Jacques Muglioni, un citoyen incommode, Joël Wilfert


Nous remercions Joël Wilfert de nous autoriser à partager ce texte.

Texte publié dans les Cahiers philosophiques, n° 68, octobre 1996, CNDP, pages 59 à 62.


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En 1993, le CNDP publia en un court mais dense volume, nombre des textes de Jacques Muglioni jusque-là dispersés dans des revues diverses ou actes de colloques. Malgré la contingence des sollicitations où l’urgence des interventions se donne lire, croyons-nous, une pensée philosophique cohérente et ferme.

L’exigence philosophique de totalité et d’unité est à l’œuvre en tout homme mais elle peut être oubliée ou refoulée, elle l’est même généralement. Une telle exigence n’est pas de l’ordre du pragmatique, du temporel ou du matériel mais elle ouvre à un ordre de l’esprit : « toute philosophie peut être considérée comme la recherche d’un lieu d’où le jugement puisse s’établir et d’où il puisse mesurer toute chose ». Un individu pensant et libre peut toujours occuper un tel lieu ; depuis l’aurore grecque il s’est trouvé des hommes pour disposer librement de leur temps, jouir du loisir de penser en comprenant les actes de l’esprit humain, habiter la pensée des autres en faisant fi de leur personnalité finie comme déjà Sénèque avait su le faire : « ce qui est vrai est à moi ». Socrate sut penser en toute naïveté philosophique – c’est-à-dire en commençant par l’élémentaire – se mettre à l’école du raisonnement, sortir du consensus et dire non à la certitude irréfléchie. Il reste que si la philosophie recommence toujours à partir du fondamental (c’est-à-dire de l’élémentaire), elle a besoin qu’on l’instruise de son propre passé et aussi de ce que l’humanité a su apprendre et qui se donne à penser pourvu que, dans un premier temps, on lui obéisse. Dans un monde où il faut travailler, produire, s’enrichir et qui regorge de « loisirs mortels », ce loisir de penser doit être institué. Ce loisir, seule l’École peut l’assurer, comme l’indique d’ailleurs l’étymologie. On ne saurait mieux dire que l’École doit être un lieu libéré de l’obsession de la rentabilité immédiate autant que de la tyrannie de l’« intérêt » qui n’est jamais spontané. Penser suppose d’abord qu’on apprenne, c’est-à-dire que l’on obéisse à la logique même de la découverte, qu’on suive cet ordre des raisons qui va de l’élémentaire au complexe et qu’on évite la superstition du « concret » et du global qui n’est que le « fourre-tout » de l’ignorance. L’École n’est pas travail mais loisir, on y obéit parce que l’on ne sert pas, et le maître y est le magister, celui qui, libère et non le dominus, celui qui rend servile. Il est donc nécessaire que l’École institue un monde à part hors de l’omniprésence de la société et même de la famille. L’École ne connaît pas d’usagers – car elle n’est pas, au sens strict, un service public, dont on pourrait user ou non – ni même d’enfants. « L’École républicaine est celle qui se propose de faire des hommes libres et éclairés », elle ne connaît que des élèves qui ont le droit de vouloir être grands et de s’instruire, le droit de ne pas être seulement des enfants ; la notion de parents d’élèves est donc une monstruosité qui tend à confondre tous les ordres. Le droit de l’élève est d’être, dans la classe, mais seul, face à la nécessité de comprendre ce qu’on lui explique, car « on peut tout faire ensemble sauf être intelligent », et non dans un groupe membre provisoirement retranché d’une « communauté » ; son droit est aussi qu’on lui apprenne les lettres et les sciences progressivement et régulièrement en partant de l’élémentaire pour s’élever à l’universel du savoir et non qu’on le maintienne dans une « culture » qui n’est que le nom moderne de ce qu’on appelait jadis préjugé.

