Sur Jacques Muglioni

La désinstruction nationale, extrait, par René Chiche

Extrait du livre de René Chiche La désinstruction nationale, Chapitre 12, Les boutons de manchettes, page 186, Ed Ovadia, 2020.

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En une trentaine d’années de professorat, je n’ai connu pour ma part que deux gradés qui méritaient leurs galons. C’est peu. Le premier, doyen de l’inspection générale, finit par remettre sa démission au ministre Jean-Pierre Chevènement dont il désapprouvait les reniements : il fut immédiatement remplacé par l’une de ces innombrables créatures dont les alentours de la rue de Grenelle et ses annexes regorgent, très accommodantes et d’autant plus enclines à ramper qu’elles sont dépourvues de colonne vertébrale. Le second, un recteur remarquable qualifié de « meilleur d’entre nous » par ses pairs qui le laissèrent néanmoins tomber dans la tourmente, fut quant à lui limogé par le ministre Gilles de Robien sur la demande du futur candidat à la présidence de la République et encore ministre de l’Intérieur à ce moment, Nicolas Sarkozy, en raison de son intransigeance dans la défense des principes républicains, notamment celui de la laïcité. Le premier s’appelait Jacques Muglioni, le second se nomme Alain Morvan. Leur point commun est de n’avoir jamais cessé de se considérer comme de simples professeurs en dépit des hautes fonctions qu’ils occupaient à titre provisoire. Jacques Muglioni se décrivait volontiers comme « professeur itinérant » tandis qu’Alain Morvan retrouvait, après son limogeage, sa chaire d’enseignement comme sa vraie demeure. Je ne prétends pas que ces deux-là furent les seuls hauts fonctionnaires de ce ministère susceptibles de m’inspirer le plus grand respect, mais je suis certain, pour ce qu’il a été donné d’en connaître directement aussi bien qu’indirectement, qu’ils ne sont pas nombreux.


Eloge de nos maîtres, par Régis Debray


Ce texte a tout d’abord été publié dans l’hebdomadaire
Le Point (voir ci-dessous), sous le titre « La gloire de mon Maître ». Ce titre était suivi du chapeau suivant : « Une ode à l'école, un hymne à la République, un mode d'emploi de la liberté d'esprit, un hommage à son prof de philo : dans ce texte que publie "le Point", Régis Debray se livre. Et se délivre. »

Nous remercions Régis Debray de nous autoriser à partager ce texte.

Texte publié dans : 

-Le Point, 4 février 1991, numéro 959, Document, pages 82-88.

-Les Préaux de la République, Préambule, Minerve, Paris, 1er trimestre 1991.

Texte adopté : Les Préaux de la République


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Une estrade, un bureau de bois, un tableau noir. Des murs ternes et nus, marronnasses ou jaunâtres, sans images ni affiches. Une odeur de renfermé, à base de vieille poussière et de craie fraîche – l’immortelle odeur des lycées à l’ancienne, avec leur préau aux piliers de fonte et leurs longs couloirs sombres aux planchers de bois humide. Quarante dadais un peu hagards, penchés sur leur cahier, prennent des notes à perdre haleine, sans relever la tête. Debout, un homme parle en allant et venant devant l’estrade, tête baissée lui aussi. Il se parle, laborieusement, régulièrement, phrase après phrase. Comme un athlète à l’exercice, dans un stade désert au petit matin, et chaque mot semble lui coûter un effort intime, quasiment musculaire. Cet homme transpire idée après idée, dans l’ahan rythmé d’un batelier de la pensée, tirant après lui trois mille ans de raison. Il ne dicte pas. Il réfléchit à voix haute devant témoins, sans prendre personne à témoin, comme si, au fond, il était seul. À chaque pause entre les phrases, on entend voler les mouches, en été, et le crissement des plumes sur le papier, en toutes saisons. Mais ici, il n’y a plus de saisons, ni de météo, ni de pétarade. Il n’y a plus de France, de journal, de culture ni d’identité culturelle, de revenus ni de niveaux de revenus. Sans doute y avait-il, il y a quelques minutes encore, une quarantaine de gosses de riches avec une demi-douzaine de chahuteurs expérimentés et quelques fils de concierge en souffre-douleurs ; une quarantaine de petits étourdis du XVIe arrondissement de Paris, odieux de jactance et de vanité. Mais quand cet inconnu entre, pose sa serviette, toussote pour s’éclaircir la gorge, commence à voix basse son cheminement dialectique et solitaire, le silence se fait aussitôt, et ce sont soudain quarante adolescents sans âge qui se mettent en marche à leur tour derrière cet aîné, ni jeune ni vieux, qui médite en marchant devant eux. Ils ont oublié en un clin d’œil leur famille, naissance, préjugés, prétentions et projets de carrière. Étrange assemblée, à la fois abstraite et dense, que fait une salle de classe dont on force l’attention, comme si la raison en chacun se mettait à prier en silence. Elle n’a rien d’une communauté mystique, avec mots de passe et secrets d’initiés : n’importe qui ici pourrait s’adjoindre au groupe, pourvu qu’il arrive à l’heure, s’assoie sans faire trop de bruit et daigne se rappeler les premières pages d’un manuel de géométrie d’école primaire. Rien de convivial ni de particulièrement « épanoui ». Personne ne songerait à mettre les pieds sur la table ni à grimper aux rideaux. Ni à interrompre le prof en l’appelant par son prénom. 


