à se renouveler d’un enseignement pétrifié ; il passait, en effet, par le retravail complet du meilleur des traditions classiques. Des exigences nouvelles, pour nous banales, étaient présentes : non de plats résumés de doctrines, mais la vive lecture des textes ; non de fastidieux exposés portant sur des questions convenues, mais la dramatisation théorique de problèmes directement affrontés. À cette époque, sous l’impulsion de Georges Canguilhem, l’enseignement de la philosophie se rajeunissait et se consolidait peu à peu selon des principes nouveaux : l’interrogation conduite au long du cours retrouvait tout naturellement le chemin des grandes œuvres et, à travers la lecture du texte même, quelque chose comme leur altitude propre. Ce dont on se libérait ainsi, c’était d’un style d’enseignement qu’on a pris plaisir, plus tard, l’époque étant bel et bien dépassée, à qualifier du terme de « poussiéreux ». L’enseignement de la philosophie témoignait alors d’une grande santé : on a osé parler du « temps des philosophes ». Et quelque chose en effet a existé qui répondit à cette belle expression : la rencontre, ordonnée à la présence d’un enseignement substantiel dans les lycées, de philosophes, de professeurs, de journalistes, d’élèves, de toute une opinion publique. C’était ce temps exceptionnel où l’institution de l’enseignement de la philosophie était portée par tout ce qu’il avait d’éclairé dans le pays et où ceux qui avaient la chance de recevoir cet enseignement connaissaient cette chance. Heureuse rencontre, donc, en ce phénomène, de la philosophie et d’un moment de la société, de la philosophie et d’une époque de l’histoire où il s’agissait de construire plus que de critiquer, où l’enseignement et la réflexion sienne étaient contemporains de leurs ressources et identiquement de leur jeunesse. 

L’étonnante signification de l’être 

Il faut s’attarder quelques instants sur cet enseignement, ses normes, sa figure : car c’est bel et bien à cette réalité que l’inspecteur général Jacques Muglioni avait ordonné son action. L’enseignement de la philosophie, en ce style, n’est socratique qu’en ceci que c’est le maître qui pose les questions, jamais l’élève. Poser des questions – « les élèves peuvent, ils ne doivent pas! », se plaisait-il à répéter. L’enseignement n’est donc pas dialogué et Jacques Muglioni conserva sa vie durant une entière détestation à l’endroit du cours dialogué, tenu pour une concession aux modes ignorantistes. Le cours de philosophie est magistral simplement parce qu’il porte un contenu, qui doit être transmis et qui est du savoir : il y a des choses à savoir en philosophie et il y a un savoir philosophique. C’est dire combien il jugeait condamnable cette dérive qui, en prétendant consacrer la philosophie à la réflexion, la transforme en fait en une sorte de discipline d’éveil, en réduit la substance à la forme vide de la subjectivité naïve et interdit de surcroît toute réflexion véritable. De ce point de vue, la philosophie est une discipline scolaire comme les autres, et à ce titre elle fait l’objet d’un enseignement, d’un apprentissage, d’un contrôle. Elle se déploie autour de deux pivots : autour de son contenu propre d’une part, autour d’une tradition de culture d’autre part. Son contenu propre n’est pas l’exercice creux d’on ne sait quelle réflexion, mais – Jacques Muglioni l’a toujours répété – l’investigation portant sur « les fins suprêmes de la raison humaine », par un kantisme qui conduit, certes, aux sommets de la métaphysique. La tradition de culture est celle des « grands philosophes », selon cette représentation quelque peu conquérante d’une histoire de la philosophie scandée par de grandes œuvres. Travailler la philosophie, c’est, par la lecture, acquérir et approfondir cette culture. Ce qui ne veut certainement pas dire l’accumuler ou l’empiler, puisque lire un philosophe, à travers le rigoureux exercice de comprendre sa pensée, exercice qui s’attache à la lettre du texte et met en œuvre un savoir-lire et diverses opérations, c’est ressaisir l’objet de cette pensée, en son éclairage propre. 

