Sur Jacques Muglioni

Hommage à Jacques Muglioni, par Georges Pascal


Nous remercions la fille de Georges Pascal de nous autoriser à partager ce texte 

Texte publié dans la Revue des amis d’Alain n°81, juillet 1996, pages 82-84. 


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Florence Khodoss, Jaques Muglioni. Nous avons eu à déplorer aussi, ces derniers mois, la disparition de deux autres fidèles et précieux Amis d’Alain, Florence Khodoss et Jacques Muglioni. Ils témoignent tous deux de la diversité et de la vitalité des inspirations dont Alain a pu être la source. Florence Khodoss, qui avait été son élève, semble avoir été marquée surtout par le kantisme de son maître. Ce n’est pas par hasard qu’elle a publié, en 1954 et 1955, des Textes choisis de Kant dans la collection « Les grands textes », aux Presses Universitaires de France. Ces ouvrages, à vocation essentiellement pédagogique, sont une parfaite réussite et demeurent, aujourd’hui encore, la meilleure introduction à une étude approfondie des trois Critiques. Et on est heureux d’y retrouver ce souci propre à Alain de ne pas faire d’objections aux grands auteurs. Ce kantisme d’Alain, qui ne signifie évidemment pas l’appartenance à une école, mais plutôt une attitude fondamentale, vertébrale, si l’on peut dire, de l’esprit, fait l’objet d’un article tout à fait remarquable que Florence Khodoss a publié dans le numéro d’avril-juin 1952 de la Revue de métaphysique et de morale consacré à Alain. Cet article, intitulé « Le poème de la Critique », est sans doute l’étude la plus pénétrante et la plus sûre qui ait été écrite sur cette suite de réflexions particulièrement difficile que constituent les Entretiens au bord de la mer. Florence Khodoss montre, notamment, que ce que Kant appelle le schématisme, c’est, selon Alain, l’activité même de l’entendement saisissant le monde. Elle remarque que « si quelque rumeur océanique apportée par la tempête d’équinoxe, si quelque reflet de nuage sur l’eau a parfois traversé la pensée de Kant, il nous l’a certes bien caché » (R.M.M, p 218) et elle voit dans Alain, précisément, le philosophe attentif à l’océan et aux nuages qui sait retrouver dans les jeux de l’imagination la marque de ces formes pures que décrivait Kant, et qui construit ainsi, dans cette « Recherche de l’entendement » que voulaient être les Entretiens au bord de la mer, « le poème de la Critique ». Aussi n’est-il pas étonnant que dans le Tableau à la philosophie contemporaine, de Weber et Huisman, les pages qu’elle a écrites sur Alain insistent sur cette « philosophie première », c’est-à-dire sur la métaphysique, qui soutient toutes les analyses et réflexions de l’auteur des Propos. En d’autres termes, Florence Khodoss n’était pas de ceux qui ont du mal à découvrir le philosophe derrière « l’essayiste léger » que souvent paraît être Alain, aux yeux d’un lecteur léger.

Jacques Muglioni non plus n’était pas de ceux-là. Il l’était d’autant moins que c’est précisément une certaine conception de la philosophie et de son enseignement qui le rapproche d’Alain. Dès 1894, alors qu’il était professeur depuis deux ans à peine, Alain, écrivant à Elie Halévy qu’il commentait Platon et Aristote dans ses classes, lui disait : « C’est le vrai moyen de restaurer l’enseignement de la philosophie » (L.E.H., p. 53) ; près de cinquante ans plus tard, en mars 1940, alors qu’il n’enseignait plus depuis sept ans, il écrivait en évoquant ces Exercices de style auxquels il songeait depuis longtemps : « Je ne dois point cacher que tous ces travaux, d’abord faciles, ont pour fin de changer profondément l’enseignement de la philosophie en France » (Avertissement au lecteur des Éléments de philosophie, p. 11). Ce souci de sauver l’enseignement de la philosophie a été le souci constant de Jacques Muglioni et, comme chez Alain, il était lié au souci de l’école en général et, plus particulièrement, de l’école républicaine. « Philosophie, école, même combat », c’est le titre bien significatif de l’ouvrage qu’il a publié, en collaboration avec Bernard Bourgeois, à la suite d’un Colloque tenu à Sèvres en 1984. La formation d’esprits libres, à laquelle vise l’enseignement philosophique, ne se distingue pas de la formation des citoyens éclairés, qui est la tâche propre de l’école de la République. En effet, « quand on ne sait plus se conduire soi-même, écrivait-il en 1993, il ne reste d’autre solution que de marcher au pas » (Revue de l’enseignement philosophique, septembre-octobre 1993, p. 85). On retrouve aussi chez lui bien des thèmes chers à Alain : la nécessaire séparation du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel, – la conception de l’Humanité comme un être réel, – la culture comme culte des grands hommes, – l’exigence d’une école qui soit, comme le dit son étymologie, un lieu de loisir (on a eu raison de réunir ses textes sous le titre L’école ou le loisir de penser), – la méfiance à l’égard de l’enseignement dit technique et la distinction radicale entre enseignement et apprentissage, – le refus du modernisme et la résistance aux modes, – le rejet des prétendons des soi-disant sciences humaines, – l’attachement à la laïcité, etc. Mais si, d’une certaine manière, on peut dire qu’Alain, à son époque, prêchait dans le désert, sans en être beaucoup affecté, il faut reconnaître que Jacques Muglioni s’est trouvé confronté à une tâche plus rude, ses fonctions d’Inspecteur général le mettant constamment en présence des défaillances et des déviations qu’il avait à cœur de dénoncer et nul n’étant moins que lui capable de déguiser ou de cacher sa pensée. Aux « Journées franco-belges des Collectivités d’éducation » qui eurent lieu à Spa en mai 1980, sa communication sur « La fin de l’école » se fit, selon le mot d’un de ses collègues, l’Inspecteur général Lechat, « devant un auditoire consterné » (Revue de l’enseignement philosophique, janvier-février 1996, p. 79). Il avait d’ailleurs commencé par dire qu’il n’aimait pas beaucoup ce rôle de provocateur qu’on lui avait confié ; il avait précisé : « Les réunions de cette nature auxquelles j’ai eu parfois l’obligation d’assister m’ont presque toujours inspiré une tristesse uniforme [...] » et il s’était excusé de « venir troubler [ces] journées par des propos [qu’il savait] d’avance intempestifs » (Revue de l’enseignement philosophique, octobre-novembre 1980, p. 36). Les propos que tenait Jacques Muglioni étaient bien, en effet, comme ceux qu’écrivait Alain, des « propos intempestifs ».