Jacques Muglioni m’a appris à la fois la politesse et la République. Je lui dois le peu d’indocilité et d’indépendance d’esprit dont j’ai pu depuis, rarement, faire preuve. Je lui dois le meilleur, et quand le pire reprend le dessus (le plus souvent), revient tôt ou tard le souvenir de son enseignement. Qu’est-ce que Muglioni penserait de ce bâclage ? De cette vacuité, cette esbroufe, cette modernité-merdonité comme dit Leiris ? De ce feu d’artifices et de faux-semblants ? Je le vois alors me renvoyer ma copie d’un air glacial, sans un mot de réprobation, sans une annotation en marge. « Il n’y a pas d’enseignement sans un ressouvenir », dit Socrate à Ménon, jeune patricien, amateur de science et notamment de géométrie, bien disposé mais proie facile pour le jeu des influences et des intérêts. Certainement, Ménon a mal vieilli. Homme important, leader d’opinion ou agitateur politique, il a fini par faire partie du paysage de son pays : un Athénien qui compte. Je l’imagine en train de se souvenir de cet étrange Socrate, sur le tard, à qui il avait demandé si la vertu peut s’enseigner et qui lui avait d’abord répondu : « Vous savez moi, la vertu, je ne sais même pas ce que c’est. » Je connais bien le remords de Ménon le Thessalien devenu, aux abords de la cinquantaine, un sophiste de métier, ayant pignon sur rue, et dont Platon avait sans doute oublié jusqu’au nom. C’est quand il est trop tard qu’on se souvient du ressouvenir, qu’on aurait dû se souvenir de revenir à temps au lieu des réminiscences. C’est à la fin qu’on découvre qu’on ne peut se dispenser des commencements, qu’on a eu tort de se précipiter sur le fin mot de l’histoire et qu’on a perdu son temps en voulant en gagner, pour couper court à l’école. Aux rudiments. Aux éléments. Aux principes. À l’enseignement élémentaire des commencements : par exemple, comment construire le double d’un carré, comment définir la vertu, ou le propre d’une République. On ne peut pas tricher du matin au soir. Quand le vieux Ménon a eu gagné la course aux sondages de popularité dans l’Attique, je suis sûr que, dévoré par les complications et las d’épouser son temps, il a ressenti le besoin de refaire le chemin par le début. Et de revenir à Muglioni. 

Quand, à la fin de 1957, j’ai quitté le lycée Janson-de-Sailly, où Muglioni avait été mon professeur de philosophie, je ne savais encore rien de son privé. J’aurais été incapable de dire quelles étaient ses opinions politiques, ses sports de prédilection ou son milieu d’origine. Était-il communiste, libéral, centriste ? Mystère. Il nous avait expliqué Descartes et Kant avec passion, Durkheim avec intérêt, Marx et Freud avec respect, mais il tenait tous les ismes à distance. Il se contentait de les interroger, après nous les avoir fait écouter. J’ignorais même qu’on pût l’appeler à bon droit « républicain », ou« laïque » car ces mots eux-mêmes n’avaient pas été prononcés devant nous. J’avais découvert son prénom par hasard, au deuxième trimestre. Drôle d’incongruité. Lui avais-je seule ment serré la main ? Il nous intimidait tant par sa timidité que nous délibérâmes tout le mois de juin, au sein d’un petit groupe d’élèves, pour savoir s’il accepterait ou non de venir prendre une fois un pot avec nous au café du Trocadéro, à la sortie des classes : balbutiante invitation qu’il a, si mes souvenirs sont bons, courtoisement éludée. Aucun lien proprement sentimental ne s’était tissé avec notre maître qui ne nous aurait sans doute pas émancipé, à notre insu, du père, des tutelles sociales et du poids des copains s’il n’avait lui-même refusé de devenir notre père, notre tuteur et notre copain. Serait-il resté aussi proche, et pour toujours, s’il n’avait durant un an gardé cette distance, cette retenue un peu sévère et pourtant attentive ? Muglioni ne flatte guère son public d’où l’attachement qu’il suscite. L’anti gourou tirait à lui sans pathos et ne cavalcadait pas loin en avant des troupes. Marianne à l’école, on le sait, élève ses ouailles en allant à pied, d’un pas vif ma non troppo. On ne l’imagine pas le cœur sur la main, se livrant à la confidence. Cette divinité prosaïque et un peu réservée n’est ni Sibylle ni Jeanne d’Arc. Ni trémulations ni extases. En somme, je n’avais pas été, cette année-là, quand une insuffisance républicaine caractérisée menait la IVe République à sa fin, édifié, endoctriné, séduit, fasciné ou transporté mais simplement instruit par un congénère anonyme et têtu. Personne n’avait pris possession de mon âme ; on l’avait mise entre parenthèses, n’en voulant qu’à mon esprit. On m’avait appris à me déprendre, sans autre emprise de relève. On n’avait pas réfuté mes opinions, mais fait découvrir que ce n’étaient que des opinions, c’est-à-dire peu de chose, en se gardant de m’en proposer d’autres. L’école républicaine ne délivre pas de message. Elle délivre tout court. Elle défait des liens. Elle donne de l’air. Une chose est de lever l’écrou, une autre de mettre sur le chemin. Quand vous élargissez un jeune bourgeois ou émancipez un esclave, vous n’êtes pas responsable de ce qu’il va faire ensuite de sa liberté. À la fin de mon année Muglioni, j’étais en mesure de me tromper, mais à la première personne du singulier. Je pouvais, en droit, répondre de mes bêtises. 

J’en ai commis de grosses, peut-être. Car je n’ai pas suivi l’enseignement de mon professeur aussi bien que ses cours. J’ai cru que la Raison pouvait s’incarner dans l’Histoire, et l’Idée se faufiler dans la chair des pouvoirs et des partis. J’ai cru que la logique des forces et celle des idées pouvaient se rencontrer, sinon fusionner. Bref, je n’ai pas bien écouté en classe. Comme Alain, et pour s’en tenir à des catégories « scolaires », je crois que la pensée de Muglioni relève d’une philosophie du jugement, réflexive et critique. Sans mythes ni majuscules. Quand l’écroulement des religions de la Raison remet en vedette les philosophies du cœur et de l’âme, le retour au cogito cartésien paraît un moindre mal. Mais l’ironie et la discrétion propres aux philosophies du jugement ont le défaut pratique de leur qualité intellectuelle, qui est de ne pas occuper le terrain, pathétique, social ou politique. Le silencieux retrait de la rationalité critique nous laissait à nous-mêmes, avec une boussole peut-être mais sans carte, dans la jungle des passions et des appartenances. Il ne nous avait pas mis en garde nommément contre tout ce qui vient s’interposer entre une conscience et l’universel. L’incarnation a ses dangers. La désincarnation, aussi. À trop séparer l’idée de l’histoire, le jugement du corps et la conscience de l’existence, les seconds se vengent et n’en font qu’à leur tête. Bref, si, comme le dit si bien Catherine Kintzler, « pour s’intégrer à l’humanité il faut s’arracher un moment à la société », et si le temps de l’instruction est ce moment fondateur, encore doit-on atterrir quelque part, au sortir de l’école. Cette connaissance du terrain extérieur et de ses accidents, de l’histoire concrète et de ses clivages immédiats, notre maître, par respect, ne nous en soufflait mot. En sorte que les philosophies de l’Idée, qui guettaient dans la rue, en ont attrapé plus d’un. Mais tel était le jeu, et il n’était pas en son pouvoir de nous y soustraire. 

