La mort du philosophe Jacques Muglioni, Philippe Soual rend hommage au penseur originaire de Speluncato

Nous remercions Philippe Soual de nous autoriser à partager ce texte.

Texte publié dans Corse Matin, sans doute en janvier 1996.


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Saluons ici la mémoire de M. Jacques Muglioni, grande figure de la philosophie contemporaine et de la Corse. Mes pensées et ma reconnaissance vont à l’homme qu’il fut, exigeant, en ce sens qu’il attendait de chacun, et s’efforçait pour lui-même de s’élever à la pensée et à la hauteur de l’homme qui n’est tel que par la culture, universelle en son principe et sa fin, c’est-à-dire par la connaissance toujours plus approfondie des grandes œuvres de la pensée.

Mes pensées vont au professeur et à l’inspecteur général de philosophie, qui a tant œuvré pour l’école avec persévérance et courage, face aux modes et aux aveuglements qui ruinent la vie et la liberté de l’esprit. Ces modes, disait-il, sont « comme un coup d’État permanent contre l’école. Elles fomentent dans l’école la haine de l’école. »

École, aimait-il à rappeler, signifie en grec loisir, loisir de penser, afin de conduire l’élève à l’homme, c’était d’ailleurs le titre d’un recueil de ses articles. École de la République, au sens de Platon, qui cherche la seule vraie libération, par l’intelligence, préparant à la communauté du bien-vivre ensemble que doit s’efforcer d’être la cité humaine.

École, c’est-à-dire éducation et instruction, qui doit viser au meilleur, en exigeant de chaque enfant qu’il devienne élève, qu’il devienne capable du meilleur, comme le montre Descartes capable du « jugement vrai sur tout ce qui se présente à lui », ce qui est la seule finalité des études. La philosophie est bien alors couronnement des études, et, par là, chemin de la sagesse. « Apprendre, écrit Jacques Muglioni, ce n’est pas s’emparer de ce que d’autres ont fait mûrir ; c’est être capable d’attendre et de mûrir soi-même. »

Ma pensée va aussi à la Corse, son île qu’il aimait et où il était chez lui, ainsi au village de Speluncato, comme en un phare dressé entre azur et terre, montagnes élevées sur la mer, d’où la vue embrasse l’infini. Il nous faut souhaiter que ce qu’il a été et voulu, son action, continuent de servir d’exemple pour les enfants, les femmes et les hommes qui y vivent.

Voici enfin, pour lui, le rôle du philosophe : « Un grand philosophe pense plutôt contre son temps ; du moins se tient-il toujours, en un sens, à distance du présent. » Refusant la facilité des modes et des opinions, fidèle à Socrate, la pensée philosophique est libre de toute société particulière et fonde le monde de l’humanité tout entière : « la culture vraie, c’est le déracinement, du moins le recul, la distance conquise par rapport à soi. Avec la culture prise en ce sens commence la philosophie. »

Chacun en commençant à philosopher participe alors à l’unité du monde humain. Ce monde que le poète Virgile veut chanter « Arma Virumque Cano... ».