L’École doit instruire, ce qui est autre chose qu’informer. Enseigner la science par ses résultats n’instruit personne parce que savoir que est le contraire de savoir ; le résultat brut, l’information, rendent stupide car ils ne donnent que les dernières nouvelles du monde des chercheurs. La science n’est science qu’à l’École parce que là seulement elle peut être étudiée dans son mouvement qui est celui de la découverte, et dans son histoire. La physique comme science et non comme recherches éclatées n’existe plus en dehors de l’École. Comme l’avait dit Auguste Comte, dont Jacques Muglioni se réclama toujours, la science ne doit pas être abandonnée « à une spécialisation sans mesure qui favorise l’ésotérisme et tend à la présenter comme inaccessible au profane », ce qui revient à exclure la science de l’éducation fondamentale pour la réserver à la seule caste des chercheurs. L’ordre encyclopédique des sciences, du simple au complexe, de l’abstrait au concret, de l’inférieur au supérieur, « est une éducation capable de conduire l’esprit ordinaire de la superstition à la positivité, de le délivrer de la subjectivité première par la représentation apaisante de l’ordre extérieur ». Cet ordre encyclopédique est tout le contraire de ce qu’on nomme le plus souvent ainsi, c’est-à-dire un ensemble de monographies reliées entre elles par l’ordre alphabétique. Comme l’enseignement des Lettres a pu se résigner devant l’« intérêt » des élèves ou s’oublier dans une sophistique structuraliste distillant un ennui mortel, ôtant tout contenu humain et spéculatif aux textes, l’enseignement scientifique s’égare lorsque, par un formalisme dénué d’intelligibilité, il prétend fournir des outils pour fabriquer et éliminer le spéculatif au profit du pragmatique. La « science » contemporaine tend à « oublier » la science et il devient possible d’être un « scientifique de haut niveau » tout en donnant dans de multiples superstitions. Le spectacle des réussites pragmatiques du formalisme scientifique peut fasciner, il n’instruit pas, et le spectaculaire anéantit toujours le spéculatif.

Dans une École qui instruit, la philosophie trouve naturellement place, non comme on ne sait quel couronnement mais comme parachèvement, puisqu’elle a pour fin la pensée de l’unité et de la totalité et l’exercice d’un jugement fondé, ce qui est proprement la pensée libre. Qu’on relise le très bel article sur la « Leçon de Philosophie » : dans la classe qui est un abri, un lieu institué par la parole du maître qui l’enseigne et l’attention des élèves (« cette prière naturelle par laquelle nous observons que la raison nous éclaire ») c’est la philosophie même qui est à l’œuvre car « toute leçon de philosophie engage toute la philosophie ». Le maître enseigne la philosophie fondamentale, interrogeant, s’interrogeant, philosophant « sans précaution » dans « le silence passionné et complice de la classe », silence passionné parce que l’on s’intéresse à la chose même et à elle seule. La leçon institue l’élève philosophe, le fait penser et crée donc cet incomparable lieu du loisir de penser, loin du monde et méprisant la mode. L’apparent paradoxe de l’École, et de la philosophie dans l’École, est que ce lieu où la présence est obligatoire est le seul où soit garanti à tous le loisir d’exercer, en obéissant, la liberté de l’esprit.

La philosophie, c’est bien clair, ne doit rien à l’État ; elle se renierait si elle se mettait à son service, et il y eut des écoles dans les monastères et même sous des tyrans. Mais une École pour tous, visant à faire de tous des hommes libres, et un enseignement de la philosophie destiné non à produire des professionnels de cette discipline, mais à fournir au grand nombre l’accès à la pensée libre sont solidaires de la République. La République veut des citoyens libres car ils sont le souverain et que le souverain doit être éclairé, c’est-à-dire éduqué à la pensée libre par l’exercice de la pensée instruite. L’École est dans la République une institution organique et non une fonction qu’on pourrait déléguer, et la philosophie l’achèvement de l’École comme loisir de penser.

La fonction d’Inspecteur général de l’Instruction publique que Jacques Muglioni exerça de longues années n’était donc pas une simple fonction administrative, mais le centre même de la vie de la philosophie dans la République ; cette fonction philosophique, si l’on ose dire, il l’exerça contre vents et marées, combattant les avatars modernes des rhéteurs et des sophistes, « savants » en « sciences de l’éducation », animateurs et psychologues.

Puisqu’il s’agit autant de rendre hommage à un homme que d’analyser les textes d’un auteur, on nous permettra peut-être une allusion à un maintien physique. Jacques Muglioni avait la « nuque raide » (c’est ainsi, comme on s’en souviendra, que Dieu parle de son peuple [Deutéronome, 9] faisant allusion à sa fierté). Il a écrit que la véritable École républicaine avait pour but de former des « citoyens incommodes ». Il fut lui-même cet admirable citoyen incommode, affrontant sans relâche les destructeurs bien intentionnés de l’École et les adversaires, parfois camouflés, de l’enseignement de la philosophie. Il souffrit de voir ceux qui eussent dû partager sa foi républicaine entendre les sirènes de l’adaptation de l’École à la « vie » ou à l’entreprise autant que leurs prédécesseurs. Il sut empêcher beaucoup de dérives, et, suprême vertu républicaine, indisposer ceux de son bord qui eussent préféré un homme facile à un citoyen incommode. N’en doutons pas : s’il s’agit de plaisirs faciles, une « fille facile » est en même temps une « bonne fille », mais s’il s’agit de la raison et de la liberté, un homme facile n’est pas un homme bon. Un « homme difficile », un citoyen incommode sont choses rares ; Jacques Muglioni va nous manquer.