J’ajouterai que si les cours de Muglioni n’étaient pas follement drôles, ni l’homme d’une gaieté imprévisible, ils m’ont fait goûter une joie quasiment physique que je n’ai retrouvée au cinéma qu’avec Jean Renoir, au théâtre qu’avec Marivaux joué par Jean-Louis Barrault et à la rue d’Ulm en écoutant un jour Althusser commenter en roue libre la première page du Discours sur l’origine de l’inégalité

Muglioni, malheureusement, n’écrit que dans des revues spécialisées et assez confidentielles, dont j’ignorais alors jusqu’au titre. Chacun sait que les grands maîtres de l’humanité ont donné un enseignement oral. Nos maîtres d’école, en République, n’ont pas dérogé à la règle qui fut celle de Pythagore, Socrate, Jésus ou Bouddha. S’ils survivent dans l’esprit de leurs élèves, ils ont eu moins de succès et de disciples que leurs prédécesseurs, pour beaucoup de raisons dont la dernière n’est pas que, comme la nostalgie, la mémoire orale, depuis Gorgias et Ménon, n’est plus ce qu’elle était. Si vous aviez entendu, toutes proportions gardées, un cours de Muglioni, vous comprendriez pourquoi les Anciens tenaient le livre pour un succédané de la parole ; et que dans le scripta manent, verba volant, le sacré est du côté de ce qui vole et la pesanteur sans ailes ni grâce du côté de ce qui reste. Les étourdis, hélas, ont besoin de traces matérielles. L’esclave de Ménon pouvait pratiquer l’anamnèse, il avait été bien entraîné. Nous n’avons plus la même aptitude, en l’absence d’enregistrement, à enrayer l’amnésie. Il m’est arrivé, comme à tout le monde, quelques malheurs. Il me semble que le plus grave fut d’avoir perdu mes notes de cours de la classe de philo. Prof à mon tour, je les prêtai négligemment à un collègue, à des fins de confrontation. Elles passèrent de main en main et l’oubli aidant, le sillage s’en est perdu je ne sais où. Je crois aujourd’hui que la vie serait pour moi moins risquée et le monde moins dangereux si je pouvais relire toutes ces choses si élémentaires qui me furent enseignées à l’âge de seize ans, conformément à l’ordre du programme. 

Les connaissances élémentaires sont celles qui permettent d’en acquérir d’autres, par ordre et degré, et selon des règles sûres. Instruire, c’est, selon l’étymologie, mettre en ordre, mettre debout, édifier. La République est un édifice, dont l’instruction primaire est la base ; et l’enseignement de la philosophie dans le secondaire, la clef de voûte. Ceux qui brocardent la philosophie des professeurs et les mentalités « primaires » sont sans aucun doute des génies créateurs. Je doute qu’ils aiment la philosophie et suis sûr qu’ils détestent la République – qui se font contrefort l’une à l’autre. La preuve : elles fleurissent et dépérissent en même temps. Quand vous voyez le statut de l’enseignement philosophique dans les lycées remis en cause, soyez sûr que l’institution républicaine a du plomb dans l’aile. C’est qu’il n’y a pas de république sans école ni d’école de la liberté sans philosophie pour tous à l’école. Supprimez le projet spéculatif, rayez de l’apprentissage des métiers l’abstraction désintéressée, et vous n’aurez plus en guise d’instruction publique que dressage et maternage, fabrique d’esclaves spécialisés pour les besoins de l’industrie ou bien pépinière de vieux poupons crédules en manque de gourous et de nourrices. Tout sauf une école de citoyens.

Je définirais volontiers la morale républicaine comme un optimisme de l’ordinaire ; et l’esprit laïque comme une confiance instinctive dans les vertus de l’élément, seul apte à fonder une discipline de pensée indépendante des doctrines religieuses ou politiques. Les filles et fils des Lumières – cette thèse est leur signe distinctif – posent l’élément comme libérateur. Et ce, à quatre titres – dont chacun fait difficulté, et donc polémique.

L’élément est général. Et la philosophie qui réfléchit les premiers éléments du savoir n’est pas une discipline régionale, à insérer dans le chœur interdisciplinaire des sciences humaines. On peut dauber sur le spécialiste des idées générales ; on ne peut empêcher qu’il se dresse comme l’incarnation de l’esprit d’ensemble face à l’obsession contemporaine de « la spécialisation dispersive » déjà dénoncée par Auguste Comte ; comme le radical face au fragmentaire, ou l’organisé face au rhapsodique.

L’élément est simple, comme le vrai. Il s’oppose comme la méthode à la recette, l’abstrait à l’abscons, la découverte à la trouvaille, le style classique au galimatias et à l’amphigouri. Un cours, un texte de Muglioni, n’importe qui peut le comprendre ; c’est lisse, dense et d’une seule coulée. L’idée reçue selon laquelle tout ce qui est clair est superficiel répugne à la profondeur républicaine.