Qu’on me permette de dire que la mort de Jacques Muglioni m’a personnellement beaucoup touché. J’ai vivement regretté de ne l’avoir connu qu’assez tardivement. Outre la sympathie qui naît spontanément entre deux fumeurs de pipe, nous avions bien des raisons de nous entendre. Nous avions tous deux commencé par enseigner un peu de philosophie et, pour l’essentiel, du français, du latin et du grec, tout en préparant l’agrégation. Tous deux, jeunes professeurs, nous avions collaboré aux publications de l’anarchiste Louis Lecoin. Et, surtout, nous avions tous deux tenu ou retenu d’Alain une sorte de foi dans l’enseignement et la philosophie qui nous faisait considérer le métier de professeur de philosophie comme le plus beau métier du monde.


Jacques Muglioni, 1921 - 1991, par Jean-Louis Poirier

Nous remercions Jean-Louis Poirier de nous autoriser à partager ce texte.

Texte publié dans Deux cents ans d’Inspection générale, Jean-Louis Poirier, Fayard, 2002. 


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Avant d’être inspecteur général, Jacques Muglioni fut (il faudrait dire : « était ») professeur de philosophie. Même s’il se refusait à opposer en lui les deux hommes, il convient de traiter séparément de chacun, car l’œuvre laissée n’est pas de même nature.

Un retour aux sources 

Professeur de philosophie, Jacques Muglioni le fut de 1947 à 1963, ne se faisant pas autrement remarquer que par sa discrétion. Du lycée de Charolles, en Saône-et-Loire, où il débuta, aux lycées parisiens où il termina sa carrière de professeur, de la classe de philosophie aux classes préparatoires littéraires, son enseignement suivit toujours à peu près les mêmes principes, sans doute, que son talent réincarnait chaque année, différemment, pour des élèves différents. Il n’y a pas lieu de décrire autrement un enseignement qui demeure dans la mémoire des anciens élèves et s’y trouve bien. Mais il y a lieu, assurément, d’en relever la structure : c’était un contenu articulé à une parole, ce qui veut simplement dire que des élèves, en écoutant cette parole, travaillaient et apprenaient des choses. Les œuvres, les outils, les concepts de la philosophie étaient convoqués, et il se passait quelque chose. 

Pour autant que la pratique de Jacques Muglioni, professeur, s’écartait de celle des autres professeurs de ce temps, c’était plutôt par la revendication d’un certain classicisme : dans ces années d’après guerre, où se cherchaient diverses doctrines ou attitudes philosophiques, Jacques Muglioni ne cherchait pas. Il ne cessait de trouver son inspiration aux mêmes sources. Il reliait imperturbablement Platon et Descartes, il feignait d’ignorer jusqu’à l’existence de Sartre, par exemple, et de quelques autres. Mais ce classicisme n’avait rien de classique, il portait même avec lui une vigueur peu ordinaire : il ne témoignait pas de l’incapacité à se renouveler d’un enseignement pétrifié ; il passait, en effet, par le retravail complet du meilleur des traditions classiques. Des exigences nouvelles, pour nous banales, étaient présentes : non de plats résumés de doctrines, mais la vive lecture des textes ; non de fastidieux exposés portant sur des questions convenues, mais la dramatisation théorique de problèmes directement affrontés. À cette époque, sous l’impulsion de Georges Canguilhem, l’enseignement de la philosophie se rajeunissait et se consolidait peu à peu selon des principes nouveaux : l’interrogation conduite au long du cours retrouvait tout naturellement le chemin des grandes œuvres et, à travers la lecture du texte même, quelque chose comme leur altitude propre. Ce dont on se libérait ainsi, c’était d’un style d’enseignement qu’on a pris plaisir, plus tard, l’époque étant bel et bien dépassée, à qualifier du terme de « poussiéreux ». L’enseignement de la philosophie témoignait alors d’une grande santé : on a osé parler du « temps des philosophes ». Et quelque chose en effet a existé qui répondit à cette belle expression : la rencontre, ordonnée à la présence d’un enseignement substantiel dans les lycées, de philosophes, de professeurs, de journalistes, d’élèves, de toute une opinion publique. C’était ce temps exceptionnel où l’institution de l’enseignement de la philosophie était portée par tout ce qu’il avait d’éclairé dans le pays et où ceux qui avaient la chance de recevoir cet enseignement connaissaient cette chance. Heureuse rencontre, donc, en ce phénomène, de la philosophie et d’un moment de la société, de la philosophie et d’une époque de l’histoire où il s’agissait de construire plus que de critiquer, où l’enseignement et la réflexion sienne étaient contemporains de leurs ressources et identiquement de leur jeunesse. 