L’œuvre du professeur est naturellement et modestement œuvre d’enseignement : instruire des élèves, et, à travers le savoir, leur apprendre à régler leur pensée sur celle des grands auteurs. En sa modestie, un tel enseignement est pourtant déjà fort de sa singularité : il représente, plus ou moins consciemment, un paradigme. Enseigner la philosophie, selon ce paradigme, c’est permettre à des élèves de s’approprier une discipline majeure de la culture humaine, et, ce faisant, de disposer d’un moyen spécifique de compréhension du réel. Jacques Muglioni pensait que la philosophie avait pour caractéristique de procurer la compréhension de la réalité : si les diverses sciences positives font connaître leur objet en le déterminant, c’est la philosophie qui seule peut donner à cet objet la posture du réel, qui seule peut dire ce qui est, en déployant l’étonnante signification de l’être. Il faudrait dire, aussi, discrètement, le talent du professeur : dans cet enseignement, la philosophie portait à la fois l’expérience de la pensée en sa dimension la plus vertigineuse, et l’expérience de l’humanité en sa dimension la mieux disciplinée, celle d’un savoir scolaire. 

Ce sont ces expériences, ce savoir, ce talent qui feront le prestigieux inspecteur. Il revendiquait hautement l’appellation d’inspecteur général « de l’Instruction publique », parce que son souci était bien, avant tout, l’instruction du peuple. Parce que, aussi, il croyait que seul le savoir éduquait et était enseignable par l’École. Il doutait en effet non pas de la nécessité de transmettre des valeurs, mais de la valeur d’une transmission des valeurs dont le ressort serait autre chose que la liberté. Tout devait donc passer par la raison, par un savoir porteur d’universalité. 

Un refus permanent ordonné à des principes éternels 

L’œuvre d’un inspecteur s’analyse selon trois axes : dans son rapport avec le corps enseignant, dans son rapport avec la discipline, dans son rapport avec l’institution scolaire et l’ensemble de la société. À l’égard des professeurs, Jacques Muglioni incarnait l’image traditionnelle, faite de proximité. L’inspecteur, que l’on sait hors hiérarchie, se voulait « professeur itinérant ». Dans la suite encore de Georges Canguilhem, il s’attacha à redonner à l’enseignement de la philosophie un sérieux et une rigueur qui parfois lui manquaient. Il ne cessa d’exiger qu’un contenu fût enseigné, il poursuivit de sa vindicte les dérives formalistes et pédagogistes. Jacques Muglioni avait une doctrine et ne s’en cachait pas. Mais cela ne l’empêchait pas de faire preuve, non sans inflexibilité, d’une impartialité politique et doctrinale absolue. Jusqu’à l’extrême, il se voulait le protecteur des professeurs et de leur liberté, et il prenait les mêmes risques, il engageait toute son autorité pour les défendre contre les abus d’autorité ou les pressions de l’opinion, qu’ils fussent célèbres ou obscurs, talentueux ou laborieux, voire fantaisistes. 

À l’égard de la philosophie, l’entreprise de modernisation ne fut pas moindre. Un urgent effort de qualité était nécessaire : un programme de notions figées donnait à croire que l’enseignement était répétitif et clos, la présence massive, héritée du siècle précédent, de questions ou de thèmes psychologiques enfermait la réflexion dans des références vieillies, une non négligeable routine faisait le reste. L’action fut menée de façon décidée : un effort sans précédent permit une réelle amélioration du recrutement, le retour aux textes arracha les moins sûrs des professeurs aux facilités du verbiage, un programme repensé incita à inventer de nouvelles problématiques, des « questions » conduisirent à ouvrir la philosophie sur l’extérieur. Tous ces efforts, joints au rajeunissement réel des professeurs, entraînèrent un magnifique renouveau de l’enseignement de la philosophie, même si, ce que Jacques Muglioni était le premier à ressentir et à dire, les routines étaient prêtes à reprendre le dessus. Mais une sorte de culture commune, et vivante, était en place. 

L’œuvre de l’inspecteur ne se limite pas à la restauration d’un enseignement de qualité, dispensé dans d’heureuses conditions. On lui doit aussi l’extension de l’enseignement de la philosophie dans la voie technologique (« le technique », comme on disait à l’époque). Cette extension témoignait d’une double préoccupation : d’abord, et d’un point de vue conjoncturel, Jacques Muglioni avait compris la nécessité d’étendre l’emprise matérielle de l’enseignement de la philosophie dans un contexte où la discipline même était menacée de disparition par la fonte des postes. Ensuite, il a voulu cette extension, malgré bien des difficultés, contre bien des hostilités et en dépit de beaucoup d’objections, par une conviction politique principielle. Il avait compris, ou commencé de comprendre, son temps : il devenait inconcevable que la philosophie ne soit enseignée qu’à quelques-uns. Comme il devenait inconcevable que cet enseignement se replie sur l’Hexagone. Et c’est ainsi que, sous sa conduite, l’inspection de philosophie mit en place, à côté de nombreux échanges internationaux, une véritable politique de coopération avec l’Afrique francophone et d’autres pays étrangers : l’instruction publique ne connaît pas de frontières. Jacques Muglioni ressentait cette urgence du réel, et il comprenait profondément ce qu’il y avait à faire. 