L’élément est premier, comme le principe et l’axiome. C’est dire que les fondements d’une discipline ne sont jamais modernes : les premiers principes ignorent en les surplombant les derniers cris de la mode. Les philosophes vivent et pensent par nature à contre-courant des nouveautés et des rénovations car ils ont pour vocation de remonter des conséquences aux causes, des épigones aux grandes œuvres du passé. Ils sont par définition avec « le vieux », du côté du paleo et de l’archeo dans la permanence des définitions premières, contre l’assaut lui aussi permanent des neo. Dans un monde où « l’évidence des conclusions empêche de s’interroger sur les prémisses », qui ne s’en laisse pas conter sera vite brocardé comme retardataire. Et l’on étendra au républicain ce que Muglioni, dans le fil d’Alain, dit de l’enseignement : qu’il « doit être résolument retardataire pour éviter d’être rétrograde ».

L’élément enfin est universel. Les éléments premiers sont incontestables et transmissibles à tout être raisonnable, à la seule condition qu’il y prête attention. Ainsi les mots les plus ésotériques, compliqués ou difficiles se décomposent-ils en syllabes et en lettres, éléments simples et exhaustivement dénombrables. La parole sacrée, « grâce à l’alphabet, devient chose profane et virtuellement démocratique ». Les révélations supposent la foi, et l’information, un privilège d’accès. L’arithmétique et la grammaire, les règles de formation des lettres et des mots, n’exigent aucun passeport. L’élémentaire est ce qui est commun à toute l’humanité, en deçà du clivage des ethnies, du développement, ou de la richesse. Élémentaire est la notion qui dort en chacun. Elle répugne donc aux habiles et aux apprentis tyrans. Face au rayonnement des héros exalté par les cultures aristocratiques, aux illuminations de la grâce vantées par les mystiques ésotéristes, l’idéal de l’encyclopédie populaire oppose l’apprentissage de tout par tous. Il se garde de l’entassement inerte des savoirs parce qu’il progresse et juxtapose à partir des premiers maillons. C’est parce que tout est démontrable à partir des commencements que tout sujet humain est habilité, en droit, à tout comprendre. La possibilité théorique d’un accord universel sur les éléments premiers du savoir, et l’égalité des hommes par delà toutes leurs différences de fait, se supposent l’une l’autre. Et la primauté de l’élément fonde l’antériorité du droit à la ressemblance, sur le droit à la différence. C’est une seule et même chose que de procéder par définitions, postulats et axiomes, et de placer l’unité du genre humain au-dessus des populations et des folklores. Un universalisme républicain ne fait pas la somme des particularités locales, pas plus que la règle de droit ne résulte d’une addition de cas particuliers. L’esprit d’analyse que nous disons républicain est fondé à supposer une communauté transcendante aux collectivités historiques, qu’il appelle « l’humanité », par ceci qu’il existe des notions premières communes à toutes les nations, telles que les règles de la logique justement dite élémentaire, du calcul et de la déduction. C’est seulement ainsi qu’il pense l’unité historique de l’humanité, qui ne varie pas essentiellement au gré des latitudes, au lieu de fragmenter l’humanité dans l’espace selon cette sorte d’« exotisme transcendantal » que l’ethnologie et la sociologie proposent parfois sous le nom de relativisme culturel.

Si le monde est intelligible à partir de quelques règles de méthode ; si nulle circonlocution, nulle fulgurance ne me donneront autant de lumière qu’une règle et un compas ; si tout peut s’apprendre selon une suite finie d’opérations élémentaires –, c’est la ruine de l’argument d’autorité. Nulle autorité n’est plus haute que celle de l’homme le plus modeste pourvu qu’il ait appris à raisonner. Il n’aura pas besoin d’expert ni de prêtre, d’onction ni d’autorisation pour dévider à part lui « ces longues chaînes de raisons toutes simples et faciles ». Élément, ma noblesse. Rudiments, notre dignité. L’instituteur occupe dans la Cité le premier rang. Qui garde l’école élémentaire garde le sanctuaire de l’humanité, qui se distingue de tous les autres en ce qu’il est ouvert à tous, riches ou pauvres, français ou zoulous, provençaux ou alsaciens. Inculquer l’abécé, le l, m, n (d’où s’est formé « élément »), c’est dévoiler au petit homme tout l’ordre du monde, en le rendant capable non de compter ou d’épeler mais de démontrer, c’est-à-dire de retrouver en lui-même les lois de formation des nombres, des phrases, et pourquoi pas, un jour, de la matière et du cosmos. Car il n’est pas de totalité insécable et close sur elle-même, ni de complication empirique qu’une bonne méthode de pensée ne puisse ramener à quelques fondements simples et descriptibles, susceptible de faire l’accord des esprits. Tel serait, en résumé, débarrassé de son anticléricalisme d’époque, l’évangile des « Petit Chose » qui nous ont faits ce que nous sommes. Celui de Joseph Pagnol à l’école primaire d’Aubagne, comme de Louise Michel déportée enseignant la grammaire aux canaques. La Gloire de mon père vient de là ; et l’étrange lumière qui réchauffait nos petits matins d’hiver, quand nous avions douze ans. 


Une très vieille lutte oppose les tenants de l’origine et ceux du fondement. Et n’allons pas trop vite taxer de naïveté l’imagerie laïque des écoles normales primaires d’antan, comme celle du père Pagnol prouvant « la mauvaise foi des curés par l’usage du latin, langue mystérieuse et qui avait, pour les fidèles ignorants, l a vertu perfide des formules magiques ». Cela nous fait sourire, mais cela n’est pas idiot. Selon que vous mettez la racine des choses en bas ou en haut, en chacun d’entre nous ou en Lui, dans les Éléments d’Euclide ou dans un Livre Sacré, vous direz « éducation d’abord », ou « Révélation d’abord ». Explication ou interprétation. Théorème ou exégèse. Cela fait toujours deux familles d’esprit, deux tempéraments, deux échelles de valeurs, et même deux régimes. On disait à Aubagne en 1900 : république ou monarchie, frondeurs ou fidèles. Esprits forts ou culs bénis. Un peu de l’antique partage animait encore la mythologie populaire en 1950 : Peppone contre don Camillo. Rouge contre blanc. Maire contre curé. Les expressions politiques du choix implicite et premier peuvent varier, et chacun pourra retrouver en 1990 ces rôles de répertoire dans son journal préféré. Loin des passions éteintes de la politique, bon an mal an, la scène intellectuelle perpétue sous d’autres noms la bisbille platonicienne du philosophe et du sophiste. Dans la connaissance aussi, il y a les tenants du cheminement et ceux du rayonnement, les méthodiques et les virtuoses, les déconstructeurs et les séducteurs, les lambins et les fonceurs. Et la sourde lutte de classe qui se joue ici ressemble aux rivalités des fantassins et des cavaliers, des terriens et des aviateurs, dans l’histoire militaire. Le snobisme distingue les as et les pions. J’aime les « as » en littérature mais en philosophie, je me tiens résolument aux côtés des « pions ». Ceux qui avancent pas à pas dans la limpidité du jour et des mots m’éclairent plus que ceux qui fulgurent dans la nuit. Et puisque, comme Jean-Jacques, j’aime mieux être homme à paradoxes qu’homme à préjugés, qu’on me permette de remercier Muglioni de m’avoir détourné des débats autour de Heidegger. 