L’étonnante signification de l’être 

Il faut s’attarder quelques instants sur cet enseignement, ses normes, sa figure : car c’est bel et bien à cette réalité que l’inspecteur général Jacques Muglioni avait ordonné son action. L’enseignement de la philosophie, en ce style, n’est socratique qu’en ceci que c’est le maître qui pose les questions, jamais l’élève. Poser des questions – « les élèves peuvent, ils ne doivent pas! », se plaisait-il à répéter. L’enseignement n’est donc pas dialogué et Jacques Muglioni conserva sa vie durant une entière détestation à l’endroit du cours dialogué, tenu pour une concession aux modes ignorantistes. Le cours de philosophie est magistral simplement parce qu’il porte un contenu, qui doit être transmis et qui est du savoir : il y a des choses à savoir en philosophie et il y a un savoir philosophique. C’est dire combien il jugeait condamnable cette dérive qui, en prétendant consacrer la philosophie à la réflexion, la transforme en fait en une sorte de discipline d’éveil, en réduit la substance à la forme vide de la subjectivité naïve et interdit de surcroît toute réflexion véritable. De ce point de vue, la philosophie est une discipline scolaire comme les autres, et à ce titre elle fait l’objet d’un enseignement, d’un apprentissage, d’un contrôle. Elle se déploie autour de deux pivots : autour de son contenu propre d’une part, autour d’une tradition de culture d’autre part. Son contenu propre n’est pas l’exercice creux d’on ne sait quelle réflexion, mais – Jacques Muglioni l’a toujours répété – l’investigation portant sur « les fins suprêmes de la raison humaine », par un kantisme qui conduit, certes, aux sommets de la métaphysique. La tradition de culture est celle des « grands philosophes », selon cette représentation quelque peu conquérante d’une histoire de la philosophie scandée par de grandes œuvres. Travailler la philosophie, c’est, par la lecture, acquérir et approfondir cette culture. Ce qui ne veut certainement pas dire l’accumuler ou l’empiler, puisque lire un philosophe, à travers le rigoureux exercice de comprendre sa pensée, exercice qui s’attache à la lettre du texte et met en œuvre un savoir-lire et diverses opérations, c’est ressaisir l’objet de cette pensée, en son éclairage propre. 

L’œuvre du professeur est naturellement et modestement œuvre d’enseignement : instruire des élèves, et, à travers le savoir, leur apprendre à régler leur pensée sur celle des grands auteurs. En sa modestie, un tel enseignement est pourtant déjà fort de sa singularité : il représente, plus ou moins consciemment, un paradigme. Enseigner la philosophie, selon ce paradigme, c’est permettre à des élèves de s’approprier une discipline majeure de la culture humaine, et, ce faisant, de disposer d’un moyen spécifique de compréhension du réel. Jacques Muglioni pensait que la philosophie avait pour caractéristique de procurer la compréhension de la réalité : si les diverses sciences positives font connaître leur objet en le déterminant, c’est la philosophie qui seule peut donner à cet objet la posture du réel, qui seule peut dire ce qui est, en déployant l’étonnante signification de l’être. Il faudrait dire, aussi, discrètement, le talent du professeur : dans cet enseignement, la philosophie portait à la fois l’expérience de la pensée en sa dimension la plus vertigineuse, et l’expérience de l’humanité en sa dimension la mieux disciplinée, celle d’un savoir scolaire. 

Ce sont ces expériences, ce savoir, ce talent qui feront le prestigieux inspecteur. Il revendiquait hautement l’appellation d’inspecteur général « de l’Instruction publique », parce que son souci était bien, avant tout, l’instruction du peuple. Parce que, aussi, il croyait que seul le savoir éduquait et était enseignable par l’École. Il doutait en effet non pas de la nécessité de transmettre des valeurs, mais de la valeur d’une transmission des valeurs dont le ressort serait autre chose que la liberté. Tout devait donc passer par la raison, par un savoir porteur d’universalité. 

Un refus permanent ordonné à des principes éternels 

L’œuvre d’un inspecteur s’analyse selon trois axes : dans son rapport avec le corps enseignant, dans son rapport avec la discipline, dans son rapport avec l’institution scolaire et l’ensemble de la société. À l’égard des professeurs, Jacques Muglioni incarnait l’image traditionnelle, faite de proximité. L’inspecteur, que l’on sait hors hiérarchie, se voulait « professeur itinérant ». Dans la suite encore de Georges Canguilhem, il s’attacha à redonner à l’enseignement de la philosophie un sérieux et une rigueur qui parfois lui manquaient. Il ne cessa d’exiger qu’un contenu fût enseigné, il poursuivit de sa vindicte les dérives formalistes et pédagogistes. Jacques Muglioni avait une doctrine et ne s’en cachait pas. Mais cela ne l’empêchait pas de faire preuve, non sans inflexibilité, d’une impartialité politique et doctrinale absolue. Jusqu’à l’extrême, il se voulait le protecteur des professeurs et de leur liberté, et il prenait les mêmes risques, il engageait toute son autorité pour les défendre contre les abus d’autorité ou les pressions de l’opinion, qu’ils fussent célèbres ou obscurs, talentueux ou laborieux, voire fantaisistes. 