Du reste, tout ce qu’il savait il le savait profondément : ses principes comme ses choix découlaient de la même compréhension aiguë de la réalité. Dans une conférence devenue célèbre, prononcée à Spa en mai 1980, Jacques Muglioni posait un constat et proposait une analyse. L’analyse permet d’identifier la nature de ce qu’on appelle souvent la crise de l’École : elle fait remonter à la mission même de l’École, à la transmission des connaissances. La fin de l’École, sa perte, c’est l’oubli de sa fin, l’instruction publique. S’interrogeant sur la « rhétorique de l’innovation » qui s’est emparée de l’École en ces années-là, il observe qu’elle l’invite à renoncer à sa fonction propre. En se rapprochant de la société, l’École oublie qu’elle constitue « comme un contre-modèle ». En se montrant accueillante aux pédagogies comportementalistes elle se met en état d’écarter « toute idée de réflexion et de culture ». Mais le nerf de cette conférence, c’est le refus de proposer à l’École toute norme d’adaptation à la réalité. « Adapter les élèves tels qu’ils sont au monde tel qu’il est » : cela fait tourner en rond, et voilà un objectif dont il est facile de montrer l’incohérence. À l’idée conservatrice d’adaptation Jacques Muglioni opposait l’idéal révolutionnaire de résistance : « Exister, c’est résister. L’homme libre, c’est l’homme qui ne marche pas, qui se refuse à emboîter le pas. Sans ce pouvoir de refus qui juge toutes les adaptations, évolutions ou innovations, il est absolument impossible de penser l’école et de lui donner un sens. » En cette intransigeance on reconnaît certaine énergie du refus, caractéristique : la même qui animait Georges Canguilhem lorsque, partant à l’offensive contre la psychologie, il donnait aux psychotechniciens un insolent conseil d’orientation et les envoyait à la Préfecture de police ; évoquons bien sûr Alain, qui tenait pour identiques la négation et la pensée. 

L’École selon Muglioni n’a pas à s’adapter à quelque réalité que ce soit, parce qu’elle « n’a rien d’autre à faire que d’aider les hommes à sortir de l’enfance et de leur apprendre à bien user de leur raison ». C’est donc précisément parce qu’il s’agit d’instruction que l’idée même d’adaptation est exclue : il y va donc non pas de l’efficacité de l’école, mais de sa mission, et c’est bien pourquoi les politiques d’adaptation de l’école la ruinent à la base, en la détournant de sa mission : « L’école adaptée, l’école alignée, c’est l’école supprimée. » Et tout s’explique : il faut demander si les élèves tels qu’ils sont, plutôt que ceux d’une époque, ne seraient pas ceux que fabrique une pédagogie de laquelle est absente toute idée d’instruction. 

Ce qu’il faut retenir de cette mémorable conférence, ce n’est sans doute pas son contenu : tout le monde, après tout, savait ce qui y a été dit ; c’est le courage, l’audace de l’avoir dit, et précisément devant un auditoire d’esprits voués à l’éducation. Ce qui est annoncé dans cette conférence se ramène à deux choses : l’énoncé d’un principe d’abord, qui est une sorte de principe d’identité, selon lequel l’École n’est pas ouverte sur la vie, si bien que l’ouverture sur la vie la détruit. Elle la détruit parce que l’École n’est en retrait par rapport à la vie qu’en ceci qu’elle introduit, par le savoir, à l’universel, là où la vie n’apporte que le local et le particulier. L’annonce d’un temps aussi : celui d’une École dispensatrice d’un enseignement de masse. Réalité encore timide à l’époque de cette conférence, mais qui porte déjà à interroger l’École sur sa mission, qui risque de devenir d’intégration plutôt que d’instruction. 