Calliclès aujourd’hui fait du journalisme. Cet ambitieux voulait le pouvoir, il l’a. L’ennemi direct de l’enseignant ne semble plus être, chez nous, le capucin, mais le journaliste. C’est le nouveau prêtre de l’ère post-moderne, le curé des métropoles, et il est aux affaires – via la « communication », ses pompes et ses techniques. L’éternel Calliclès, le courageux prophète de l’immoralisme, l’enfant terrible de la rhétorique, qui face à cet archéo, ce raseur de Socrate, tenait que l’approbation de la foule vaut pour preuve de vérité – a finalement eu le dessus. Cela arrive, revient par périodes et ne dure jamais une éternité. Il est clair qu’aujourd’hui le journaliste a vaincu l’instituteur, l’événement, l’élément; les hommes du pouvoir, les hommes d’autorité. Et les dernières nouvelles, les premiers fondements. Le terme même d’instituteur vient d’être rayé des nomenclatures de l’Éducation nationale : ce beau mot créé parla Première République aura donc disparu avec la cinquième du nom – il fait honte à notre société marchande et informée. Deux siècles de vie, c’est une belle vie. Quand l’information déboute la connaissance, ou le spectaculaire, le spéculatif, l’esprit public tient que la grandeur est à la fin et non au début. Aussi lorsque je demandai un jour à nos autorités qu’un modeste honneur fût attribué à Muglioni, doyen de l’Inspection générale de philosophie, il me fut répondu qu’il n’y avait pas motif : ce n’est pas une personnalité médiatique, le public ne connaît même pas son nom, et donc quel intérêt? Au reste, le Cabinet du ministre avait fort à se plaindre, depuis vingt ans (car les ministres changent mais non les influences) de cet esprit incommode qui osait s’élever contre la « modernisation » de l’enseignement et « l’ouverture à la société civile », puisqu’on appelle ainsi la subordination de l’école du citoyen aux intérêts et aux fanatismes. Il faut rendre cette justice aux pouvoirs établis qu’ils savent fort bien où est le danger, c’est-à-dire la vérité et la justice. Mais, répétons-le, il n’y a jamais de quoi désespérer. La preuve : il s’est trouvé un ministre de l’Éducation, en 1985, républicain et réfractaire, pour rendre personnellement son dû au réprouvé. Dans une période plutôt cavalière, les fantassins savourent parfois de petites revanches. 

Au royaume sans pitié du nouveau, quand partout triomphent l’inédit et le dernier cri, prendre le parti de l’élément et du principe contre les subtils, les fastueux et les opaques, exige un certain stoïcisme. Il convient aujourd’hui de s’afficher primaire, et quiconque poussera l’audace jusqu’à l’être véritablement, récoltera de jolies surprises. Poser aux objets et aux mots qui nous submergent de leurs complications la question primordiale de leur concept, c’est prendre du recul sur le bruit ambiant et les confronter à leur essence silencieuse. C’est demander par exemple ce qui fait qu’une école est une école, et non une garderie ou une P.M.E. ; la république, une république, et non une coalition d’intérêts ou un supermarché ; l’Europe, européenne, non une annexe de l’Amérique ni un petit canton d’Asie ; l’homme, un citoyen, autre chose qu’un consommateur ou un terminal d’ordinateur ; la France, une nation, non une fédération de tribus ou une vaste association de parents d’élèves. Bref, réveiller en nous la vertu de l’élémentaire ce n’est pas seulement garantir dans nos têtes l’unité du genre humain, c’est retrouver l’unité spirituelle de chaque création humaine, et donc confronter ce qu’elle est devenue à sa destination intime. Poser la plus simple des questions – qu’est-ce qui fait que telle ou telle chose soit ce qu’elle est –, c’est lui et nous poser la question de sa fin. Quelle plus haute exigence morale que d’ordonner une institution au concept de base qui lui a donné naissance ? Quelle tâche plus noble que de vouloir égaler toute réalité à son essence, et un petit d’homme quelconque à l’humanité Je n’ai connu dans ma vie que deux périodes entièrement consacrées à la liberté : mon année de « philo » et la prison. J’ai dû cette dernière aubaine à une grandiose chimère qu’on appelait « Révolution » ou « Politique ». J’ai rendu par le passé assez d’hommages à ces beaux fantômes pour oser dire maintenant à qui je dois cette idée simple et très revigorante : la poursuite désintéressée de la vérité n’est pas la pire façon de ressembler par moments à ce qu’on appelait autrefois un homme libre.


Jacques Muglioni et l'école, par Jean Lechat

Inspecteur général honoraire, Jean Lechat a succédé à Jacques Muglioni au poste de doyen.

Texte publié dans la Revue de l’enseignement philosophique, 46e année, n°3, janvier-février 1996 pages 78-82.