À l’égard de la philosophie, l’entreprise de modernisation ne fut pas moindre. Un urgent effort de qualité était nécessaire : un programme de notions figées donnait à croire que l’enseignement était répétitif et clos, la présence massive, héritée du siècle précédent, de questions ou de thèmes psychologiques enfermait la réflexion dans des références vieillies, une non négligeable routine faisait le reste. L’action fut menée de façon décidée : un effort sans précédent permit une réelle amélioration du recrutement, le retour aux textes arracha les moins sûrs des professeurs aux facilités du verbiage, un programme repensé incita à inventer de nouvelles problématiques, des « questions » conduisirent à ouvrir la philosophie sur l’extérieur. Tous ces efforts, joints au rajeunissement réel des professeurs, entraînèrent un magnifique renouveau de l’enseignement de la philosophie, même si, ce que Jacques Muglioni était le premier à ressentir et à dire, les routines étaient prêtes à reprendre le dessus. Mais une sorte de culture commune, et vivante, était en place. 

L’œuvre de l’inspecteur ne se limite pas à la restauration d’un enseignement de qualité, dispensé dans d’heureuses conditions. On lui doit aussi l’extension de l’enseignement de la philosophie dans la voie technologique (« le technique », comme on disait à l’époque). Cette extension témoignait d’une double préoccupation : d’abord, et d’un point de vue conjoncturel, Jacques Muglioni avait compris la nécessité d’étendre l’emprise matérielle de l’enseignement de la philosophie dans un contexte où la discipline même était menacée de disparition par la fonte des postes. Ensuite, il a voulu cette extension, malgré bien des difficultés, contre bien des hostilités et en dépit de beaucoup d’objections, par une conviction politique principielle. Il avait compris, ou commencé de comprendre, son temps : il devenait inconcevable que la philosophie ne soit enseignée qu’à quelques-uns. Comme il devenait inconcevable que cet enseignement se replie sur l’Hexagone. Et c’est ainsi que, sous sa conduite, l’inspection de philosophie mit en place, à côté de nombreux échanges internationaux, une véritable politique de coopération avec l’Afrique francophone et d’autres pays étrangers : l’instruction publique ne connaît pas de frontières. Jacques Muglioni ressentait cette urgence du réel, et il comprenait profondément ce qu’il y avait à faire. 

Du reste, tout ce qu’il savait il le savait profondément : ses principes comme ses choix découlaient de la même compréhension aiguë de la réalité. Dans une conférence devenue célèbre, prononcée à Spa en mai 1980, Jacques Muglioni posait un constat et proposait une analyse. L’analyse permet d’identifier la nature de ce qu’on appelle souvent la crise de l’École : elle fait remonter à la mission même de l’École, à la transmission des connaissances. La fin de l’École, sa perte, c’est l’oubli de sa fin, l’instruction publique. S’interrogeant sur la « rhétorique de l’innovation » qui s’est emparée de l’École en ces années-là, il observe qu’elle l’invite à renoncer à sa fonction propre. En se rapprochant de la société, l’École oublie qu’elle constitue « comme un contre-modèle ». En se montrant accueillante aux pédagogies comportementalistes elle se met en état d’écarter « toute idée de réflexion et de culture ». Mais le nerf de cette conférence, c’est le refus de proposer à l’École toute norme d’adaptation à la réalité. « Adapter les élèves tels qu’ils sont au monde tel qu’il est » : cela fait tourner en rond, et voilà un objectif dont il est facile de montrer l’incohérence. À l’idée conservatrice d’adaptation Jacques Muglioni opposait l’idéal révolutionnaire de résistance : « Exister, c’est résister. L’homme libre, c’est l’homme qui ne marche pas, qui se refuse à emboîter le pas. Sans ce pouvoir de refus qui juge toutes les adaptations, évolutions ou innovations, il est absolument impossible de penser l’école et de lui donner un sens. » En cette intransigeance on reconnaît certaine énergie du refus, caractéristique : la même qui animait Georges Canguilhem lorsque, partant à l’offensive contre la psychologie, il donnait aux psychotechniciens un insolent conseil d’orientation et les envoyait à la Préfecture de police ; évoquons bien sûr Alain, qui tenait pour identiques la négation et la pensée. 

L’École selon Muglioni n’a pas à s’adapter à quelque réalité que ce soit, parce qu’elle « n’a rien d’autre à faire que d’aider les hommes à sortir de l’enfance et de leur apprendre à bien user de leur raison ». C’est donc précisément parce qu’il s’agit d’instruction que l’idée même d’adaptation est exclue : il y va donc non pas de l’efficacité de l’école, mais de sa mission, et c’est bien pourquoi les politiques d’adaptation de l’école la ruinent à la base, en la détournant de sa mission : « L’école adaptée, l’école alignée, c’est l’école supprimée. » Et tout s’explique : il faut demander si les élèves tels qu’ils sont, plutôt que ceux d’une époque, ne seraient pas ceux que fabrique une pédagogie de laquelle est absente toute idée d’instruction. 

Ce qu’il faut retenir de cette mémorable conférence, ce n’est sans doute pas son contenu : tout le monde, après tout, savait ce qui y a été dit ; c’est le courage, l’audace de l’avoir dit, et précisément devant un auditoire d’esprits voués à l’éducation. Ce qui est annoncé dans cette conférence se ramène à deux choses : l’énoncé d’un principe d’abord, qui est une sorte de principe d’identité, selon lequel l’École n’est pas ouverte sur la vie, si bien que l’ouverture sur la vie la détruit. Elle la détruit parce que l’École n’est en retrait par rapport à la vie qu’en ceci qu’elle introduit, par le savoir, à l’universel, là où la vie n’apporte que le local et le particulier. L’annonce d’un temps aussi : celui d’une École dispensatrice d’un enseignement de masse. Réalité encore timide à l’époque de cette conférence, mais qui porte déjà à interroger l’École sur sa mission, qui risque de devenir d’intégration plutôt que d’instruction. 