Jacques Muglioni était donc un provocateur. C’était sa manière à lui de communiquer. Il ne faut pas tenter de réduire cela à un superficiel goût du paradoxe. C’était bel et bien la dure rencontre de la rigueur philosophique avec la rigidité de l’opinion. Il y avait là des valeurs sur lesquelles il n’était pas question de rien concéder. Par ailleurs, en disant hautement ce que beaucoup n’osaient exprimer, en bravant le préjugé majoritaire, il agissait et combattait. Ce combat pour l’École, jamais disjoint du combat pour la philosophie, était de tous les instants. Il en est résulté une sorte de culture de combat, une sorte de mythologie fondatrice à travers laquelle l’inspection de philosophie tentera pour longtemps de trouver son identité : image libertaire d’un refus permanent ordonné à des principes éternels. L’Inspection générale offrait sa garantie et son indépendance à ce mouvement de refus : la parole de Jacques Muglioni au moins ne s’assujettissait à rien. Mais on ne dépeindrait pas correctement le groupe d’inspection de philosophie, tel qu’il l’animait en ces années-là, si l’on omettait d’évoquer la figure d’Étienne Borne. Ces deux personnalités hors du commun surent se rencontrer en une exceptionnelle amitié qui rapprochait les contraires avec fécondité, le rationaliste intransigeant et le chrétien passionné, le libertaire conservateur et le philosophe brillant fasciné par le tourbillon de l’histoire et de la politique. 

C’est cette rencontre, sans doute, qui a sauvé l’enseignement de la philosophie à l’époque où, à la fin des années 1970, l’Éducation nationale entreprit de se moderniser, une fois de plus. En son évidente inutilité, parfois revendiquée, l’enseignement de la philosophie était une provocation à s’en débarrasser, ou à le réduire. Il passait pour la principale cause de désordre, le principal empêcheur de tourner en rond dans le monde de la rationalité scolaire. Étienne Borne et Jacques Muglioni n’avaient certainement pas l’un et l’autre la même approche, la même compréhension de la réalité, mais elles se complétaient en un dispositif qui montra son efficacité. À eux deux, ils surent faire reconnaître le droit d’un enseignement menacé en le laissant à sa vitalité propre, sans le déformer dans une figure raidie par l’intégrisme. Leur incontestable sens historique les conduisit à prendre appui sur la réalité elle-même, à engager sans hésiter un combat auprès de l’opinion et à le gagner. Ils surent, sans renoncer en rien aux principes essentiels de l’enseignement de la philosophie, obtenir de ce qu’il y avait de pensant dans le pays, à droite comme à gauche, cette faveur irrésistible qui dissipa les nuages. 

D’une manière générale, on peut dire que Jacques Muglioni fut un inspecteur remarquable en raison de la puissante compréhension de la réalité qui était la sienne : aussi ardent défenseur qu’il fût de sa discipline, précisément parce qu’il croyait que celle-ci s’ordonnait à l’universel, il savait ne pas s’y enfermer. Il comprenait parfaitement, ainsi, que l’avenir de l’enseignement de la philosophie, en France, n’était pas séparable de celui de l’École ni des transformations de la société tout entière, même s’il récusait toute adaptation. Il avait une approche incontestablement globale des choses, à une époque où cela n’était pas de pratique si fréquente dans l’Inspection générale. À quoi il faut ajouter la haute idée qu’il se faisait de ses fonctions à l’égard de l’idéal d’instruction publique. 

En ce combat, en ces combats, Jacques Muglioni conduisit l’inspection comme il s’y prenait en tout : avec cette liberté qui consiste à ne se soucier aucunement de ce qui est convenable, à toujours agir et penser sans préjugés : il ne défendit point l’enseignement de la philosophie en multipliant les démarches contingentes, mais en le laissant être ce qu’il était. Surtout, il ne cessa d’associer le sort de l’enseignement de la philosophie et celui de l’École elle-même. Association certes périlleuse, mais qui portait avec elle, incontestablement, l’un des sens les plus vifs, d’une pertinence historique entière, de l’existence institutionnelle de l’enseignement de la philosophie. Ce combat fondamental, il le livrait quotidiennement, en assumant la responsabilité qui était la sienne à l’égard de l’enseignement de la philosophie, pour en garantir la qualité et la dignité. La qualité, il avait su la produire en ne craignant certes pas de bousculer les usages, mais surtout par cette énergie tonifiante si caractéristique qu’il savait faire partager : il aimait réunir les professeurs, les écouter et leur parler, il les galvanisait ; il aimait pratiquer la philosophie avec eux. Il n’inspectait pas pour gérer des carrières ou contrôler, mais pour philosopher avec des collègues. La dignité et la paix, dans l’enseignement de la philosophie, il a su les ménager par une tolérance de principe, donc entière. Chacun sait qu’il avait ses convictions, parfaitement tranchées, rarement modérées : il ne les gardait pas pour lui, mais jamais il ne se permettait – institutionnellement – la moindre entreprise contre ceux qui ne pensaient pas comme lui. Kantien, il croyait à la vertu du libre débat, ou du débat public. Il y avait assurément des idées auxquelles il s’opposait – et, il convient de le préciser à ce propos, c’est avec la même non-modération qu’il a toujours condamné ce qu’il appelait l’« intégrisme philosophique », auquel il n’a cessé de s’opposer, justement pour protéger l’enseignement de la philosophie –, mais il n’y avait pas d’idées interdites ; il y avait ses idées, qu’il n’hésitait pas à faire valoir, mais il n’y avait pas d’orthodoxie. Ajoutons qu’il savait pratiquer le respect des personnes, auquel il ajoutait la chaleur humaine et la compréhension. 