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Jacques Muglioni a été un très grand inspecteur général, pour avoir tenu sa fonction à la hauteur où il jugeait qu’elle devait être, dont il ne pensait pas qu’elle fût sur l’échelle où s’ordonnent les pouvoirs, mais hors d’elle, dans l’impérieux devoir de payer de sa personne en donnant partout l’exemple, ce qui consiste, comme il aimait dire, à remplir comme il faut la fonction de professeur itinérant. Je ne veux pas adresser à la mémoire de Jacques Muglioni l’éloge convenu que réserve la déférence aux puissances et aux célébrités ; il n’a jamais voulu en être. Je veux simplement dire mon admiration pour le grand inspecteur qui n’a jamais cherché à mettre au plus haut, contre toutes les forces qui depuis longtemps, et encore aujourd’hui, travaillent à leur abaissement, que la philosophie, en laquelle il était un maître, son enseignement, en lequel lui-même excellait, et l’école, dont sans doute personne mieux que lui n’a su, en des formules plus cristallines, montrer ce qu’il faut qu’elle soit pour être égale à son idée.

Il savait qu’il est une autorité autre que le pouvoir, celle de l’esprit, qui précisément est sans pouvoir et sans force qui contraigne, qui tient dans la ferme résolution, dût-elle déplaire au pouvoir, ce que plus d’une fois il advint, et en être sanctionné, et affronter l’opinion, de n’abdiquer en aucune circonstance le libre jugement. Il tirait cette sorte d’autorité, qu’il avait au plus haut point, de l’idée que personne, pas même les auteurs les plus prestigieux, ne fait autorité, que ne s’impose à l’esprit que la vérité reconnue telle. L’autorité du professeur, celle de l’inspecteur, qui sont de même sorte, qui rassemblent l’un et l’autre en la même fonction, tiennent dans la nature de l’enseignement, qui ne consiste jamais qu’à montrer le vrai et le beau. C’est assez d’être moniteur, mais on ne saurait l’être trop ; le vrai livré à la devinette, ou rencontré à l’aveugle, est pire que le faux, qui du moins peut parfois ouvrir les yeux. Il suffit de montrer, pourvu que rien ne demeure caché ; mais il ne faut pas faire plus ou autre chose, qui ne tenant plus à la règle stricte et suffisante de faire voir, sans aucun artifice, le vrai, aussitôt descend à la technique autoritaire de la transmission des messages. Les machines aussi peuvent émettre et recevoir, et elles n’ont pas d’esprit.

Tel n’était pas le cas, tout au contraire, durant les longues années que, mû de la passion que mérite la défense d’une grande cause, il le combattit, ce que Jacques Muglioni nommait le discours pédagogique dominant. Il fallait un singulier courage pour oser affronter l’immense et puissant consensus, orchestré par le pouvoir, qui sacrifie l’instruction publique à l’idéologie pragmatique d’ouvrir l’école sur la vie en l’asservissant aux intérêts de la société civile ; il fallait compter sans faiblir sur ce que peut la pensée pour oser dénoncer la réelle faiblesse de l’idéologie scolaire puissamment arrimée aux prestiges de la scientificité. Je ne veux pas réduire la pensée et l’œuvre de Jacques Muglioni, dont la vigueur et la pénétration prolongeront pour longtemps l’influence, à ce qu’il a dit de l’école et fait pour elle, ni ramener son grand caractère à la seule hauteur du courageux combat qu’il a, sans calcul et sans aucune prudence, mené contre son abaissement. Je voudrais, cher Jacques Muglioni, simplement, comme vous l’auriez aimé, en vous résumant hélas trop, ce que vous auriez moins aimé, dire ce que vous avez donné à penser de l’école, institution de l’instruction publique, pour délivrer de l’empêchement, officiel ou diffus, d’enseigner.

L’école est le lieu du loisir ; là est l’idée, formée par les Grecs, à laquelle il faut sans cesse revenir pour retrouver l’école, que son image brouillée et subvertie rend aujourd’hui méconnaissable. C’est le lieu, séparé de la vie qu’on appelle active simplement parce qu’elle est prise par la nécessité des affaires et chargée du poids des responsabilités, où libre de tous soins l’élève prend le temps, qui par l’institution lui est donné, de s’instruire. Sans doute est-ce dans son enfance et dans sa jeunesse qu’on va à l’école ; mais le temps institué de l’école ne trouve pas son sens et sa référence dans l’ordre biologique de la succession des âges. Ce qui fonde la différence entre le maître et l’élève n’est pas la différence d’âge qui est entre l’adulte et l’enfant, et les parents de ceux qui vont à l’école sont et demeurent des parents d’enfants, sans être jamais, comme ils le prétendent, des parents d’élèves. Le temps de l’école n’est pas le temps initiatique de la préparation à la vie adulte, ou de la socialisation, comme si l’école devait être l’instrument d’une culture ethnique ou la servante d’une collectivité ; ce qui fait en l’enfant l’élève est l’homme qu’il veut être, l’instruction qu’il attend n’est pas l’imprégnation du collectif, c’est sa relation personnelle à l’universel, et l’idée grecque de l’école est puisée, non dans le folklore athénien, mais dans le trésor de la pensée.

Ainsi Jacques Muglioni sauvait l’école, contre l’opinion dominante, de la servitude tenace et multiforme où elle est réduite : non, l’école n’est pas faite pour préparer à la vie sociale et professionnelle ; non, elle n’est pas la servante des intérêts conjoncturels de la société civile ; non, elle n’est pas elle-même une petite communauté faite pour être à l’image d’une plus grande ; une classe n’est pas un groupe justiciable de la micro-sociologie, et quand une classe descend jusqu’à l’état de groupe, c’est qu’on n’y apprend plus rien et qu’elle n’est plus une classe ; non, l’école n’est pas faite pour servir d’objet à la psychologie, à la sociologie, en général aux sciences de l’éducation qui l’investissent sans toucher si peu que ce soit à la question de l’enseignement ; il n’est pas même vrai que l’école prépare aux diplômes, qui sont, et c’est assez, des certificats d’études, mais pas la fin de l’école. La fin de l’école, Jacques Muglioni eut l’occasion mémorable de le dire à Spa, devant un auditoire consterné, est, par l’instruction, la liberté.