Jacques Muglioni était donc un provocateur. C’était sa manière à lui de communiquer. Il ne faut pas tenter de réduire cela à un superficiel goût du paradoxe. C’était bel et bien la dure rencontre de la rigueur philosophique avec la rigidité de l’opinion. Il y avait là des valeurs sur lesquelles il n’était pas question de rien concéder. Par ailleurs, en disant hautement ce que beaucoup n’osaient exprimer, en bravant le préjugé majoritaire, il agissait et combattait. Ce combat pour l’École, jamais disjoint du combat pour la philosophie, était de tous les instants. Il en est résulté une sorte de culture de combat, une sorte de mythologie fondatrice à travers laquelle l’inspection de philosophie tentera pour longtemps de trouver son identité : image libertaire d’un refus permanent ordonné à des principes éternels. L’Inspection générale offrait sa garantie et son indépendance à ce mouvement de refus : la parole de Jacques Muglioni au moins ne s’assujettissait à rien. Mais on ne dépeindrait pas correctement le groupe d’inspection de philosophie, tel qu’il l’animait en ces années-là, si l’on omettait d’évoquer la figure d’Étienne Borne. Ces deux personnalités hors du commun surent se rencontrer en une exceptionnelle amitié qui rapprochait les contraires avec fécondité, le rationaliste intransigeant et le chrétien passionné, le libertaire conservateur et le philosophe brillant fasciné par le tourbillon de l’histoire et de la politique. 

C’est cette rencontre, sans doute, qui a sauvé l’enseignement de la philosophie à l’époque où, à la fin des années 1970, l’Éducation nationale entreprit de se moderniser, une fois de plus. En son évidente inutilité, parfois revendiquée, l’enseignement de la philosophie était une provocation à s’en débarrasser, ou à le réduire. Il passait pour la principale cause de désordre, le principal empêcheur de tourner en rond dans le monde de la rationalité scolaire. Étienne Borne et Jacques Muglioni n’avaient certainement pas l’un et l’autre la même approche, la même compréhension de la réalité, mais elles se complétaient en un dispositif qui montra son efficacité. À eux deux, ils surent faire reconnaître le droit d’un enseignement menacé en le laissant à sa vitalité propre, sans le déformer dans une figure raidie par l’intégrisme. Leur incontestable sens historique les conduisit à prendre appui sur la réalité elle-même, à engager sans hésiter un combat auprès de l’opinion et à le gagner. Ils surent, sans renoncer en rien aux principes essentiels de l’enseignement de la philosophie, obtenir de ce qu’il y avait de pensant dans le pays, à droite comme à gauche, cette faveur irrésistible qui dissipa les nuages. 

D’une manière générale, on peut dire que Jacques Muglioni fut un inspecteur remarquable en raison de la puissante compréhension de la réalité qui était la sienne : aussi ardent défenseur qu’il fût de sa discipline, précisément parce qu’il croyait que celle-ci s’ordonnait à l’universel, il savait ne pas s’y enfermer. Il comprenait parfaitement, ainsi, que l’avenir de l’enseignement de la philosophie, en France, n’était pas séparable de celui de l’École ni des transformations de la société tout entière, même s’il récusait toute adaptation. Il avait une approche incontestablement globale des choses, à une époque où cela n’était pas de pratique si fréquente dans l’Inspection générale. À quoi il faut ajouter la haute idée qu’il se faisait de ses fonctions à l’égard de l’idéal d’instruction publique. 

En ce combat, en ces combats, Jacques Muglioni conduisit l’inspection comme il s’y prenait en tout : avec cette liberté qui consiste à ne se soucier aucunement de ce qui est convenable, à toujours agir et penser sans préjugés : il ne défendit point l’enseignement de la philosophie en multipliant les démarches contingentes, mais en le laissant être ce qu’il était. Surtout, il ne cessa d’associer le sort de l’enseignement de la philosophie et celui de l’École elle-même. Association certes périlleuse, mais qui portait avec elle, incontestablement, l’un des sens les plus vifs, d’une pertinence historique entière, de l’existence institutionnelle de l’enseignement de la philosophie. Ce combat fondamental, il le livrait quotidiennement, en assumant la responsabilité qui était la sienne à l’égard de l’enseignement de la philosophie, pour en garantir la qualité et la dignité. La qualité, il avait su la produire en ne craignant certes pas de bousculer les usages, mais surtout par cette énergie tonifiante si caractéristique qu’il savait faire partager : il aimait réunir les professeurs, les écouter et leur parler, il les galvanisait ; il aimait pratiquer la philosophie avec eux. Il n’inspectait pas pour gérer des carrières ou contrôler, mais pour philosopher avec des collègues. La dignité et la paix, dans l’enseignement de la philosophie, il a su les ménager par une tolérance de principe, donc entière. Chacun sait qu’il avait ses convictions, parfaitement tranchées, rarement modérées : il ne les gardait pas pour lui, mais jamais il ne se permettait – institutionnellement – la moindre entreprise contre ceux qui ne pensaient pas comme lui. Kantien, il croyait à la vertu du libre débat, ou du débat public. Il y avait assurément des idées auxquelles il s’opposait – et, il convient de le préciser à ce propos, c’est avec la même non-modération qu’il a toujours condamné ce qu’il appelait l’« intégrisme philosophique », auquel il n’a cessé de s’opposer, justement pour protéger l’enseignement de la philosophie –, mais il n’y avait pas d’idées interdites ; il y avait ses idées, qu’il n’hésitait pas à faire valoir, mais il n’y avait pas d’orthodoxie. Ajoutons qu’il savait pratiquer le respect des personnes, auquel il ajoutait la chaleur humaine et la compréhension. 