Bilan d’une saine intempestivité

On essaiera de terminer ces lignes par un bilan. L’homme fut suffisamment étonnant, étonnant au point d’être devenu légendaire, et assez de temps s’est sans doute écoulé pour que l’on puisse, sans manquer à une fidélité et à une affection qui demeurent intactes, s’épargner d’idéaliser et risquer quelques questions. 

On concédera sans réserve que Jacques Muglioni a rajeuni et renforcé l’enseignement de la philosophie, dans les années où il en a eu la responsabilité, avec Étienne Borne et Dina Dreyfus. On lui accordera également qu’il a donné naissance à un courant d’opinion désormais attentif à l’instruction publique et à la valeur de l’École. On lui saura gré, de même, d’avoir pris, avec succès, non sans courage, probablement, la défense de l’enseignement de la philosophie, lorsqu’il fut menacé, à la fin des années 1970. Pratiquement tout le monde s’accorde là-dessus. Mais on ne saurait dissimuler, même sur ce dernier point, une certaine ambiguïté, qui apparaît mieux encore avec le recul du temps. Là, tout le monde ne s’accorde pas nécessairement. 

Certains ne manqueront pas d’avancer, ainsi, qu’en prenant la défense de l’enseignement de la philosophie – ce que nul ne songe à lui reprocher – il a pris néanmoins la défense d’une forme déterminée de cet enseignement. Et de même, en promouvant son extension, horizontale, dans la voie technologique, on observera qu’il s’agissait toujours de la même forme déterminée. Et il est peut-être hâtif, en effet, de poser que tout enseignement de la philosophie doit s’inscrire exclusivement dans l’année terminale du second cycle scolaire. Il y a peut-être lieu de s’interroger sur cette image de la philosophie qui l’oppose aux autres disciplines, facilement tenues pour inférieures, en les couronnant de son universalité. L’idée d’une progressivité de l’enseignement de la philosophie, qui aurait conduit à une extension verticale, est assurément contraire à cette pédagogie de la rupture qui avait la faveur de Jacques Muglioni. Mais est-elle pour autant contraire à toute philosophie ? 

On demandera également si l’on peut parler de la fin de l’École, là où il ne s’agit peut-être que de la fin d’une École et de la naissance d’une autre, et si l’on est en droit de tenir pour une idée éternelle la représentation d’une institution scolaire tout à fait historique, porteuse de bien des limites, comme était cette École de la IIIe République. Il est injuste de dire que l’École d’aujourd’hui a renoncé à instruire, et, en tout état de cause, devra-t-on dire qu’elle a renoncé à sa mission ou qu’elle en a changé ou reçu d’autres ? N’est-ce pas enfin accorder trop d’importance à la pédagogie que de la désigner comme coupable? 

Si l’on met sur le compte d’une saine intempestivité l’attitude de rejet que Jacques Muglioni n’a cessé d’opposer aux sciences humaines et à la psychanalyse, on se réjouira que puisse encore exister une telle agressivité philosophique : mais on ne saurait trop juger saine aussi une certaine réserve en la matière, qui épargnerait bien des déconvenues. Enfin, s’il nous faut tout dire, il nous faut dire aussi qu’il fut désemparé par l’arrivée de la gauche aux responsabilités gouvernementales, cette gauche qu’il avait, presque publiquement, appelée de ses vœux. De cela naquirent conflits et malentendus qui marquèrent de tristesse les dernières années de son activité. Elles furent au moins pour lui l’occasion de concilier, sans doute à grands frais, mais bel et bien cependant, la loyauté dont il ne s’est jamais départi à l’égard de son ministre et la franchise la plus totale. 

L’inoubliable, en fait, c’est ce qui réunissait le professeur et l’inspecteur : la constante référence à la philosophie. Cette philosophie dont il tirait l’exceptionnelle force morale qui était la sienne.