L’école, n’ayant d’aucune manière vocation à la servitude, n’est pas un service ; l’instruction publique n’est pas un service public, c’est une institution organique de la République ; l’instruction publique n’est pas publique comme est un service public, elle est publique comme est la République, qui définit les droits et les devoirs du citoyen, et non les services desquels peuvent disposer leurs usagers. Déclarer service public l’école publique est pire qu’une erreur, c’est une faute ; un service, pour être public, n’en n’est pas moins un service, et chacun sait combien est difficile la définition des différences qui peuvent permettre de distinguer un service public d’avec un service privé, et faciles la confusion de l’un avec l’autre, et les empiétements de l’un sur l’autre. C’est passer, en fait, du côté de ceux qui veulent à l’école des usagers et des partenaires, comme en ont les entreprises industrielles ou commerciales, de ceux qui cherchent à se décharger, comme d’une tâche qu’il vaut mieux, ou qu’il est plus commode, de confier aux hommes de l’art, de l’éducation de leurs enfants, que de défendre le service public de l’éducation. La République a dans l’instruction publique la condition de son existence et de sa conservation. Jacques Muglioni aimait à citer Montesquieu : c’est dans le gouvernement républicain que l’on a besoin de toute la puissance de l’éducation, de l’éducation entièrement tributaire de l’instruction ; car il faut à la République des citoyens qui le soient, pas des négociants, une école pour faire des citoyens éclairés, par là libres. La liberté sera perdue, quand l’école sera tout à fait semblable à une entreprise.

Depuis longtemps il n’était question, à l’intérieur même de l’école, que de professionnalisme et de professionnalisation ; déjà régnait presque sans partage et toujours comme un dogme l’opinion que l’enseignement est un métier parmi les autres, tenant, comme les autres, en un savoir-faire, en l’occurrence consistant à posséder la technique de transmettre un savoir, ce que ne savent pas forcément faire même les plus savants. Le dogme régnant est que, autre chose est de posséder un savoir, quel qu’il soit, plus ou moins bien su, bien ou mal acquis, peu importent les chemins suivis pour l’acquérir, autre chose est de savoir le communiquer ; dans ce hiatus s’engouffre toute la technique pédagogique, elle-même objet d’un apprentissage ; de cette différence revendiquée naît la séparation proclamée de la recherche, spécialiste de l’élaboration des savoirs, et de l’enseignement, qui ne le fait pas, à qui échoit le rôle subalterne du répétiteur. À cette opinion, largement consensuelle, Jacques Muglioni opposait la dénégation la plus forte et la plus pénétrante : non, il n’est pas vrai qu’il soit possible de savoir sans savoir enseigner ce qu’on sait ; savoir quelque chose est le savoir selon les règles par lesquelles on l’apprend, qui sont celles mêmes par lesquelles on l’enseigne. La vraie question de l’enseignement n’est pas : comment enseigner ? qui aussitôt engage dans la voie des artifices dont se repaît le discours pédagogique, c’est : qu’est-ce qu’apprendre ? Question qui met hors de propos les techniques de l’apprentissage, délivre de la pédagogie de la globalité, disqualifie le discours inégalitaire qui persuade de s’adapter aux enfants tels que le monde familial et social les a faits. Enseigner est commencer par les commencements, sans supposer dans l’élève, qui ainsi commence de l’être, aucun bagage préacquis. On doit à Jacques Muglioni, c’est trop peu dire d’avoir rappelé, d’avoir révélé à la lumière, contre l’apparence, que tout enseignement, de quelque ordre qu’il soit, est élémentaire, non pas inachevé ou lacunaire, au contraire parfait comme est parfaite la connaissance qui suit les chemins qu’il faut suivre pour apprendre. L’information du dernier état de la science, livré tel quel, coupé des chemins que les progrès de l’esprit ont pris pour s’y rendre, n’instruit pas plus que n’instruit un résultat privé de sa démonstration. L’enseignement élémentaire n’est pas d’une science d’écolier, différente, comme voudraient le faire croire des didacticiens d’aujourd’hui, de la science scientifique. Si ce qu’apprend l’écolier était su sans les règles par lesquelles on l’apprend, ce n’est pas alors qu’il saurait autrement que la science, ce serait qu’il ne saurait vraiment rien.

L’enseignement est réellement élémentaire quant il est réellement encyclopédique, selon ce que dit le mot, qui est le cycle des études qu’il faut parcourir pour s’instruire, et atteindre, à la fin, à une vue d’ensemble. L’encyclopédie est l’exact contraire de l’entassement d’informations occasionnelles, glanées ici et là dans le conglomérat des savoirs éclatés, spécialisés d’après les circonstances de la pratique. Jacques Muglioni voulait ainsi, avec quelle force ! libérer l’école des pressantes urgences dont l’assiège une modernité sans mémoire, pour la ramener à sa vocation vraie, qui est de suivre, en prenant le temps, le cycle des études, qui est l’ordre du vrai et le trésor de la pensée, dans le moment qu’il rendait justice, avec quelle pénétration ! à la grande figure de Comte, philosophe pour notre temps.

L’admiration, qui combat toutes les préventions, est la lumière de l’esprit ; le ressentiment, ennemi de tout ce qui a de la noblesse, est la source de l’égalisation par le bas. Ainsi pensait, avec sa tête et avec son cœur, mon ami Jacques Muglioni, qui a tant fait, et jusqu’à la mort, pour que soient admirés les trésors de l’humanité, et rétabli en sa noblesse le travail de l’esprit.


Sapere Aude, par Jean Lefranc


Texte publié dans la
Revue de l'enseignement philosophique, 46e année, n°3, janvier-février 1996.