Bilan d’une saine intempestivité

On essaiera de terminer ces lignes par un bilan. L’homme fut suffisamment étonnant, étonnant au point d’être devenu légendaire, et assez de temps s’est sans doute écoulé pour que l’on puisse, sans manquer à une fidélité et à une affection qui demeurent intactes, s’épargner d’idéaliser et risquer quelques questions. 

On concédera sans réserve que Jacques Muglioni a rajeuni et renforcé l’enseignement de la philosophie, dans les années où il en a eu la responsabilité, avec Étienne Borne et Dina Dreyfus. On lui accordera également qu’il a donné naissance à un courant d’opinion désormais attentif à l’instruction publique et à la valeur de l’École. On lui saura gré, de même, d’avoir pris, avec succès, non sans courage, probablement, la défense de l’enseignement de la philosophie, lorsqu’il fut menacé, à la fin des années 1970. Pratiquement tout le monde s’accorde là-dessus. Mais on ne saurait dissimuler, même sur ce dernier point, une certaine ambiguïté, qui apparaît mieux encore avec le recul du temps. Là, tout le monde ne s’accorde pas nécessairement. 

Certains ne manqueront pas d’avancer, ainsi, qu’en prenant la défense de l’enseignement de la philosophie – ce que nul ne songe à lui reprocher – il a pris néanmoins la défense d’une forme déterminée de cet enseignement. Et de même, en promouvant son extension, horizontale, dans la voie technologique, on observera qu’il s’agissait toujours de la même forme déterminée. Et il est peut-être hâtif, en effet, de poser que tout enseignement de la philosophie doit s’inscrire exclusivement dans l’année terminale du second cycle scolaire. Il y a peut-être lieu de s’interroger sur cette image de la philosophie qui l’oppose aux autres disciplines, facilement tenues pour inférieures, en les couronnant de son universalité. L’idée d’une progressivité de l’enseignement de la philosophie, qui aurait conduit à une extension verticale, est assurément contraire à cette pédagogie de la rupture qui avait la faveur de Jacques Muglioni. Mais est-elle pour autant contraire à toute philosophie ? 

On demandera également si l’on peut parler de la fin de l’École, là où il ne s’agit peut-être que de la fin d’une École et de la naissance d’une autre, et si l’on est en droit de tenir pour une idée éternelle la représentation d’une institution scolaire tout à fait historique, porteuse de bien des limites, comme était cette École de la IIIe République. Il est injuste de dire que l’École d’aujourd’hui a renoncé à instruire, et, en tout état de cause, devra-t-on dire qu’elle a renoncé à sa mission ou qu’elle en a changé ou reçu d’autres ? N’est-ce pas enfin accorder trop d’importance à la pédagogie que de la désigner comme coupable? 

Si l’on met sur le compte d’une saine intempestivité l’attitude de rejet que Jacques Muglioni n’a cessé d’opposer aux sciences humaines et à la psychanalyse, on se réjouira que puisse encore exister une telle agressivité philosophique : mais on ne saurait trop juger saine aussi une certaine réserve en la matière, qui épargnerait bien des déconvenues. Enfin, s’il nous faut tout dire, il nous faut dire aussi qu’il fut désemparé par l’arrivée de la gauche aux responsabilités gouvernementales, cette gauche qu’il avait, presque publiquement, appelée de ses vœux. De cela naquirent conflits et malentendus qui marquèrent de tristesse les dernières années de son activité. Elles furent au moins pour lui l’occasion de concilier, sans doute à grands frais, mais bel et bien cependant, la loyauté dont il ne s’est jamais départi à l’égard de son ministre et la franchise la plus totale. 

L’inoubliable, en fait, c’est ce qui réunissait le professeur et l’inspecteur : la constante référence à la philosophie. Cette philosophie dont il tirait l’exceptionnelle force morale qui était la sienne.



Jacques Muglioni, un citoyen incommode, Joël Wilfert


Nous remercions Joël Wilfert de nous autoriser à partager ce texte.

Texte publié dans les Cahiers philosophiques, n° 68, octobre 1996, CNDP, pages 59 à 62.


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En 1993, le CNDP publia en un court mais dense volume, nombre des textes de Jacques Muglioni jusque-là dispersés dans des revues diverses ou actes de colloques. Malgré la contingence des sollicitations où l’urgence des interventions se donne lire, croyons-nous, une pensée philosophique cohérente et ferme.