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Je n’ai malheureusement pas été l’élève de Jacques Muglioni. Je le vis pour la première fois quand, inspecteur général, il entra (un samedi après-midi) dans ma classe d’hypokhâgne. Peu de mots lui suffirent pour légitimer l’ambition philosophique de l’enseignement. C’était en 1966. Peu après, alors que l’existence même du Capes et de l’agrégation était compromise, il affirmait son attachement au principe des concours nationaux de recrutement, dont la signification républicaine et démocratique était trop souvent oubliée. Au jury de Capes de 1968 et des années suivantes, j’ai pu admirer comment, dans des circonstances difficiles, il savait maintenir une exigence d’équité sans céder ni à l’intimidation des uns, ni à la pusillanimité des autres. Il ne s’agissait pas d’un arbitrage trop habile entre contestation et conservatisme, mais du respect dû au travail des candidats, c’est-à-dire à de futurs collègues.

Lorsque je fus élu en juin 1969 président de l’Association des professeurs de philosophie, j’étais déjà dans l’enseignement supérieur. Au milieu de beaucoup de remous et d’incertitudes, il fallait assurer l’indépendance de l’Association à l’égard des emprises idéologiques comme des orientations ministérielles, défendre les intérêts de l’enseignement philosophique, améliorer les conditions de travail des professeurs et des élèves. Toujours attentif aux inquiétudes de nos collègues, Jacques Muglioni, bientôt doyen de l’inspection générale de philosophie, a fréquemment consulté le président de l’Association, et il tenait le plus grand compte des positions prises par le bureau national, mais sans jamais tenter de les infléchir. Il n’oubliait pas qu’il était d’abord professeur, et en tant qu’inspecteur général, défenseur naturel de l’enseignement philosophique. Bien entendu l’inspection générale doit résoudre des problèmes immédiats, elle a des responsabilités qui lui sont propres et qui ne sont pas celles d’une Association libre de ses réactions et de ses revendications. Un accord public, systématiquement recherché, n’aurait été à l’avantage de personne. Mais alors que les menaces se précisaient, la confiance réciproque ne cessait de s’approfondir.

Cette convergence de l’action de l’Inspection générale et de l’Association se manifesta avec efficacité dans quelques combats décisifs. En 1974, le projet du Ministre René Haby d’une classe terminale totalement optionnelle était alors présenté comme une évolution irrésistible vers plus de liberté (!) pour le lycéen. Si évidemment ruineux qu’eût été « le tout optionnel » pour l’enseignement philosophique, plus d’un collègue s’y résignait, espérant tout au plus négocier quelques compensations. Nous fûmes assez peu nombreux à dire non, décidément non, dès le début. Jacques Muglioni et Étienne Borne, alors inspecteur général honoraire, furent de ceux-là. Bien sûr, il y eut des alliés précieux. Mais M. René Haby lui-même a reconnu que l’échec d’une partie essentielle de ses projets a été dû à la détermination des « philosophes ».

Jacques Muglioni savait que l’avenir de l’enseignement philosophique, au sens que nous lui donnons, était inséparable de celui de l’École républicaine. Or il en voyait les principes sapés au nom d’une idéologie pédagogique qu’avait déjà dénoncée Hegel. L’élève disparaissait pour faire place à l’enfant, l’éducation permettait d’éliminer l’instruction. L’école n’était plus ce lieu privilégié, protégé, qui donne accès aux savoirs élémentaires selon un projet authentiquement encyclopédique, mais un prétendu lieu de vie, ouvert sur la rue et sur la violence, où l’on ne forme plus des citoyens, mais où l’on adapte de futurs producteurs-consommateurs à un mercantilisme sans limite.

L’alternative essentielle fut lucidement décrite dans une conférence sur La fin de l’école que Jacques Muglioni prononça à Spa au printemps 1980. Il voulut bien en confier le texte à la Revue de l’enseignement philosophique (31ème année, octobre-novembre 1980) qui s’honore de l’avoir diffusée aussi largement que possible. « Le choix demeure donc – mais le moment du choix passera – entre d’une part la tradition de l’école comme servante de la société marchande et fabricatrice, et d’autre part la tradition de l’école comme lieu de découverte de l’instance théorique et de l’universel ». Le moment du choix est-il déjà passé ? Du moins nulle compromission sur les principes n’est désormais excusable.

Philosophie, école / même combat, tel fut d’ailleurs le titre retenu pour le recueil de contributions et de débats au colloque qu’il avait suscité et contribué à organiser à Sèvres les 6, 7 et 8 mars 1980 et qui avait réuni une centaine de participants de l’inspection, de l’enseignement supérieur et de l’enseignement secondaire. Jacques Muglioni comptait beaucoup sur de tels colloques en France, en Afrique francophone (Dakar, Yamoussoukro) ainsi que sur les échanges entre des professeurs français et leurs collègues italiens (Nice) ou allemands (Bonn). Sans doute, le rôle joué par l’enseignement philosophique dans les lycées français s’explique-t-il par une histoire particulière, mais loin d’être l’exaltation d’une tradition étatique, ce qu’il propose est un accès à l’universel. Systématiquement ignoré par les media, Philosophie, école / même combat n’eut pas le retentissement qu’il aurait pu et dû avoir.

Jacques Muglioni était courageux, de ce courage simple, mais si rare, qui résiste au consensus du jour, à l’entraînement des modes, aux évolutions qui ne deviennent inévitables que parce qu’on a fait croire qu’elles l’étaient. Lui-même s’étonnait de voir autour de lui tant de lâchetés, grandes et petites, alors que nous vivons en France, fort heureusement encore, dans une république où le courage des idées n’expose en général qu’à peu de risques. Il fit dans notre revue, l’éloge de l’imprudence, de cette imprudence qui ne craint pas de penser contre l’événement et ne croit pas nécessaire de se rallier d’emblée au plus puissant ou au plus médiatiquement répandu.

Jacques Muglioni se disait parfois pessimiste, mais d’un pessimisme actif, fait de lucidité. Le courage ne l’abandonna jamais : jusque dans ses dernières semaines il prit toute occasion d’écrire et de parler. Très éloigné des nihilismes contemporains, il se réclamait de Descartes, de Rousseau, de Kant, de Comte et, comme Husserl qu’il citait, il pensait que pour comprendre la crise présente, « il faudrait montrer comment le monde européen est né des idées de la raison, c’est-à-dire de l’esprit de la philosophie. »