L’exigence philosophique de totalité et d’unité est à l’œuvre en tout homme mais elle peut être oubliée ou refoulée, elle l’est même généralement. Une telle exigence n’est pas de l’ordre du pragmatique, du temporel ou du matériel mais elle ouvre à un ordre de l’esprit : « toute philosophie peut être considérée comme la recherche d’un lieu d’où le jugement puisse s’établir et d’où il puisse mesurer toute chose ». Un individu pensant et libre peut toujours occuper un tel lieu ; depuis l’aurore grecque il s’est trouvé des hommes pour disposer librement de leur temps, jouir du loisir de penser en comprenant les actes de l’esprit humain, habiter la pensée des autres en faisant fi de leur personnalité finie comme déjà Sénèque avait su le faire : « ce qui est vrai est à moi ». Socrate sut penser en toute naïveté philosophique – c’est-à-dire en commençant par l’élémentaire – se mettre à l’école du raisonnement, sortir du consensus et dire non à la certitude irréfléchie. Il reste que si la philosophie recommence toujours à partir du fondamental (c’est-à-dire de l’élémentaire), elle a besoin qu’on l’instruise de son propre passé et aussi de ce que l’humanité a su apprendre et qui se donne à penser pourvu que, dans un premier temps, on lui obéisse. Dans un monde où il faut travailler, produire, s’enrichir et qui regorge de « loisirs mortels », ce loisir de penser doit être institué. Ce loisir, seule l’École peut l’assurer, comme l’indique d’ailleurs l’étymologie. On ne saurait mieux dire que l’École doit être un lieu libéré de l’obsession de la rentabilité immédiate autant que de la tyrannie de l’« intérêt » qui n’est jamais spontané. Penser suppose d’abord qu’on apprenne, c’est-à-dire que l’on obéisse à la logique même de la découverte, qu’on suive cet ordre des raisons qui va de l’élémentaire au complexe et qu’on évite la superstition du « concret » et du global qui n’est que le « fourre-tout » de l’ignorance. L’École n’est pas travail mais loisir, on y obéit parce que l’on ne sert pas, et le maître y est le magister, celui qui, libère et non le dominus, celui qui rend servile. Il est donc nécessaire que l’École institue un monde à part hors de l’omniprésence de la société et même de la famille. L’École ne connaît pas d’usagers – car elle n’est pas, au sens strict, un service public, dont on pourrait user ou non – ni même d’enfants. « L’École républicaine est celle qui se propose de faire des hommes libres et éclairés », elle ne connaît que des élèves qui ont le droit de vouloir être grands et de s’instruire, le droit de ne pas être seulement des enfants ; la notion de parents d’élèves est donc une monstruosité qui tend à confondre tous les ordres. Le droit de l’élève est d’être, dans la classe, mais seul, face à la nécessité de comprendre ce qu’on lui explique, car « on peut tout faire ensemble sauf être intelligent », et non dans un groupe membre provisoirement retranché d’une « communauté » ; son droit est aussi qu’on lui apprenne les lettres et les sciences progressivement et régulièrement en partant de l’élémentaire pour s’élever à l’universel du savoir et non qu’on le maintienne dans une « culture » qui n’est que le nom moderne de ce qu’on appelait jadis préjugé.

L’École doit instruire, ce qui est autre chose qu’informer. Enseigner la science par ses résultats n’instruit personne parce que savoir que est le contraire de savoir ; le résultat brut, l’information, rendent stupide car ils ne donnent que les dernières nouvelles du monde des chercheurs. La science n’est science qu’à l’École parce que là seulement elle peut être étudiée dans son mouvement qui est celui de la découverte, et dans son histoire. La physique comme science et non comme recherches éclatées n’existe plus en dehors de l’École. Comme l’avait dit Auguste Comte, dont Jacques Muglioni se réclama toujours, la science ne doit pas être abandonnée « à une spécialisation sans mesure qui favorise l’ésotérisme et tend à la présenter comme inaccessible au profane », ce qui revient à exclure la science de l’éducation fondamentale pour la réserver à la seule caste des chercheurs. L’ordre encyclopédique des sciences, du simple au complexe, de l’abstrait au concret, de l’inférieur au supérieur, « est une éducation capable de conduire l’esprit ordinaire de la superstition à la positivité, de le délivrer de la subjectivité première par la représentation apaisante de l’ordre extérieur ». Cet ordre encyclopédique est tout le contraire de ce qu’on nomme le plus souvent ainsi, c’est-à-dire un ensemble de monographies reliées entre elles par l’ordre alphabétique. Comme l’enseignement des Lettres a pu se résigner devant l’« intérêt » des élèves ou s’oublier dans une sophistique structuraliste distillant un ennui mortel, ôtant tout contenu humain et spéculatif aux textes, l’enseignement scientifique s’égare lorsque, par un formalisme dénué d’intelligibilité, il prétend fournir des outils pour fabriquer et éliminer le spéculatif au profit du pragmatique. La « science » contemporaine tend à « oublier » la science et il devient possible d’être un « scientifique de haut niveau » tout en donnant dans de multiples superstitions. Le spectacle des réussites pragmatiques du formalisme scientifique peut fasciner, il n’instruit pas, et le spectaculaire anéantit toujours le spéculatif.

Dans une École qui instruit, la philosophie trouve naturellement place, non comme on ne sait quel couronnement mais comme parachèvement, puisqu’elle a pour fin la pensée de l’unité et de la totalité et l’exercice d’un jugement fondé, ce qui est proprement la pensée libre. Qu’on relise le très bel article sur la « Leçon de Philosophie » : dans la classe qui est un abri, un lieu institué par la parole du maître qui l’enseigne et l’attention des élèves (« cette prière naturelle par laquelle nous observons que la raison nous éclaire ») c’est la philosophie même qui est à l’œuvre car « toute leçon de philosophie engage toute la philosophie ». Le maître enseigne la philosophie fondamentale, interrogeant, s’interrogeant, philosophant « sans précaution » dans « le silence passionné et complice de la classe », silence passionné parce que l’on s’intéresse à la chose même et à elle seule. La leçon institue l’élève philosophe, le fait penser et crée donc cet incomparable lieu du loisir de penser, loin du monde et méprisant la mode. L’apparent paradoxe de l’École, et de la philosophie dans l’École, est que ce lieu où la présence est obligatoire est le seul où soit garanti à tous le loisir d’exercer, en obéissant, la liberté de l’esprit.

La philosophie, c’est bien clair, ne doit rien à l’État ; elle se renierait si elle se mettait à son service, et il y eut des écoles dans les monastères et même sous des tyrans. Mais une École pour tous, visant à faire de tous des hommes libres, et un enseignement de la philosophie destiné non à produire des professionnels de cette discipline, mais à fournir au grand nombre l’accès à la pensée libre sont solidaires de la République. La République veut des citoyens libres car ils sont le souverain et que le souverain doit être éclairé, c’est-à-dire éduqué à la pensée libre par l’exercice de la pensée instruite. L’École est dans la République une institution organique et non une fonction qu’on pourrait déléguer, et la philosophie l’achèvement de l’École comme loisir de penser.

La fonction d’Inspecteur général de l’Instruction publique que Jacques Muglioni exerça de longues années n’était donc pas une simple fonction administrative, mais le centre même de la vie de la philosophie dans la République ; cette fonction philosophique, si l’on ose dire, il l’exerça contre vents et marées, combattant les avatars modernes des rhéteurs et des sophistes, « savants » en « sciences de l’éducation », animateurs et psychologues.

Puisqu’il s’agit autant de rendre hommage à un homme que d’analyser les textes d’un auteur, on nous permettra peut-être une allusion à un maintien physique. Jacques Muglioni avait la « nuque raide » (c’est ainsi, comme on s’en souviendra, que Dieu parle de son peuple [Deutéronome, 9] faisant allusion à sa fierté). Il a écrit que la véritable École républicaine avait pour but de former des « citoyens incommodes ». Il fut lui-même cet admirable citoyen incommode, affrontant sans relâche les destructeurs bien intentionnés de l’École et les adversaires, parfois camouflés, de l’enseignement de la philosophie. Il souffrit de voir ceux qui eussent dû partager sa foi républicaine entendre les sirènes de l’adaptation de l’École à la « vie » ou à l’entreprise autant que leurs prédécesseurs. Il sut empêcher beaucoup de dérives, et, suprême vertu républicaine, indisposer ceux de son bord qui eussent préféré un homme facile à un citoyen incommode. N’en doutons pas : s’il s’agit de plaisirs faciles, une « fille facile » est en même temps une « bonne fille », mais s’il s’agit de la raison et de la liberté, un homme facile n’est pas un homme bon. Un « homme difficile », un citoyen incommode sont choses rares ; Jacques Muglioni va nous manquer.


La mort du philosophe Jacques Muglioni, Philippe Soual rend hommage au penseur originaire de Speluncato

Nous remercions Philippe Soual de nous autoriser à partager ce texte.

Texte publié dans Corse Matin, sans doute en janvier 1996.


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Saluons ici la mémoire de M. Jacques Muglioni, grande figure de la philosophie contemporaine et de la Corse. Mes pensées et ma reconnaissance vont à l’homme qu’il fut, exigeant, en ce sens qu’il attendait de chacun, et s’efforçait pour lui-même de s’élever à la pensée et à la hauteur de l’homme qui n’est tel que par la culture, universelle en son principe et sa fin, c’est-à-dire par la connaissance toujours plus approfondie des grandes œuvres de la pensée.

Mes pensées vont au professeur et à l’inspecteur général de philosophie, qui a tant œuvré pour l’école avec persévérance et courage, face aux modes et aux aveuglements qui ruinent la vie et la liberté de l’esprit. Ces modes, disait-il, sont « comme un coup d’État permanent contre l’école. Elles fomentent dans l’école la haine de l’école. »

École, aimait-il à rappeler, signifie en grec loisir, loisir de penser, afin de conduire l’élève à l’homme, c’était d’ailleurs le titre d’un recueil de ses articles. École de la République, au sens de Platon, qui cherche la seule vraie libération, par l’intelligence, préparant à la communauté du bien-vivre ensemble que doit s’efforcer d’être la cité humaine.

École, c’est-à-dire éducation et instruction, qui doit viser au meilleur, en exigeant de chaque enfant qu’il devienne élève, qu’il devienne capable du meilleur, comme le montre Descartes capable du « jugement vrai sur tout ce qui se présente à lui », ce qui est la seule finalité des études. La philosophie est bien alors couronnement des études, et, par là, chemin de la sagesse. « Apprendre, écrit Jacques Muglioni, ce n’est pas s’emparer de ce que d’autres ont fait mûrir ; c’est être capable d’attendre et de mûrir soi-même. »

Ma pensée va aussi à la Corse, son île qu’il aimait et où il était chez lui, ainsi au village de Speluncato, comme en un phare dressé entre azur et terre, montagnes élevées sur la mer, d’où la vue embrasse l’infini. Il nous faut souhaiter que ce qu’il a été et voulu, son action, continuent de servir d’exemple pour les enfants, les femmes et les hommes qui y vivent.

Voici enfin, pour lui, le rôle du philosophe : « Un grand philosophe pense plutôt contre son temps ; du moins se tient-il toujours, en un sens, à distance du présent. » Refusant la facilité des modes et des opinions, fidèle à Socrate, la pensée philosophique est libre de toute société particulière et fonde le monde de l’humanité tout entière : « la culture vraie, c’est le déracinement, du moins le recul, la distance conquise par rapport à soi. Avec la culture prise en ce sens commence la philosophie. »

Chacun en commençant à philosopher participe alors à l’unité du monde humain. Ce monde que le poète Virgile veut chanter « Arma Virumque Cano... ».